Le projet du parti pro-iranien basé sur le culte des martyres et le don de soi a imposé des logiques religieuses et dogmatiques à une partie importante de la communauté chiite libanaise.
Une chronique de Michel Touma
La longue marginalisation de la communauté chiite libanaise à travers les siècles, notamment sous l’Empire ottoman, la situation socio-économique déplorable dans laquelle elle se débattait, et l’action assidue de redressement initiée par l’imam Moussa Sadr dès la fin des années 1960 ont constitué avec le temps un terreau qui a permis aux chiites libanais de s’imposer en tant qu’acteur incontournable sur la scène locale.
L’émergence de la République islamique en Iran en 1979 et la politique expansionniste lancée dans la région par les Gardiens de la Révolution iranienne (les Pasdarans) ont toutefois introduit un nouvel élément stratégique de taille qui a abouti au Liban à l’éclosion et au développement rapide d’un parti chiite intégriste totalement ancré à l’orbite iranienne : le Hezbollah. Ce dernier a été fondé au milieu des années 1980 dans le sillage d’une occupation israélienne du Liban en 1982. La prépondérance acquise en quelques années par le Hezbollah grâce à un appui massif du régime des mollahs iranien sur les plans militaire, politique, financier, logistique, social, et des Renseignements a eu pour conséquence de modifier profondément la physionomie, les pratiques politiques et même le mode de vie des chiites libanais, ou du moins d’une partie d’entre eux.
D’emblée, le Hezbollah a opté dans sa doctrine politique, établie formellement au milieu des années 1980, pour l’allégeance politique inconditionnelle au Guide suprême de la Révolution islamique iranienne qui était à l’époque l’ayatollah Khomeiny, auquel a succédé l’ayatollah Khamenei, toujours au pouvoir aujourd’hui. Pour le Hezbollah, le Guide suprême iranien est le « walih el-faqih » qui représente, à ses yeux, l’autorité supérieure à laquelle il se soumet. Une compréhension profonde du rôle-clé de cette instance est nécessaire pour bien percevoir la ligne de conduite du Hezbollah et la place qu’il occupe dans la stratégie iranienne (celle d’un instrument privilégié des Pasdarans au Moyen-Orient).
Dans l’attente du douzième imam
D’une manière générale, les chiites estiment que le successeur du Prophète dans la gestion des affaires de la nation islamique doit être un descendant de l’imam Ali, gendre du Prophète. Les chiites jaafarites – ceux qui résident au Liban, en Irak, à Bahreïn, en Arabie Saoudite, en Afghanistan et au Pakistan – croient que douze imams ont existé, le douzième ayant disparu et étant toujours attendu (« l’imam el-mountazar », ou « l’imam el-Mahdi »). Dans l’attente du retour de ce douzième imam, la gestion des affaires de la nation islamique et la défense de ses intérêts doivent être assumées par un Guide, le « walih el-faqih ».
Avant la Révolution islamique en Iran, ce Guide n’avait pas de pouvoir politique du fait que la marginalisation des chiites avait pour conséquence que les autorités religieuses de cette communauté n’avaient jamais exercé, pratiquement, le pouvoir. Leur rôle se limitait ainsi essentiellement à la sphère religieuse. Cette situation devait radicalement changer après la Révolution de 1979 en Iran. L’ayatollah Khomeini avait en effet posé comme principe de pouvoir la fusion entre le religieux et le politique en donnant au Guide suprême de la Révolution iranienne, le « walih el-faqih » (en l’occurrence lui-même) un pouvoir politique absolu qui dépasse le cadre iranien et s’exerce sur les chiites des autres pays.
De fait, après le tournant historique de 1979, de nombreux ulémas et dignitaires religieux au Moyen-Orient ont prôné ouvertement la reconnaissance du Guide suprême de la Révolution iranienne en tant que « walih el-faqih », même si celui-ci est élu par un corps électoral formé de membres iraniens (au nombre de 72), eux-mêmes élus au suffrage universel par la population iranienne.
Un pouvoir absolu
Le « walih el-faqih » étant descendant du Prophète et exerçant le pouvoir en lieu et place de « l’imam al-Mahdi », son pouvoir politique est absolu, ses décisions sont contraignantes et ne sont pas susceptibles d’un quelconque recours pour les questions revêtant un caractère stratégique, notamment la décision de guerre et de paix.
Une telle allégeance absolue au Guide suprême a toutefois été contestée par certains ulémas chiites, notamment libanais et arabes, qui ont refusé de reconnaître cette haute autorité iranienne comme le « walih el-faqih ». Cette contestation a été menée principalement par Montaziri en Iran, l’ayatollah Sistani (la plus haute autorité spirituelle chiite en Irak), et au Liban par l’imam Moussa Sadr, Mohammed Hussein Fadlallah, et l’imam Mohammed Mehdi Chamseddine, la position de ces trois dignitaires étant ainsi en porte-à-faux avec celle du Hezbollah.
Ce clivage à caractère doctrinal explique les développements en cours en Irak, où un fort courant chiite, sous la houlette de Sistani, rejette toute tutelle iranienne sur le pouvoir irakien. Quant au Liban, le choix du Hezbollah de faire acte d’allégeance au Guide suprême iranien explique aussi dans une large mesure la profonde crise politico-économique et le blocage constitutionnel dans lesquels se débat le pouvoir libanais depuis plusieurs années en raison, précisément, de la présence d’un parti omnipotent dont la ligne de conduite est totalement tributaire de la stratégie et de la décision d’une autorité étrangère, en l’occurrence le Guide suprême de la République islamique iranienne.
Le culte du martyre
Parallèlement au problème posé par un tel comportement politique, les fondements de la doctrine khomeyniste ont introduit en outre au Liban, via le Hezbollah, une nouvelle échelle de valeurs dans le mode de vie d’une large partie des chiites libanais, ce qui a eu pour effet de bouleverser la physionomie de la communauté sur des bases en totale contradiction avec les coutumes et les pratiques des autres communautés du pays. Cette nouvelle échelle des valeurs est fondée sur le culte du martyre et l’importance du « jihad » (la lutte armée au service de Dieu), ce qui implique une perception bien particulière de la valeur accordée à l’individu et à la vie de la personne.
Dans la doctrine khomeyniste, le martyre de l’imam Hussein lors de la bataille de Kerbala (680) constitue pour les chiites croyants un mythe, un exemple à suivre au niveau de chaque individu. Le jeune chiite doit ainsi acquérir dès son plus jeune âge une éducation basée sur l’idéal du martyre.
Le « numéro deux » du Hezbollah, cheikh Naïm Kassem, souligne à ce propos, dans son livre de référence exposant les fondements et la doctrine du parti, que « si les gens reçoivent une éducation axée uniquement sur la recherche de la victoire, qui devient ainsi à la base de leur action, leur lutte contre l’ennemi s’estompera s’ils réalisent que la victoire est lointaine ou incertaine ». « Par contre, précise-t-il, si les gens reçoivent une éducation fondée sur le martyre, leur don de soi aura pour effet d’accroître au maximum l’efficacité de leur action. S’ils tombent en martyrs, ils auront réalisé leurs vœux. S’ils réalisent une victoire, ils auront obtenu une vive satisfaction au cours de leur vie ici-bas ».
Et d’ajouter dans ce cadre : « L’éducation basée sur la notion de victoire ne garantit pas la victoire et inhibe la force potentielle de la nation. Par contre, inculquer la notion de martyre revient à tirer profit de toutes les potentialités, ce qui permet de réaliser le martyre ou la victoire, ou les deux en même temps. Cela ouvre la voie à toutes les possibilités. Inculquer la notion de victoire implique de miser sur les moyens matériels, mais inculquer la notion de martyre a un effet mobilisateur au niveau du moral (de la population), ce qui implique que des moyens limités deviennent suffisants » pour mener la lutte (le « jihad »).
Tomber en martyr au service des préceptes de Dieu devient ainsi, dans la logique khomeyniste, un honneur suprême pour tout jeune chiite. Et l’objectif sur ce plan, dans cette même optique, n’est pas tant de remporter une victoire militaire directe et immédiate, mais plutôt d’avoir eu le privilège d’être martyr, de s’être sacrifié par amour du Tout-Puissant, d’autant que la vie dans l’au-delà promet le bonheur éternel. Rester attaché à la vie d’ici-bas, motivée par les contingences matérielles, est donc insignifiant devant l’honneur que représente le martyre au service de Dieu.
C’est cette profonde divergence au niveau de la perception de la vie humaine, de la valeur de l’individu et de sa place en société, qui fait toute la différence avec l’Occident. Et qui est la source de l’instabilité chronique qui sévit au Liban et dans plusieurs autres pays du Moyen-Orient.
Hezbollah (2/3) : l’imam Moussa Sadr, bâtisseur du pouvoir chiite