Qualifiée de narco-Etat dans les années 2005, la Guinée-Bissau voit s’évanouir l’espoir d’une mise à l’écart des militaires gangrenés par le trafic de cocaïne
Depuis la spectaculaire arrestation en mer, par la Drug Enforcement Administration américaine, de l’ancien commandant de la Marine José Américo Bubo Na Tchuto, en avril 2013, les militaires trafiquants, en retrait pendant plusieurs années, semblent de retour aux commandes de l’économie de la cocaïne. Eclipsée par l’arrivée de la pandémie du Covid-19, la crise électorale que vient de traverser la Guinée-Bissau en début d’année est inquiétante.
Le cercle vicieux de la drogue
Dans un article intitulé « Briser le cercle vicieux : cocaïne et politique en Guinée-Bissau», publié par Global Initiative Against Transnational Organized Crime en mai, Mark Shaw et A. Gomes rappellent que « l’économie de la cocaïne a financé les cadres politiques et militaires, ainsi que leurs complices dans le système militaire et judiciaire », ce qui a ralenti le développement du pays, renforcé la violence et les conflits au sein de l’élite dirigeante et sapé le peu de confiance à l’égard de la classe politique.
Pour les auteurs, cette mal-gouvernance à l’intérieur de la sphère politique et militaire bloque toute forme de développement durable ou de soutien financier extérieur, ce qui crée un cercle vicieux conduisant à une dépendance accrue vis-à-vis de l’argent de la drogue.
En dessous des radars
Après quatre ans sans saisie importante de drogue, de 2014 à 2018, les observateurs pensaient que la Guinée-Bissau avait perdu sa place de hub du transit ouest-africain. Mais deux grosses saisies, en mars et septembre 2019, ont prouvé que le trafic s’était poursuivi en dessous des radars.
En mars 2019, à quelques jours des élections législatives, 789 kg de cocaïne sont découverts à Safim, à 15 km de Bissau, sur la route du Sénégal. Les interrogatoires révèlent que la drogue est arrivée par la mer sur l’une des îles de l’archipel, puis chargée dans le double fond d’un camion immatriculé au Sénégal devant prendre la route du Mali, de la Mauritanie puis, direction nord, vers la Côte et l’Europe.
En septembre 2019, la police judiciaire saisit 1800 kg de cocaïne cachée dans des sacs de riz, provenant d’une cargaison sans doute plus importante ayant transité par la Guinée-Bissau. Comme en mars, la drogue a été déposée sur une île.
Ces deux saisies et la réponse judiciaire immédiate ont pu donner l’impression que la Guinée-Bissau s’activait contre le trafic de drogue. Mais en réalité, l’ancien réseau militaro-criminel est de retour. « Les enquêteurs de la police judiciaire se sentent de plus en plus menacés et plusieurs d’entre eux ont quitté le pays ou envoyé leurs familles à l’étranger. Les autres limitent leurs mouvements et ont abandonné les enquêtes en profondeur », écrivent les deux auteurs de l’article.
Neuf Premiers ministres en cinq ans
« Le défi, pour les partenaires extérieurs et les courageux acteurs bissau-guinéens, parmi lesquels la Police judiciaire et des organisations de la société civile, est de réussir à extirper le trafic de drogue et l’argent d’influence qu’il génère de la classe politique du pays.» Car en seize ans, le pays a connu deux coups d’Etat, une guerre civile, une tentative de coup et un assassinat politique commis par des militaires, dont le célèbre « coup d’Etat de la cocaïne » commis en avril 2012 sous la houlette du chef d’état-major de l’époque, le général Antonio Indjai.
En 2014, lorsque José Mário Vaz, seul Président à avoir achevé son mandat, est élu, la nation entière nourrit l’espoir que le pays va enfin pouvoir se développer et renaître de ses cendres.
Mais Vaz ne soutient pas vraiment le jeune et populaire réformateur Domingos Simões Pereira, nommé Premier ministre en juillet 2014 dans la foulée de l’opération de la DEA. Les deux hommes finissent par diverger dans leur appréciation de la manière dont l’aide internationale doit être dépensée ainsi que sur la question sensible des nominations. Cette concurrence larvée aboutit au départ de Pereira en août 2015, quelques mois après le succès d’une conférence internationale convoquée autour d’un vaste plan de développement. La promesse d’une enveloppe d’aide extérieure de 10 millions d’euros s’évanouit. Neuf Premiers ministres se succèdent en cinq ans.
Le Madem G-15, un parti gangrené
Aux législatives de mars 2019, le nouveau venu dans le paysage politique, le MADEM G-15, se classe d’emblée deuxième à l’Assemblée. Selon les deux chercheurs, les députés de ce parti ont promis « porte ouverte » aux trafiquants de drogue en échange de leur soutien financier pour la campagne.
En fin d’année, l’élection présidentielle offre le spectacle d’un duel tendu entre Umarou Sissoco Embaló, rallié au MADEM-G15, et Pereira, du PAIGC, dont Embaló a été l’un des dirigeants quelques années plus tôt. Les résultats provisoires publiés par la Commission nationale électorale placent Embaló en tête. Mais Pereira introduit une plainte devant la Cour Suprême, dénonçant des irrégularités dans le décompte des suffrages. La crise s’aggrave au fur et à mesure que s’installe un fossé insolite entre la Commission électorale et la Cour Suprême sur la question du recomptage des résultats. Tandis que le pays est suspendu à la décision de la Cour Suprême, plusieurs magistrats annoncent qu’ils sont dans l’incapacité de poursuivre leur travail à cause de la présence de militaires faisant le siège du bâtiment. Finalement, la Cour Suprême demande le recomptage des voix. Mais la Commission électorale refuse.
Fin février 2020, Embaló s’installe dans le bureau présidentiel. Il jouit du soutien visible d’une brochette d’officiers supérieurs, présents à ses côtés sur les marches du Palais le 29 février, jour de la nomination du nouveau Premier ministre. Parmi ces militaires sur la photo, figurent le chef d’état major général et son adjoint et le chef de l’Armée de l’Air, les deux derniers faisant l’objet de sanctions des Nations Unies et de l’Union européenne pour leur participation au coup d’Etat de la cocaïne en 2012.
António Indjai, le retour
Le groupe de militaires en uniforme alignés de part et d’autre du Président et du Premier ministre accueille un revenant en civil : António Indjai, ex chef d’état-major de l’armée du pays, qui était la cible principale de la DEA lors de l’opération de 2013 mais, soupçonneux, avait envoyé l’ancien amiral Na Tchuto à sa place. Cette année-là, Indjai a fait l’objet de poursuites judiciaires aux Etats-Unis pour avoir fourni des armes à des représentants des FARC colombiennes – en réalité des agents under cover – en échange d’une cargaison de cocaïne. Soumis à une forte pression extérieure, Indjai finit par renoncer au pouvoir et se retirer à l’extérieur de la capitale.
Comment ne pas voir, dès lors, comme beaucoup d’observateurs locaux, le parallèle entre le « Coup d’Etat de la cocaïne » en 2012 et le coup de force de début 2020 ?
La communauté internationale n’a malheureusement pas su gérer la situation. La Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest s’est divisée sur l’attitude à adopter, le Sénégal, le Nigeria et le Niger reconnaissant rapidement le nouveau Président, tandis que d’autres Etats faisaient part de leur trouble. Le 23 avril, la CEDEAO reconnaît finalement officiellement Embaló en tant que Président légitime du pays, se faisant emboiter le pas par l’Union européenne et le secrétaire général des Nations Unies. Si dans le passé, la CEDEAO a joué un rôle efficace dans le règlement des crises répétées faisant suite au coup d’Etat de 2012, elle a, cette fois, envoyé des signaux contradictoires, par exemple en félicitant Embaló pour sa victoire alors que le siège de la Cour Suprême n’était pas levé. Le Covid-19 a fait le reste… bouleversant totalement l’agenda.