Un an après le début du Hirak, le grand journal américain constate le retour de la répression en Algérie, alors que la presse française semble se concentrer exclusivement sur le cas du correspondant de TV5 condamné à deux ans de prison. Voici le texte du quotidien américain
“Nous faisons marche arrière à toute vitesse”, déplore une des figures de proue du mouvement qui a renversé l’ancien chef d’état Abdelaziz Bouteflika. »
« ALGER — Depuis un palais de style mauresque sur les hauteurs aérées de la capitale algérienne, le président de la nation assure que son pays connaît un jour nouveau, désormais “libre et démocratique”. L’ancien régime corrompu — au sein duquel il a bâti sa carrière — est chose du passé, insiste-t-il.
“Nous construisons ici un nouveau modèle”, explique le président Abdelmadjid Tebboune, 75 ans, au cours d’une entrevue de plusieurs heures dans son somptueux bureau, entouré de conseillers et fumant à la chaîne. “J’ai décidé de frapper fort en instituant une nouvelle politique et une nouvelle économie”.
Mais les habitudes ont la vie dure dans ce pays du Maghreb qui a connu près de 60 ans de répression, d’ingérence militaire, d’élections truquées, et très peu de démocratie. Dans les rues voisines de la présidence, les vieilles réalités de l’Algérie ont repris le dessus.
L’état emprisonne les dissidents, et les sièges sont à vendre — pour environ $540 000, d’après les aveux à la justice d’un parlementaire — dans ce même parlement qui a ratifié la nouvelle constitution de M. Tebboune, rédigée après son accession au pouvoir suite à une élection contestée en décembre. L’opposition, elle, est affaiblie par son manque de leaders et l’absence d’un projet alternatif cohérent pour le pays.Un an après qu’un soulèvement populaire ait chassé du pouvoir Abdelaziz Bouteflika, l’autocrate au pouvoir depuis 20 ans, et conduit l’armée à emprisonner une grande partie de l’oligarchie dirigeante, l’espoir d’un changement radical du système politique et d’une vraie démocratie en Algérie retombe.
“Nous faisons marche arrière à toute vitesse”, déplore Mohcine Belabbas, un élu de l’opposition qui a joué un rôle important dans le soulèvement.
Il y a aujourd’hui deux récits politiques en Algérie: celui de M. Tebboune, du haut de son bureau, et celui de la rue.
Le soulèvement de la rue qui a commencé l’année dernière, connue sous le nom de Hirak, avait d’abord paru annoncer une nouvelle ère, dans un pays longtemps étouffé par ses militaires. Mais l’incapacité du mouvement à se regrouper derrière des dirigeants et à s’accorder sur des objectifs a créé un vide. Les vestiges de l’appareil répressif algérien et ses puissants services de sécurité sont rapidement intervenus pour le combler.
D’autres militants progressistes du monde arabe suivaient avec envie, semaine après semaine, les dizaines de milliers de manifestants pacifiques contre le régime de M. Bouteflika, paralysé depuis 2013 après un accident vasculaire cérébral. Le Printemps arabe avorté de la fin 2010 semblait enfin près d’aboutir.
L’Algérie, pièce maîtresse et insulaire du Maghreb, dixième producteur mondial de gaz naturel, possède la deuxième plus grande force armée d’Afrique, d’après certaines estimations. Le pays est un des meneurs des pays non-alignés depuis qu’il a arraché son indépendance à la France il y a 58 ans.
L’armée s’est très vite imposée sur la scène politique et n’a cessé d’y jouer un rôle capital, ouvertement ou en coulisses. La guerre civile avec les islamistes dans les années 90, qui fit près de 100 000 morts, n’a fait que consolider cette influence.
Les uniformes de police sont omniprésents à Alger, mais les forces de l’ordre n’ont pas tiré sur les manifestants du Hirak en 2019, les deux côtés se contentant d’un face-à-face plein de méfiance.
L’armée a fini par forcer M. Bouteflika et son gouvernement à quitter le pouvoir, mais cela n’était plus suffisant pour les manifestants. Ils exigeaient une refonte complète de la classe politique du pays, l’élection d’une nouvelle assemblée constituante pour remplacer le parlement discrédité, et le retrait définitif des forces armées de la politique.
Ils estimaient également prématurée la tenue d’élections présidentielles que souhaitait l’armée. Mais le tout-puissant chef de l’état-major, Ahmed Gaid Salah, a fait fi de leurs demandes.
La candidature de M. Tebboune, un éphémère premier ministre sous M. Bouteflika, est soupçonnée d’avoir été soutenue par M. Gaid Salah. Moins de 10 % de la population a participé au vote qui l’a élu, selon l’opposition; M. Tebboune, lui, affirme que le taux de participation a été de 40 %.
Il a débuté sa présidence avec quelques gestes de bonne volonté comme la libération de certains manifestants. La pandémie du coronavirus a mis fin aux manifestations et, depuis, le gouvernement joue à cache-cache avec ce qu’il reste du Hirak, arrêtant les uns et relâchant les autres.
La pandémie sied au penchant insulaire du pays, offrant au gouvernement un prétexte pour resserrer les frontières et interdire l’entrée aux étrangers. En conséquence, les infections et le taux de mortalité sont bas, et les étrangers sont presque complètement absents des rues décaties du centre-ville d’Alger.
L’arrestation et la condamnation de l’un des plus célèbres journalistes du pays, Khaled Drareni, 40 ans, a durci le ton dans la rue et répandu la peur dans la presse algérienne. Éditeur du très populaire site d’information Casbah Tribune et correspondent pour la chaîne TV5Monde, M. Drareni couvrait le Hirak avec un mélange de militantisme et de détachement.
“Ce système se renouvelle sans cesse et refuse le changement”, a-il écrit lors du soulèvement de l’année dernière. “Lorsque nous appelons à la liberté de la presse, on nous répond par la corruption et l’argent”.
Cette dernière remarque a piqué au vif les autorités. Le 15 septembre, M. Drareni a été reconnu coupable d’“atteinte à l’unité nationale” et condamné à deux ans de prison.
“Khaled Drareni, journaliste indépendant !” scandait la foule devant le tribunal ce jour-là, avant que la police ne les disperse. “Dégagez!” intima un policier en civil musclé aux manifestants, tandis que ses collègues poussaient sans ménagement une jeune femme et un vieil homme dans un fourgon de police.
“Il n’avait même pas de carte de presse”, fulmine le président Tebboune lors d’une entrevue, qualifiant M. Drareni de militant aux qualifications douteuses. Dans le passé, M. Drareni a cependant interviewé M. Tebboune en personne, ainsi qu’Emmanuel Macron.
Tout au long des trois heures et demie que dura l’interview, M. Tebboune a tenu un discours à l’opposé absolu, celui d’un pays désormais “libre et démocratique”. Il a ensuite encouragé ses ministres, d’habitude réticents, à se laisser interviewer, allant même jusqu’à encourager son chef d’état-major, d’ordinaire inaccessible aux médias, à s’y prêter également.
“L’armée est neutre”, grommelle le général Saïd Chengriha, un vétéran grisonnant de la guerre civile, qui a succédé à M. Gaid Salah, mort d’une crise d’attaque en décembre 2019.
“Comment voulez-vous que nous soyons impliqués en politique ? Nous ne sommes pas du tout formés pour ça”, assure ce général de 75 ans depuis le camp de l’armée sur les hauteurs d’Alger.
Mais faire marche arrière sur des décennies d’histoire n’est pas chose facile.
Le général et le président affirment se réunir au moins deux fois par semaine pour s’entretenir de la situation du pays, qui est de plus en plus instable en raison de la baisse du prix du pétrole. Le pétrole et le gaz constituent plus de 90% des exportations de cette nation majoritairement désertique. Pour régler la lourde facture de ses régimes sociaux tout en maintenant un budget à l’équilibre, l’Algérie doit pouvoir compter sur un prix du baril supérieur à 100 dollars. Il stagne aujourd’hui autour de 40 dollars.
Il y a une chose dont M. Tebboune est certain : le mouvement de contestation citoyenne est terminé.
“Reste-t-il quoi que ce soit du Hirak ?” demande-il avec dédain lors de l’entrevue.
M. Tebboune préfère parler de changement, vantant sa nouvelle constitution qui limite à deux le nombre de mandats présidentiels et reconnaît des droits à l’opposition, du moins aux yeux de ses partisans. Mais cette semaine, M. Belabbas, l’opposant politique, s’est vu menacé de perdre son immunité parlementaire.
Et si le président parle d’une Algerie nouvelle, il adopte le langage de son prédécesseur autocrate pour évoquer les dissidents.
“Tout le monde a droit à la liberté d’expression, mais seulement s’ils respectent l’ordre”, dit-il. “Il est normal que quelqu’un qui insulte et qui attaque les symboles de l’état finisse au tribunal”.
La révolte algérienne contre l’état français il y a plus de 58 ans était minée par son manque d’un chef reconnu. Cette même réticence à désigner des meneurs, une tactique pour esquiver la répression, fragilise maintenant le Hirak.
Les meneurs du mouvement d’opposition ont refusé d’engager le dialogue avec les héritiers de l’autocrate destitué, y compris avec le nouveau président.
Protégé par de hautes grilles cadenassées et les policiers en civil qui arpentent les rues environnantes sous un soleil brûlant, M. Belabbas reconnaît que les manifestants ont clairement exprimé ce contre quoi ils s’élevaient, à savoir le système politique algérien, mais moins clairement ce qui devait le remplacer.
“Nous n’avons jamais réussi à définir ce pour quoi nous nous battions”, ajoute M. Belabbas, qui préside le Rassemblement pour la culture et la démocratie et siège au parlement.
Face à cela, les Algériens ordinaires sont à la fois sceptiques concernant les promesses de M. Tebboune et de sa nouvelle constitution, découragés par la défaite du Hirak, et fâchés par l’emprisonnement de M. Drareni.
“Pour résumer, un journaliste parle. On le met en prison. Et c’est ça qu’on appelle la démocratie?” s’indigne Isa Mansour, gérant d’un magasin de vêtements dans le quartier populaire de Belouizdad où a grandi Albert Camus il y a 100 ans.