La tragique disparition de l’Imam Moussa Sadr en 1978 met fin à la tentative des chiites libanais de sortir de leur statut de déshérités par le haut en créant un mouvement populaire conciliable avec les valeurs traditionnelles du Liban
Michel TOUMA
La communauté chiite libanaise a été longtemps marginalisée à travers les siècles particulièrement sous l’Empire ottoman. Après la proclamation du Grand Liban en 1920, et même après l’indépendance du pays en 1943, cette marginalisation ira en crescendo et se poursuivra jusqu’aux années 1960 du siècle dernier lorsque plusieurs ulémas chiites arriveront à Beyrouth après avoir terminé leur formation supérieure dans les écoles religieuses de Qom (en Iran) ou de Najaf (en Irak).
Trois d’entre eux ne tarderont pas à se distinguer par leur charisme, leur vaste culture et leur vision d’avenir : il s’agit de l’imam Moussa Sadr, de cheikh Mohammad Mehdi Chamseddine et de cheikh Mohammad Hussein Fadlallah. Ils multiplieront les rencontres et les débats au sein des clubs, des lieux de culte et des associations sociales.
L’imam Moussa Sadr se livrera à un travail de fourmi et prendra rapidement en main la mobilisation populaire.
L’Imam Sadr multipliera les visites et les conférences à travers le pays et, grâce à un véritable « travail de fourni », il parviendra à s’imposer comme un acteur sociocommunautaire incontournable, exprimant haut et fort les frustrations et les aspirations de la population chiite libanaise. Cette ligne de conduite s’est affirmée d’autant plus rapidement que la communauté chiite faisait face à l’époque (dans les années 60) à une situation économique et sociale déplorable. Les régions du Liban-Sud, de la Békaa et des banlieues de Beyrouth, à forte prédominance chiite, se débattaient dans un état de sous-développement chronique qui était l’aboutissement de la marginalisation des chiites pendant les quatre siècles de règne de l’Empire ottoman.
Parallèlement à cet aspect socioéconomique, les chiites, notamment ceux du Liban-Sud, ont également pâti à partir de la fin des années 60 des retombées de la présence palestinienne armée au Liban-Sud. Les milices de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) lançaient en effet en toute impunité des attaques répétées contre le territoire israélien, provoquant de nombreux raids aériens de représailles menés par l’Etat hébreu. Ce cycle infernal de violence, ce sont essentiellement les habitants chiites du Liban-Sud qui en payaient le prix, ce qui aggravait encore plus la situation déplorable dans laquelle ils se trouvaient.
Du Conseil supérieur chiite au mouvement des déshérités
C’est dans un tel contexte que l’imam Moussa Sadr poursuivra sa lutte sans relâche. En 1967, il obtiendra l’aval du pouvoir central pour la formation du Conseil supérieur chiite (CSC), première institution du genre visant à affirmer l’identité de la communauté. Cette instance sera toutefois combattue par les politiciens traditionnels chiites qui le percevaient comme une menace directe à leur leadership et à leur position au sein du pouvoir.
Le CSC verra ainsi son influence considérablement affaiblie et son rôle sera réduit à celui d’un regroupement de notables très peu combatifs, déconnectés des réalités sur le terrain et dont le seul souci était d’accorder leurs violons au sujet des questions politiques et nationales qui étaient au centre de l’actualité à cette époque.
« J’ai assez lancé d’appels au calme. À partir d’aujourd’hui, je ne me tairai plus. Si vous restez inertes, moi je ne le serai pas » Moussa Sadr …
Face à cette force d’inertie politicienne, Moussa Sadr s’est attelé à la création d’un mouvement populaire, le Mouvement des déshérités, avec pour objectif de se lancer dans l’arène politique de manière à pouvoir répondre aux aspirations politiques et sociales de la communauté chiite, notamment sur le plan de la lutte contre le sous-développement socioéconomique des régions chiites. Il s’agissait donc pour lui d’œuvrer à créer un substitut aux leaders féodaux traditionnels qui maintenaient la communauté dans un état de léthargie chronique.
Comme pour exprimer publiquement, et d’une voix forte, un sentiment de ras-le-bol sur ce plan, Moussa Sadr prononce le 18 février 1974 un discours qui sera considéré par certains comme sa première expression politique devant un large public : « Notre nom n’est pas “metwali”. Notre nom est celui du refus, celui de la vengeance, celui de ceux qui se révoltent contre toute tyrannie. Même si nous devons le payer de notre sang, de notre vie … Nous ne voulons plus de beaux sentiments, mais de l’action. Nous sommes las des mots, des états d’âme, des discours … J’ai fait plus de discours que quiconque. Et je suis celui qui a le plus appelé au calme. J’ai assez lancé d’appels au calme. À partir d’aujourd’hui, je ne me tairai plus. Si vous restez inertes, moi je ne le serai pas … »
Les débuts du mouvement Amal
Moussa Sadr était confronté non seulement à l’opposition des leaders politiques traditionnels mais aussi à l’implantation des organisations palestiniennes armées dans le Arkoub (Liban-Sud). D’où l’escalade militaire et la création d’une structure communautaire armée pour canaliser le sous-prolétariat chiite. En l’absence d’une telle structure, ces déshérités avaient été attiré et phagocyté par des partis laïcisants ou de gauche, tels que le Parti communiste, l’Organisation de l’action communiste au Liban (OACL) ou le Baas (au pouvoir en Syrie et en Irak).
L’imam Sadr a été amené à créer secrètement, au début des années 70, une milice, le mouvement Amal. L’existence de cette milice – devenue la nouvelle façade du Mouvement des déshérités – a éclaté au grand jour en 1974 à la suite d’une explosion meurtrière survenue lors d’un entraînement militaire organisé dans la Békaa.
Cette action politique et militaire menée par l’imam Sadr ainsi que l’ensemble de la situation politico-socio-économique désastreuse dans laquelle se débattaient les chiites depuis de nombreuses années ont constitué, sans conteste, le terreau qui favorisera l’émergence et le rapide renforcement du Hezbollah dans le courant des années 80.
La disparition mystérieuse de l’Imam Sadr
L’imam Sadr sera enlevé en juin 1978 dans des conditions mystérieuses lors d’un voyage en Libye. Sa disparition constituera un coup très dur pour le courant chiite purement libanais – ce qu’on appelle au Liban le courant « libaniste », souverainiste. Moussa Sadr prônait en effet une allégeance pure au Liban et il était de ce fait opposé à une allégeance totale et inconditionnelle au guide de la Révolution islamique iranienne, l’ayatollah Khomeiny, alors en exil en France. De profondes divergences l’opposaient donc aux groupuscules chiites radicaux qui formeront par la suite le Hezbollah, au début des années 80.
Avec l’affaiblissement du courant libaniste, la communauté chiite s’alignera sur la République islamique iranienne avec la mise en place du Hezbollah. C’est alors un autre système de valeurs sociétales, une tout autre idéologie et un tout autre mode de vie qui émergeront, une bombe à fragmentation dans un pays pluraliste et pluricommunautaire.