Le Mali en quête d’un Etat

Marc-Antoine Pérouse de Montclos a codirigé l’ouvrage La Tragédie malienne (Editions Vendémiaire). Il livre son analyse des maux structurels du pays, qui dépassent largement le danger islamiste. Entretien

la_tragédie_malienneMondafrique. L’ouvrage que vous avez codirigé La tragédie malienne propose une lecture profane de la crise, selon vous est-ce que la lecture confessionnelle a pris trop de place dans l’analyse des causes ?

Marc-Antoine Pérouse de Montclos. La lecture qui a été faite en France de la crise au Mali revient souvent à situer ce pays comme étant sur une ligne de fracture civilisationnelle entre l’Afrique musulmane du Nord et l’Afrique subsharaienne qui serait d’avantage chrétienne. De ce point de vue la lecture confessionnelle a pu induire en erreur.

Maintenant je ne veux pas nier non plus que un des ressorts de la conflictualité au Mali était qu’il y avait des groupes qui avaient un agenda religieux. Travailler sur les profondes transformations que connaît l’Islam au Mali aujourd’hui ça n’est pas aberrant. C’est une chose que de vouloir renvoyer la conflictualité à des oppositions confessionnelles, et une autre de comprendre comment l’Islam se réforme, comment il essaye de s’adapter à la modernité et ce de manière plus ou moins violente.

Dans l’ouvrage, Gilles Holder analyse les transformations profondes que connaît l’Islam, de mon point de vue c’est tout à fait pertinent. Ça ne s’oppose pas à une lecture profane. Par ailleurs, il est évident que la conflictualité au Mali ne se résume pas à une question religieuse.

Mondafrique. Vous semblez aussi rejeter les prismes d’ « arc de crise » ou de « théorie des dominos » qui sont souvent utilisés pour la région du Sahel. Comment expliquez-vous le succès de ces approches dans le dossier malien ? Est-ce que ça a un lien avec l’interventionnisme ?

MA.PM. Il faut distinguer deux choses. Il y a les effets de mode, aujourd’hui ça fait bien de parler d’arc de crise, ça permet de vendre du papier. On nous vend l’idée d’une internationale islamiste qui serait la menace mondiale du XXIème siècle, donc le fait que des conflits soient interconnectés.

Mai au-delà de ce phénomène, il y avait effectivement un aspect très pratique pour justifier une intervention militaire de la communauté internationale, en l’occurrence de la France. Le chapitre VII de la Charte des Nations Unies prévoit la possibilité d’une intervention armée en cas de menace de la paix mondiale. Or on ne pouvait pas dire que la prise de pouvoir à Tombouctou et quelques lapidations menaçaient la paix mondiale. Il fallait démontrer que cette prise du pouvoir par des groupes islamistes dans le Nord du Mali allait rayonner comme une espèce de cancer qui allait se répandre sur l’ensemble de la région. D’où la remise en vigueur de cette vieille théorie des dominos qui date de la guerre froide et de la prise du pouvoir par les communistes dans la péninsule indochinoise. Dans le discours politique de la France, pour justifier l’opération Serval, il était dit que la question n’était pas seulement de restaurer la souveraineté du Mali dans le Nord du pays mais également de protéger les pays voisins du danger jihadiste.

Mondafrique. Dans l’ouvrage vous faites attention à ne pas nier les facteurs internationaux. Quel est leur rôle finalement ?

MA.PM. Ces facteurs exacerbent des tensions, ils ne créent pas des conditions de conflit. On ne me fera pas croire que il y a eu un conflit touareg au Nord du Mali parce qu’il y a eu la chute de Kadhafi, ce conflit touareg existe depuis au moins 1963 voire même 1916. Le fait que ces miliciens touaregs pro Kadhafi soient revenus au Mali a contribué à accélérer le conflit. S’il n’y avait pas eu de conflit contre le pouvoir central à Bamako des hommes en armes seraient arrivés dans le Nord Mali, il y aurait eu un surplus de banditisme mais pas de sécession.

Donc les facteurs internationaux peuvent jouer un rôle. Il ne faut pas nier l’impact de la circulation des armes et des hommes dans cette région poreuse. D’ailleurs AQMI c’était d’abord le GIA puis le GSPC d’Algérie donc on ne va pas exclure les effets de cette porosité. Indéniablement, il y a une transmission de conflictualité qui passe d’un pays à l’autre mais pour autant ça n’est pas ça qui pose les conditions d’un conflit.

Mondafrique. L’ouvrage souligne les limites de l’Etat : souveraineté, légitimité, institutions faibles. D’où vient cette faiblesse des institutions ?

MA.PM. Aujourd’hui au Mali, il ne faut pas renforcer, mais presque construire un Etat qui n’a jamais été solide. S’il y a bien un héritage colonial, c’est la faiblesse de l’Etat. Il s’agit d’une société et d’un territoire qui ont été créés à l’emporte-pièce. Le Mali était conçu essentiellement comme un réservoir de main-d’œuvre y compris d’ailleurs de tirailleurs sénégalais ou de gens qui allaient travailler dans ce qui est aujourd’hui la Côte d’Ivoire. Donc ça a été une colonisation à moindre coût.  Il y a bien eu quelques efforts de développement avec l’office du Niger pour le coton et l’irrigation autour du fleuve Niger, mais ce n’était pas une colonie qui était le socle de l’influence française en Afrique.

Le cas malien est différent du Sénégal et dans une moindre mesure de la Côte d’Ivoire, où se développait une vraie tentative de colonisation des esprits. Dans l’ouvrage, Francis Simonis explique que le Mali, à l’époque Soudan français, a été gouverné par des militaires et pas par le ministère des Colonies et des civils. L’objectif était d’occuper le territoire, la construction d’un Etat n’était pas prévue. Résultat, au moment de son indépendance, le Mali était structurellement beaucoup plus faible que ne l’était le Sénégal. Y compris d’ailleurs dans ses pratiques démocratiques. Ce n’est pas un hasard non plus si le Sénégal est aujourd’hui beaucoup plus une démocratie que le Mali. Il y a derrière une qualité d’institutions qui n’est pas la même.

Il faut ensuite éviter de tout mettre sur le compte des Français. Il y a eu le centralisme démocratique de Modibo Keita à l’indépendance puis la dictature militaire de Moussa Traoré. Ils ont précipité le Mali dans les bras de l’Union soviétique. Ainsi le pays s’est retiré de la zone Franc CFA et par là de l’économie-monde. Par la même occasion le Mali s’est coupé de la circulation des savoirs et de l’éducation. Ces directions politiques ont contribué à accélérer le retrait du Mali qui était déjà l’un des pays les moins développés de la région avec le Niger.

Mondafrique. Aujourd’hui quels sont les obstacles internes à ce renforcement ou construction de l’Etat ? Les revendications sécessionnistes ?

MA.PM. Les défauts des institutions, leur faiblesse, sont les premiers obstacles. L’idée répandue que le pouvoir c’est la force pose aussi un problème quant au partage du pouvoir par les Bambaras. De manière plus conjoncturelle, il y a aussi le problème de la légitimité du pouvoir même si les dernières élections ont enregistré un taux de participation record.

Sur les aspirations sécessionnistes il faut être prudent. Je pense que c’est parce qu’il y avait un vide juridique à Bamako qu’une minorité de la minorité Touareg en a profité pour déclarer l’indépendance. Il y avait des velléités politiques pour négocier l’autonomie politique mais il est discutable qu’un projet de sécession fasse consensus dans le nord. Nous n’avons pas d’éléments probants pour le dire. Les Maliens du Sud vont jusqu’à dire que le MLNA était un « facebook group » avec un projet constitué par des émigrés. La menace sécessionniste est brandie comme un mot mais elle n’est pas forcément très populaire.

Mondafrique. Est-ce que Ibrahim Boubacar Keïta est en position d’enclencher cette construction de l’Etat ?

MA.PM. On peut noter que les élections se sont mieux passées que ce qu’on imaginait. Il y a eu un fort taux de participation, autour de 50%. Dans les années 1990 on était à 25 ou 30% de participation. Il y a donc eu un vote massif. À mon avis il ne s’agit pourtant pas d’un vote en faveur d’IBK mais plutôt de la restauration d’un ordre politique et d’un Etat. Les Maliens du Sud étaient sincèrement apeurés par les jihadistes. Non seulement parce que le modèle jihadiste n’est pas le leur, ils sont plutôt modérés, mais aussi par peur du déferlement de gens qui viennent du désert et du Nord. On a beau dire qu’il y a un fantasme dans la vision de la ligne fracture Nord-Sud, le ressenti et la peur des Bambaras qui vivent à Bamako sont forts.

Les Maliens ont voté pour IBK non pour sa personne mais pour sa capacité à restaurer l’ordre et à stabiliser la situation. Je ne suis pas convaincu que les Maliens se faisaient des illusions sur la capacité d’IBK à trancher avec les pratiques du gouvernement d’Amadou Toumani Touré. Keïta était lui-même un homme du système, même s’il en a ensuite été victime. C’est le paradoxe d’IBK. Il ne faut pas s’attendre à ce qu’il soit un homme de rupture par rapport à certaines pratiques : achat de voix, achat de vote, compromissions.

Mondafrique. Depuis le déclanchement de l’opération Serval on parle beaucoup d’aide au développement pour le Mali. Vous ne croyez pas en cette approche pour aider le pays, pourquoi ?

MA.PM. D’abord, cette mini guerre, par rapport à d’autres, n’a pas eu de conséquences très importantes sur l’économie du pays. C’est une économie agricole avec peu d’industries ou de services et l’agriculture est surtout dans le Sud, zone peu touchée par les combats. Donc de ce point de vue l’économie ne sera pas un obstacle à la reconstruction. Il faut se prémunir contre quelques stéréotypes qui laissent croire que c’est le développement qui va permettre d’assoir la stabilité, la sécurité et la paix. Très vite on en déduit que l’aide au développement va être un des enjeux majeurs pour le Mali. Pourtant, il y avait déjà beaucoup d’aides avant la crise de 2012 et ça n’a pas empêché à la situation de dégénérer. L’exemple du Rwanda dans le domaine est flagrant. Juste avant le génocide de 1994, c’était le pays qui avait le plus fort taux d’aide internationale par habitant.

Selon moi, la volonté politique de trancher avec la démocratie de façade qui existait auparavant peut aider à construire le pays. Et non les fonds d’aides, comme on l’entend souvent. Il existe des remises de fonds des migrants maliens non négligeables, elles sont plus importantes que les investissements étrangers ou l’aide au développement (même si les chiffres sont entrain de changer parce que beaucoup d’argent a été proposé ces derniers temps). De l’argent arrive donc mais il est détourné. Il permet de constituer des clientèles régionales et à IBK d’acheter du pouvoir et du consentement, pas à développer ou renforcer la qualité des institutions.

Mondafrique. On entend souvent parler de l’objectif de renforcement de l’armée comme un moyen d’établir la souveraineté de l’Etat. Qu’en pensez-vous ?

MA.PM. Il ne peut y avoir d’armée avec les institutions actuelles. On peut même se demander s’il y a déjà eu une armée. D’autre part, on ne peut essayer de restaurer la souveraineté d’un Etat qui reste à construire. Quand l’intervention française disait « on va rétablir la souveraineté de l’Etat malien sur le Nord » soit, mais de quel Etat parle-t-on ? Tant que le problème des institutions n’a pas été réglé, ce qui ne se fait pas du jour au lendemain, ces questions ne sont pas d’actualité.

Sur des points purement militaires, l’armée française est là pour rester un bon bout de temps, il ne faut pas se leurrer. Elle aura pour tâche de combattre les groupes terroristes qui agissent dans la région. Les casques bleus onusiens (constitués des troupes de l’UA) vont s’occuper du maintien de l’ordre dans les villes. Nous savons très bien que si les forces étrangères s’en vont demain, Les groupes jihadistes risquent de se reconstituer et de revenir prendre le pouvoir. Il n’y a simplement pas d’armée malienne, là-dessus il faut arrêter de se raconter des histoires.

Mondafrique. L’ouvrage parle d’Etat Nation. Est-ce un modèle possible pour le Mali au regard d’une opposition flagrante de romans nationaux ?

MA.PM. Alors c’est vrai qu’il y a un roman national qui est formé surtout par des Bambaras et qui ne correspond pas forcément aux réalités sociales des autres groupes. Mais après tout on peut dire ça des Français et des Bretons, ça n’est pas une spécificité malienne. Ce sera donc un obstacle oui, mais pas forcément rédhibitoire, il suffit de jeter un œil sur l’Ecosse ou la Catalogne pour s’en convaincre.

Après il y a cette problématique de décentralisation administrative. Elle a souvent été accusée d’avoir favorisé les tendances centrifuges de l’Etat malien. C’est à la foi un problème et une solution. Est-ce que ca va jouer contre l’Etat ? Pas forcément mais ça peut.

Mondafrique. Est-ce qu’une démarche de réconciliation est possible au Mali pour permettre d’intégrer les différents groupes ethniques dans l’Etat ?

MA.PM. Il n’y aura pas, à mon avis, de commission vérité et réconciliation comme il y a pu y avoir en Afrique du Sud. Pour cela, il faudrait quelqu’un de la trempe de Nelson Mandela et je ne pense pas que IBK pourra jouer ce rôle.