Le parcours de Nabil Karoui, le patron de la première chaine de télévision tunisienne et candidat au deuxième tout des élections présidentielles, qui a été proche de tous les régimes successifs, ressemble à un feuilleton hollywoodien à la sauce tunisienne.
Un portrait signé Wicem Souissi
L’entrée en fanfare sur la scène politique de Nabil Karoui date d’un sondage publié le 24 juin 2019 qui le sacre comme le chouchou de lopinion publique ! Le 23 août, la résistible ascension de ce Rastignac est stoppée net à un péage d’autoroute, à proximité de Tunis. En surnombre manifeste, la police d’Etat exécute un mandat de dépôt inattendu de la chambre d’accusation de la cour d’appel de la capitale qui examinait, en principe, uniquement sa demande de levée de son interdiction de voyage et de blocage de ses biens mobiliers et immobilier. Le magnat des médias et de la publicité est incarcéré à la prison de la Mornaguia en banlieue.
Prisonnier de droit commun, Nabil Karoui défraie la chronique en candidat agréé à l’élection présidentielle anticipée du 15 septembre dans son premier tour et président d’un tout nouveau parti, Qalb Tounès (Au cœur de la Tunisie), qui concoure aux législatives du 6 octobre. Avec, là encore, depuis que Karoui, avec 15,5% est passé au second tour pour affronter Kaïs Saayed, en tête avec près de 19%, des perspectives d’hégémonie au parlement.
Un Bernard Tapie tunisien
Nabil Karoui reste un homme du sérail, tout au plus pourrait-on parler de dissidence du mouvement Nidaa Tounès de feu le président Béji Caïd Essebsi. Ce serait l’équivalent d’un Bernard Tapie, homme d’affaires naviguant entre socialistes et crypto-socialistes en France, s’imposant par des saillies aussi simplistes que dénuées de fondement politique, dépossédé de ses exploits industriel et financiers. Un Berlusconi, son associé en affaires? Un de ses autres associés, un Tarak Ben Ammar devenu homme politique.En fait, Nabil Karoui a sa personnalité, singulière, à peu de choses près identique à celle de son enfance et de son adolescence dont on ne le croirait pas encore sorti par l’âge adulte, 56 ans aujourd’hui.
Comme son cadet, Ghazi, en fuite, caché quelque part, sous une protection qu’on devine puissante, également accusé de blanchiment et de corruption, Nabil évolue jeune depuis un immeuble moyen du quartier hupé de El Menzah 1 de Tunis. Inscrit au collège des Pères Blancs, école publique, du quartier, il ny fait pas long feu. C’est là qu’il fréquente, avec une jalousie évidente, les « beaux matins », comme on appelle les gosses de riches mais aussi les enfants des cadres des sociétés publiques et privées, des hauts fonctionnaires de l’Etat, qui inscrivent leurs progéniture dans cet établissement à juste titre réputé.
Jalousie? Interrogé par son professeur de français sur les raisons de son retard injustifié au cours, Ghazi répond sans la moindre hésitation avec un aplomb sans bornes, et le mensonge éhonté sur les lèvres : «Madame, tous mes camarades sont fils de PDG, ce qui n’est pas mon cas. Mon père, simple directeur, n’a pas les moyens de m’offrir un parapluie. Or il a plu ce matin, et, le temps d’arriver sec en zigzaguant entre les gouttes, je n’ai pu éviter ce quart d’heure de retard, veuillez m’en excuser ».
La famille déménage dans une maison puis une autre près de l’Ariana, entrée naturelle de la route de Bizerte, ville de leurs origines. Dans leurs ambitions de drague, les deux frères, impénitents, mots joueurs et séduction facile, sont cependant sélectifs. Ils visent les filles de PDG. En commençant par les deux filles de Madame le Proviseur. Mais leurs succès sont à chaque fois de courte durée, propre à l’adolescence, certes. Lors des sorties en groupe, leur comportement frise l’incorrection quand, accompagnés par l’ouvreuse du cinéma l’Africa du temps de sa splendeur, l’un d’eux dit haut et fort : « 5 centimes chacun, les enfants », en guise de pourboire, entrainant une décision, avortée de justesse, d’exclusion de tout le groupe de lycéens de la salle.
Katoui et Karoui
Malgré un parcours scolaire sinueux, les Karoui, qui a bénéficié d’un très solide enseignement, partent, leur baccalauréaten poche, vers l’autre rive de la Méditerranée. Leur père, qui n’est pas né de la dernière pluie, les orient vers des études de commerce et de marketing, au soleil de Marseille et de Aix-en-Provence. Belle vie, pleine mer, soirées arrosées et études font bon ménage jusqu’à leurs certifications.
L’obsession de l’argent et du succès en affaires fait dire à leurs coreligionnaires des établissements universitaires de Marseille et d’Aix que « les Karoui ont ensuite réussi leur ascension sociale par le mariage ». En Tunisie, leurs épouses, qui après une lune de miel divorceront, sont des femmes de tète..
A Tunis, ils s’inspirent de Saachi and Saachi pour fonder Karoui and Karoui. Tout d’abord à la Cité Mahrajène, en bas de la colline de Notre-Dame, jouxtant Mutuelleville, autant de zones huppées de la bourgeoisie, du lycée Pierre-Mendès-France et de l’Ecole nationale d’administration, avec leur unique supermarché, représentatif de cette société de consommation dépourvue en majorité écrasante des moyens de consommer, vivant plutôt de débrouillardise quasi génétiquement acquise au fil des jours et des nuits de labeur ou de farniente en mode de vie.
Le flirt avec Ben Ali
Débrouillards, les Karoui se lancent ainsi dans le marketing publicitaire, avec notamment les vidéos et les affichages du tout-puissant Rassemblement constitutionnel (sic) démocratique (re-sic) du président Ben Ali, tombeur de Habib Bourguiba, le 7 novembre 1987, année de l’entame du Changement (de président) permanent, continuel, et sans cesse renouvelé jusqu’à la fuite en Arabie Saoudite le 14 janvier 2011, par avion avec force famille et consort Leïla Trabelsi, putative régente du pays jusqu’alors.
Mais la pub ne leur suffit pas. Ils s’imposent avec une télévision de divertissement, au départ sous couvert d’une diffusion depuis l’étranger, puis, amadouement et compromis aidant, officiellement, dans une entreprise audiovisuelle couplée avec leur talent publicitaire, progressivement étendu au Maghreb, et à d’autre régions d’Afrique, cette fois subsaharienne. « Ben Ali, notre Père qui êtes aux cieux, n’y restez point, venez avec nous, qui sommes vos disciples, sur cette bonne terre tunisienne, ses richesses et ses hommes et ses femmes », dit en substance Nabil Karoui, résolument au service du régime en général et, au premier chef, de ses intérêts particuliers.
Le retour des islamistes sur la scène politique, sortis de prison, de résidence surveillée ou d’exil comme Rached Ghannouchi, leur leader, est une aubaine. Les Karoui opèrent un retournement de veste, assez banal en vérité, mais lui donnent un tour spectaculaire : Nessma Tv, leur outil de propagande, réussit le tour de force de les transformer en victimes du salafisme en essuyant la violence d’une réaction prévisible après la diffusion du film considéré comme une profanation du sacré musulman, de l’iranienne Marjane Satrapi, Persepolis. En vérité, le doute subsiste sur une volonté délibérée de favoriser par cette diffusion une massification du corps électoral, qui allait porter le mouvement Ennahdha à la domination de l’Assemblée nationale constituante à l’automne 2011.
Au même moment, Ghazi Karoui, discret, entouré dans ses bureaux d’une armée de juriste, est aux anges, il a déjà réalisé un rêve de jeunesse, voire de petite enfance en ayant d’ores et déjà acquis la Batmobile du Batman de ses fantasmes juvéniles, véhicule qui fait le soir de temps à autre le tour de la cité Jardins, près de la place Pasteur, de l’Institut éponyme.
Le deal Ghannouchi/Beji
Nabil, lui, entre en politique. Il est des soutiens du premier ministre sortant, Béji Caïd Essebsi pour contrer la mouvance islamiste, au pouvoir et mettre sur orbite Nidaa Tunès (l’Appel de Tunis) en vue des présidentielles et des législatives promises, repoussées, renvoyées puis, finalement décidées, une fois la nouvelle constitution approuvée. L’aîné des Karoui est des organisateurs qui permettent la connivence, dans une réunion parisienne de salon, entre Ghannouchi et Essebsi pour, derrière la mascarade du consensus nécessaire, se partager un pouvoir ramassé à la va-vite.
A la première escarmouche, Karoui se croit déjà Chef du gouvernement. Puis déchante. Un accident de la route de son fils, emporté vers la mort, est l’occasion d’une pause, d’un arrêt de contemplation, dit-on en arabe. C’est l’adaptation d’une ambition politique aux circonstances tout aussi politiques, et la satellisation d’une activité caritative, portant le prénom de son fils décédé, Khalil, en direction des petites gens, laissés-pour-compte d’un système à bout de souffle, jamais changé depuis les émeutes du pain du 3 janvier 1984 consécutivement à une augmentation des prix des produits de première nécessité, elle-même consécutive à l’octroi populiste d’une augmentation dite provisoire des salaires de base décidée, contre l’avis d’un ministre des finances s’arrachant les cheveux, par le premier ministre Mohamed Mzali, immédiatement affublé du sobriquet de chèque sans provision par un peuple quoi qu’on en dise lucide.
Nabil Karoui, lui, distribue des denrées aux pauvres, les soigne à vitesse grand V, et se vante d’avoir visité dix fois plus de contrées tunisiennes que Bourguiba sillonnant son pays pour conscientiser ses compatriotes contre le protectorat français. Le charlatanisme atteint des sommets auxquels ne manque plus qu’une production à la Cécile B. Demille, il y a seulement Nessma Tv, qui spectatularise chaque soir les offrandes alimentaires et médicales de Karoui aux déshérités, branchés sur des séries turques larmoyantes à dessein au point d’en délaisser le peu de travail qui s’offre à eux comme gagne-pain.
La course contre la montre
L’effet sur les sondages d’opinion est d’une redoutable efficacité. Annoncé le 24 juin 2019 premier présidentiable par Sigma Conseil de l’inénarrable Zargouni, Nabil Karoui est contré deux jours plus tard par une prposition de loi du chef du gouvernemen, Youssef Chahed, adoptée par l’Assemblée des représentants du peuple dans une course contre la montre plongeant le pays dans l’incertitude avec un premier malaise du président Essebsi et des interrogations intenses sur une loi d’exclusion à géométrie variable selon les personnalités à exclure. Finalement non promulguée par un chef de l’Etat dont on ignore s’il accrochait sa vie aux délais de forclusion de sa signature du texte pour publication au journal officiel ou si sur son lit de partance il s’offrait un pied de nez à son ennemi juré, le président du gouvernement, ou encore si en homme d’Etat qu’il ne fut jamais, il prenait enfin soin de l’ordre public et de la justice, cette loi d’exclusion est enterrée, laissant à Karoui la voie ouverte pour briguer la présidence de la république. C’était méconnaître Youssef Chahed, la quarantaine, qui le fait arrêter, incarcéré et le soumet, avec son parti, Qalb Tounès, à une campagne électorale présidentielle sans voix du candidat.
Qu’on ait voulu porter sur les fonts baptismaux sa candidature, on ne s’y serait pas pris autrement. Mais cette victimisation est le résultat d’un constat du doyen des fiscalistes tunisiens, Habib Ayadi : les quadra, mais pas seulement, ne saisissent pas, en Tunisie, que le succès de leurs entreprises n’est pas uniquement le fruit de leur intelligence, s’ils en ont ; mais de celle-ci, si elle existe, conjuguée avec les infrastructures qu’ils doivent contribuer à financer par leur impôt réglé, ce qui est un conflit perpétuel, aux ramifications pénales, des Karoui avec l’Etat.
Toutefois, malgré tout, c’est en candidat dissident en apparence d’un système vieux de 65 ans que Nabil franchit le pont du 1er tour pour affronter, sans doute libre de ses mouvements, le vainqueur des 26 postulants, Kais Saiyed, contraignant les électeurs à un choix qu’à l’occidentale on qualifie entre peste et choléra.
Une débandade généralisée
Picsou avéré, Nabil Karoui rappelle « Demain ne meurt jamais », où James Bond met un coup d’arrêt à la volonté de domination mondiale d’un titan terrestre des medias qui provoque une guerre mondiale en mer de Chine. Président, le patron de Nessma TV serait bien capable, grâce à ses liens avec Abdelkrim Belhadj, longtemps le patron des milices islamistes de Tripolitiane, et avec le président turc Erdogan, de provoquer une sérieuse ère de trubulences entre la Libye et la Tunisie.
Nabil Karoui, cet Iznogoud tunisien qui rève d’être Calife à la place du Calife, provoquerait en étant élu la débandade généralisée que Goscinny décrit dans ses bandes dessinées