Liban, l’ébranlement du pouvoir judiciaire

Le pouvoir judiciaire est éclaboussé par les initiatives intempestives d’une haute magistrate, Ghada Aoun,  instrumentalisée par le président de la République, Michel Aoun, alors que le vice-président de la Chambre invite l’armée libanaise à prendre le pouvoir.

Une chronique de Michel TOUMA

On assiste ces temps ci au Liban à des scènes inédites qui brouillent l’image traditionnelle de cette enclave démocratique dans un Moyen-Orient en ébulition. En dépit de la mesure prise par le Procureur général, à la tête de la hiérarchie judiciaire, de la dessaisir de ses fonctions, une haute magistrate, Ghada Aoun, s’est rendue au siège d’une société de transfert de devises – la société Mecattaf – et a pris d’assaut les bureaux en défonçant les portes (1). Cette représentante du Parquet était soutenue à l’extérieur par un groupe de partisans de la formation politique fondée par le président de la République lui même, Michel Aoun.,La confusion est à son comble, l’État libanais ébranlé.

Soutenue par la Présidence, Ghada Aoun s’est lancée dans une cabale contre le Gouverneur de la banque du Liban Riad Salamé et le secteur bancaire libanais sous prétexte de vouloir « lutter contre la corruption ». Les milieux de l’opposition l’accusent en fait de faire le jeu du Hezbollah pro-iranien, allié de Michel Aoun, afin de réaliser des desseins inavouables. La population libanaise a le sentiment d’assister à une vaste entreprise de sabotage des fondements de la République libanaise.

L’armée, ultime recours 

Face à la gravité de la situation, le vice-président de l’Assemblée nationale, Elie Ferzli, a accordé à une chaîne locale une interview fracassante dans laquelle il a exhorté le commandement de l’armée libanaise de s’emparer du pouvoir, de suspendre la Constitution, d’écarter toute la classe politique et d’organiser des élections législatives. « Si l’objectif recherché est réellement de lutter contre la corruption, alors soit, a-t-il déclaré. J’appelle dans ce cas le commandement de l’armée à prendre le pouvoir et à charger un groupe de juges intègres d’entreprendre des investigations sur tous les dossiers de corruption, sans exception ».

Cette déclaration du vice-président de la Chambre a surpris nombre d’observateurs à Beyrouth du fait que le Liban n’a jamais connu de coup d’état dans son histoire et, de surcroît, dans le contexte présent, une telle option paraît difficilement envisageable en présence d’un parti, le Hezbollah, qui possède un vaste arsenal militaire illégal sur lequel il s’appuie pour soutenir le projet transnational d’une puissance régionale, l’Iran, qui ne saurait s’accommoder de la présence d’un pouvoir militaire se fixant pour objectif la mise en place d’un Etat central fort et souverain. De ce fait, les propos de M. Ferzli ont été interprétés par certains milieux politiques locaux comme une manœuvre visant à accentuer la pression sur la faction gravitant dans le giron du président Aoun. Il s’agit de l’amener, d’une part, à mettre un terme à sa campagne qui sape le secteur bancaire et, d’autre part, à rappeler à l’ordre la magistrate Ghada Aoun dont le comportement est jugé préjudiciable à la notoriété et à la crédibilité du pouvoir judiciaire libanais.

Une tourmente judiciaire !

La crise actuelle qui secoue le Liban depuis plusieurs jours puise sa source dans la ligne de conduite adoptée par Ghada Aoun depuis de nombreux mois. Les milieux de l’opposition l’accusent d’exploiter sa fonction de Procureure du Mont Liban et de profiter du soutien explicite du président de la République afin de poursuivre de manière arbitraire les activistes opposés au pouvoir et, parallèlement, de mener sa guerre ouverte, jugée injustifiée, contre le gouverneur de la Banque du Liban et le secteur bancaire.

Les sources de l’opposition affirment dans ce cadre qu’en réalité cette magistrate met en application un plan prémédité visant à « briser le secteur bancaire actuellement en place afin de permettre au Hezbollah de contrôler par la suite l’activité bancaire dans le pays ». Les mêmes sources apportent pour preuve de cette accusation la mise en place par le Hezbollah dans les régions qu’il contrôle d’une structure financière et « bancaire » totalement illégale, sous l’appellation « Kard el Hassan », avec des ATM partisans à l’appui fournissant des dollars sur base de « cartes bancaires » partisanes, le tout échappant au contrôle des autorités financières du pays.   

Dix-sept plaintes contre la Procureure 

Accusée de fermer les yeux sur cette structure financière et « bancaire » illégale du Hezbollah, la Procureure Aoun s’est vue reprocher à  plusieurs reprises d’outrepasser ses prérogatives, de se livrer à un abus de pouvoir et d’être ouvertement l’instrument de la faction politique fidèle au président de la République et alliée du Hezbollah^ ce qui lui a valu de faire l’objet de 17 plaintes devant l’Inspection judiciaire et d’être rappelée à l’ordre par le Conseil supérieur de la Magistrature.

Face à ces débordements à répétition, le Procureur général de la République, Ghassan Oueidate, a pris il y a une semaine la décision de suspendre Mme Aoun et de la dessaisir des dossiers dont elle a la charge, qui ont été confiés à trois autres magistrats. Ce qui ne l’a pas empêchée de perquisitionner dans les locaux de la société Mecattaf en violation de la mesure prise par sa hiérarchie. Du cup, elle a été convoquée mardi 20 avril par le Conseil supérieur de la Magistrature qui l’a déférée devant l’Inspection judiciaire.

Les milieux de l’opposition à Beyrouth soulignent que l’enjeu est l’instrumentalisation de la justice par le pouvoir et le Hezbollah. Il s’agit de préserver le système économique libéral et la libre entreprise qui ont de tout temps représenté l’une des raisons d’être du Liban dans cette partie du monde.

(1) Mme Aoun accuse la société en question d’avoir enfreint à la loi au niveau du transfert de devises à l’étranger. Accusation réfutée par nombre d’experts en la matière qui relèvent que la société Mecattaf en question est en charge en toute légalité des opérations de transferts de devises depuis 70 ans dans le respect des lois et des réglementations internationales, sous le contrôle de la Banque du Liban et en étroite coopération avec les grandes banques et entreprises financières internationales dans les pays occidentaux

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