Après un énième complot déjoué contre sa personne il y a quatre jours, et l’arrestation de militaires et de civils soupçonnés de vouloir sa perte, Ibrahim Traoré s’en remet plus que jamais au cercle de sa famille proche pour continuer de gouverner le Burkina Faso d’une poigne de fer.
Par Serigne Délaya
Il se dit héritier de Thomas Sankara, lève le poing gauche et psalmodie quelques slogans révolutionnaires. Les panafricanistes nostalgiques du grand leader burkinabè l’ont vite reconnu comme tel. Et pourtant, inutile de gratter longtemps pour se rendre compte non pas des différences mais des contradictions profondes entre les deux hommes. La conception du pouvoir de Thomas Sankara n’a rien à voir avec celle du capitaine Ibrahim Traoré, dit IB. Le premier a refusé d’associer les siens à la gestion du pouvoir. Le second ne fait que ça.
Autour d’IB, dans l’ancienne bâtisse coloniale au quartier Koulouba de Ouagadougou qui fut longtemps le siège de l’autorité – jusqu’à la construction, début 2000, de l’immense et moderne palais de Kosyam – c’est la famille qui règne.
L’aîné, Inoussa Traoré, a été dès l’accession au pouvoir de son frère nommé « Haut Représentant » du Président, un poste non prévu officiellement mais qui fait de son titulaire un vice-président de fait, avec des rôles officiels désormais connus. Le frère cadet Kassoum Traoré n’a, lui, officiellement, aucune fonction. Mais son petit bureau attenant à celui du Président ne désemplit pas, selon les assidus du palais.
L’homme de cabinet
Les frères Traoré se sont bien partagé les rôles. L’aîné épaule le Président dans les fonctions politiques. Il dirige un shadow cabinet, qui réunit régulièrement les poids lourds du gouvernement pour délibérer sur les dossiers difficiles et préparer les décisions présidentielles : le Premier ministre De Tambella, le ministre de la Fonction Publique Basolma Bazié, le ministre de la Communication, porte-parole du gouvernement, Emmanuel Ouédraogo et le ministre de la Défense, par ailleurs oncle de la fratrie, le général Kassoum Coulibaly.
L’un des dossiers auquel le Président de la transition tenait particulièrement était celui de la maîtrise de la justice. Il vient d’y parvenir sans coup férir par une révision constitutionnelle qui remet les procureurs sous la coupe du ministre de la Justice. En effet, avec l’insurrection de 2014, le Burkina Faso avait osé une réforme audacieuse de la justice. Tous les magistrats, y compris les procureurs, échappaient à la tutelle du ministère, situation inédite en Afrique. Des juges qui n’obéissent pas : cela n’était plus supportable pour le capitaine Ibrahim Traoré qui veut mettre tout le Burkina au pas. La réforme de la Constitution lui permet désormais de dicter ses volontés aux juges et de légaliser les enlèvements de dissidents qui commençaient à devenir problématiques pour le régime.
Inoussa Traoré est aussi l’interface du capitaine avec les hommes d’affaires et les partenaires spéciaux du pays. Il a installé pour cela un ministère des Affaires étrangères bis. En août 2023, à l’insu d’Olivia Rouamba, la ministre des Affaires étrangères de l’époque, il a établi des documents diplomatiques à l’intention du Prince saoudien, pour une visite officielle qui vit Inoussa Traoré bombardé « Haut Représentant » du Président de la transition. Agacés, les services de la ministre avaient complaisamment fait fuiter l’information. Inoussa Traoré en avait été fortement contrarié et s’est vengé à travers la publication de photos compromettantes de Mme Rouamba. Depuis cet épisode, la ministre se savait en sursis. Le 18 décembre, alors qu’elle était en visite officielle en Serbie, elle a appris son limogeage du gouvernement.
L’homme de la rue
Inoussa Traoré fait et défait les ministres. Son jeune frère, Kassoum, lui, gère la rue. Il anime et entretient une myriade d’organisations de la société civile que les Burkinabè appellent les « Wanyiya », du mot d’ordre de ralliement des partisans du capitaine, mobilisés en continu depuis le mois de septembre 2023. Les projets de coup d’état réels ou imaginaires déjoués ne se comptent plus. Les Wanyiyans, au moins autant que les militaires, sont la base sociale du pouvoir du capitaine IB.
Le 1er octobre 2022, alors que la victoire n’avait pas encore choisi clairement son camp et que le rapport de force militaire était largement en sa défaveur, le capitaine Traoré, inconnu de la majorité des Burkinabè, lance le premier mot d’ordre contre la France. Il accuse les soldats français de la Force Sabre, stationnés à Kamboisin, d’avoir donné refuge au lieutenant-colonel Damiba que ses camarades et lui tentent de renverser. Cette stratégie fut payante : des milliers de jeunes perfusés à la nouvelle idéologie panafricaine anti-française prennent d’assaut les rues de la capitale et font tomber le lieutenant-colonel Damiba, contraint de signer sa lettre de démission. Depuis lors, les partisans d’IB, arbitres décisifs du coup d’Etat, n’ont plus quitté les rues. Ils ont même rebaptisé le rond-point des Nations Unies, dans le centre de Ouagadougou, en rond-point Ibrahim Traore. Ils se sont organisés en associations et en fédérations, comme celle des leaders panafricains dirigée par le radical Mohamed Sinon, arrêté et emprisonné par la suite pour avoir appelé au meurtre de journalistes et accusé la gendarmerie de sabotage de la lutte antiterroriste. Ces associations poussent comme des champignons. Elles vivent – largement – des subsides que distribue Kassoum Traoré, qui évolue entre les deux principales villes du pays, Ouagadougou ( la capitale politique) et Bobo Dioulasso (la capitale économique) pour veiller sur les mobilisations, régler les querelles de personnes et satisfaire les nombreuses doléances financières des nouveaux «entrepreneurs politiques». Parmi eux, figurent parfois des aventuriers qui ont disparu avec la caisse. Mais ce sont les risques du métier et le jeune Kassoum Traoré semble plutôt bien s’en débrouiller jusqu’ici.
Le militaire
Promu général de brigade au dernier trimestre 2023, Kassoum Coulibaly était jusqu’à l’avènement de son neveu un officier sans relief, connu plutôt pour ses frasques sur les réseaux sociaux sous le surnom de « Coul Kass ». Nommé ministre d’Etat en charge de l’armée dès le premier gouvernement d’Ibrahim Traoré, il a pour mission de maîtriser les officiers supérieurs. Ces derniers n’ont toujours pas digéré d’être placés sous les ordres d’un capitaine, n’étant pas issu, de surcroît, de la prestigieuse école militaire des enfants de troupe, le Prytanée militaire du Kadiogo (PMK). La mission de l’oncle du Président était initialement de tenir les officiers supérieurs en laisse jusqu’à ce que le capitaine ait repris l’armée en main, ce qui semble désormais accompli. Les principaux commandements ont été ramenés au grade de capitaine et la création de nombreuses brigades d’intervention rapide (BIR) ont permis de noyauter les anciennes structures de l’armée. Ainsi, les officiers supérieurs ont été désactivés et progressivement neutralisés. Le dernier acte de ce processus est l’arrestation dimanche de l’ancien chef d’état-major de la gendarmerie, le lieutenant colonel Evrard Somda, accusé d’avoir joué un rôle dans le dernier complot en date.
En dehors des membres de sa famille, le capitaine Ibrahim Traoré n’a confiance en personne. Il se méfie même du capitaine Oumarou Yabré, directeur général de l’Agence Nationale des Renseignements (ANR), le plus médiatique des 13 capitaines auteurs du coup d’Etat qui l’a porté au pouvoir le 30 septembre 2022. De temps en temps, les proches d’IB font circuler contre lui des rumeurs pour le fragiliser et le jour venu, pourquoi pas, le faire tomber.
Le plus riche homme d’affaires du pays dans le collimateur
La stratégie avec les opérateurs économiques est la même. Le plus influent d’entre eux, Mahamadou Bonkoungou, le patron du puissant groupe EBOMAF, vient d’en faire les frais. Bien qu’on lui prête la trésorerie du coup d’Etat de septembre 2022, la première fortune du pays est devenu un homme à abattre. Même s’il semble avoir beaucoup moins lu que son maître Thomas Sankara, IB a peut-être retenu la maxime de Machiavel : « si tu es cause que quelqu’un devienne roi, tu cours à ta perte ».
Toujours dans le cadre du démantèlement, dixit le communiqué du gouvernement publié jeudi, «d’un réseau de déstabilisation du Burkina Faso», le directeur de cabinet de Bonkoungou a été placé aux arrêts en même temps que plusieurs militaires. Prosper Bassolé est par ailleurs le cousin de l’ancien ministre des Affaires étrangères de Blaise Compaoré, Djibril Bassolé, installé en France, auquel on prête maints complots.
Les services de communication du groupe EBOMAF, qui s’active du BTP à l’aéronautique et la banque, ont immédiatement lâché Bassolé, affirmant dans un communiqué qu’il était poursuivi « comme citoyen ordinaire et non comme directeur de cabinet de EBOMAF ». N’empêche, cet empressement n’a pas suffi à masquer la tension qui s’est désormais installée entre l’homme d’affaires et le capitaine.
Quand le lieutenant-colonel Damiba qu’il avait soutenu en janvier 2022 a commencé à lui échapper, le richissime entrepreneur s’est rapproché des jeunes capitaines qui gravitaient au sein de l’organe militaire. C’est Bonkoungou, semble-t-il, qui appelle son ami le Président bissau-guinéen Cissoko Emballo et lui passe le capitaine Ibrahim Traoré, alors chef du régiment d’artillerie de Kaya, pour décrire un Damiba qui ne les écoute plus. Cet appel téléphonique aurait été passé début septembre, quelques jours avant le putsch. Tout naturellement, quand le capitaine Ibrahim Traoré réussit son coup d’Etat, EBOMAF en devient le parrain. Les premiers marchés d’armes lui sont confiés. Sa banque IB-Bank bénéficie courant avril 2023 d’une faveur rare : une garantie souveraine exceptionnelle de plus de 250 milliards de francs CFA pour servir de caution pour l’achat de drones militaires turcs. Mais les choses ne se passent pas comme prévu. Au regard des difficultés financières de l’Etat burkinabè et pour ne pas exposer sa banque, EBOMAF, aussitôt la loi votée, fait marche arrière. Il renonce à la garantie souveraine et suscite la création de sociétés minières turques qui seront désormais les cautions de l’Etat burkinabè pour l’industrie d’armement turque. Ces nouvelles sociétés minières se voient confier les gisements mythiques de manganèse de Tambao pour une bouchée de pain. Le capitaine, qui a besoin des drones turcs pour livrer sa guerre totale contre les terroristes, avale la couleuvre. Mais il en garde rancune à EBOMAF. Les livraisons de drones turcs ne suivent pas la cadence souhaitée par le Président, qui ne parvient pas à contourner l’homme d’affaires très proche du Président turc. Les drones arrivent à Ouagadougou selon la règle « payé-livré ». Ces acquisitions grèvent dangereusement les fragiles finances du Burkina Faso, malgré la création d’impôts nouveaux sur presque tous les produits du quotidien.
Depuis l’arrestation de son directeur de cabinet le 14 janvier dernier, les hostilités entre l’homme d’affaires et le Président sont déclarées. Celui dont l’empire doit beaucoup à Blaise Compaoré pourra-t-il rebondir ou devra-t-il s’incliner ? Impossible à ce jour de le prédire.