Le départ du général Médiène, alias Toufik, de la tête du DRS signe la fin de ce service ultra-secret qui nourrit fantasmes et projections depuis les années 90. C’est dès 2004, alors qu’un second mandat d’Abdelaziz Bouteflika est encore en jeu, qu’apparaissent les prémisses de sa neutralisation. Déjà, les hommes qui précipiteront le départ de Toufik onze ans plus tard se déploient, avec plus ou moins de succès, au sein de l’appareil militaire et d’Etat.
Toufik contre Lamari
En 2004, le général Mohamed Lamari, chef de l’ANP (Armée nationale populaire), s’insurge contre un second mandat d’Abdelaziz Bouteflika élu pour la première fois en 1999. Alors même que l’armée (essentiellement les chefs de région) fait savoir publiquement qu’elle restera neutre dans cette élection, le général Lamari soutient dans les coulisses la candidature d’Ali Benflis qui occupe les fonctions de Premier ministre et de secrétaire général du FLN. Pour mener à bien sa guérilla anti-Bouteflika, il s’appuie sur trois hommes : Athmane Tartag, alias Bachir, qui remplacera finalement Toufik à la tète du DRS voici quelques jours, Djebbar M’Henna et le général Hassan.
Les deux premiers, Tartag et M’Henna, sont réputés pour avoir été particulièrement brutaux pendant les années 90. Cela ne gêne guère le général Lamari qui conclut alors un pacte secret avec Tartag : si Bouteflika échoue à se faire réélire, c’est alors lui, Tartag, qui remplacera le faiseur de Présidents qu’est Toufik depuis 1990 à la tète des services algériens.
Du coup, Toufik, qui controle l’essentiel de ses troupes, soutient sans coup férir une seconde élection d’Abdelaziz Bouteflika. Hélas pour Mohamed Lamari, les dés sont trop pipés d’avance. En plus d’avoir ses pairs “décideurs” sur le dos, il ne peut rien faire contre la redoutable machine électorale que le ministère de l’Intérieur met en place pour faire réélire Bouteflika. En 2004, la société algérienne est encore “encadrée” par des organisations de masses et toutes se mettent en branle pour Bouteflika. Même les scouts ! Sans surprise, Toufik règlera son compte au général Lamari, dans les règles du sérail. Dès 2004, ce dernier est contraint à la démission de ses fonctions de chef d’Etat-major de l’ANP. Athmane Tartag, lui, entamera une longue traversée du désert : près de dix ans sans affectation. Il saura s’en souvenir.
Victorieux, Toufik commet une erreur fatale. Le général Gaïd Salah, un fidèle de Bouteflika, remplace le général Lamari à la tête de l’ANP. Toufik laisse faire, c’est le début de l’encerclement. Le loup est entré dans le pré carré militaire.
Trois cartes maitresses pour Boutef
A peine réélu pour la seconde fois courant 2004, le Président Bouteflika travaille dans l’ombre à se démarquer de ses parrains militaires. Pour ce, il utilise, par petites touches, trois lourds dossiers qui lui serviront pendant plusieurs années à renforcer son statut présidentiel, tout en affaiblissant le DRS: l’assassinat de l’ancien président Boudiaf en 1992, resté très populaire dans le cœur des Algériens; l’affaire Mécili du nom de cet opposant assassiné à Paris en 1987; et enfin les moines de Tibhirine. Dans ces trois affaires d’Etat, le DRS ne saurait être bien loin… Pour Bouteflika, le coup est trois fois gagnant. Rouvrir le dossier Boudiaf renforce sa popularité sur la scène politique intérieure; évoquer l’affaire Mécili tétanise la vieille garde des services. Rappeler l’assassinat des moines accroît la pression de la justice française, sur le DRS.
C’est d’ailleurs un rebondissement dans l’affaire Mécili, survenu à l’été 2008, qui permet à Bouteflika de remporter une bataille décisive contre le DRS et de forcer la main à Toufik pour un troisième mandat. A l’époque, le chef du protocole du ministère algérien des Affaires étrangères, Mohamed Ziane Hasseni, fait savoir à l’ambassade de France à Alger qu’il souhaite se rendre en France pour une visite privée. On lui aurait signifié qu’il n’y avait aucun problème. Mais aussitôt arrivé sur le sol français, Mohamed Ziane Hasseni est arrêté. Un juge français a émis, quelques mois plus tôt, dans le cadre de l’affaire Mécili, un mandat d’arrêt contre un certain capitaine « Hassani » pouvant également répondre à l’identité de Mohamed Ziane Hassani ou Hasseni.
Si au final, il s’est avéré que le diplomate a été victime d’une grossière homonymie — il a bénéficié d’un non-lieu en 2010 — le jeu trouble de la Présidence algérienne est apparu au grand jour. Toujours prompt à fustiger l’ancien colonisateur, la diplomatie et le gouvernement sont restés muets pendant dix jours. Dix longues journées au cours desquelles des “révélations” impliquant les militaires dans l’assassinat de Mécili fuitent opportunément dans la presse algérienne et sur internet. Toujours est-il que Toufik, sentant sans doute le péril du grand déballage, préfère valider un troisième mandat d’Abdelaziz Bouteflika. Comment ? En donnant son accord à la révision de la Constitution permettant une troisième élection du Président. Cette révision a eu lieu en novembre 2008 et prévoit la fin de la limitation du nombre de mandats du chef de l’Etat.
2013 : annus horribilis du DRS
C’est en 2013, à l’aube du quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika que la neutralisation du DRS s’accélère. Le premier coup de boutoir a lieu en juillet 2013 : le colonel Faouzi, qui dirige le Centre de la Communication et de la Diffusion, en charge de la gestion des médias pour le compte DRS, est remplacé. Nommé en décembre 2001 à cette fonction sensible, il succédait alors au colonel Zoubir, plus connu comme « El Hadj ». Fidèle de Toufik et réputé pour sa dureté, c’est Faouzi qui attribue ou refuse dorénavant les visas d’entrée en Algérie aux journalistes étrangers et notamment français.
C’est aussi au cours de 2013 que le général Tartag rejoint avec armes et réseaux le général Gaïd Salah. Autrement dit le clan présidentiel par Gaïd Salah interposé. L’affaire est délicate pour le DRS car Tartag dirige depuis 2011 une carte maîtresse : la Direction de la sécurité intérieure (DSI), notamment en charge des écoutes téléphoniques, du contre-espionnage et de la lutte contre la subversion.
Le ralliement de Tartag à la Présidence apparaît au grand jour dès le mois de septembre 2013. Il organise en coulisses le congrès du FLN qui abouti à l’élection surprise d’Amar Saadani à laquelle Toufik était opposé. Dans la foulée, tout s’accélère. Le Président Bouteflika qui cherche par tous les moyens à venger son frère Saïd dont le nom est cité dans d’énormes scandales de corruption à la Sonatrach instruits par le DRS, frappe un grand coup. Résultat : la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA), la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) et le Centre de Communication et de documentation (CCD) sont retirées au DRS pour être rattachées à l’armée. Et c’est toujours au courant de cette année stratégique que le patron de l’ANP, Gaïd Salah, se voit renforcé. En septembre 2013, en plus de ses fonctions de chef d’Etat-major, il est nommé ministre délégué à la Défense (le ministre est le chef de l’Etat). Et, plus que jamais, bénéficie d’une délégation de signature du Président en matière de Défense. Celle-ci lui permet de nommer ses hommes à des postes clés, pour mieux cerner le DRS.
C’est dans ce contexte qu’en septembre 2014, un autre fidèle du clan Bouteflika, le général Ali Bendaoud, chouchou des Français, passé par Genève puis Paris, est nommé à la tête de la DSI pour tenir la dragée haute à Toufik. Tartag, lui, est muté au sein même de la Présidence comme Conseiller à la sécurité et, au passage, redevient un civil après avoir été radié des effectifs de l’armée. Bendaoud, Tartag… le général Toufik est cerné.
Amar Saadani, croisé anti Toufik
Pour autant, la charge la plus violente contre le DRS et son chef provient du patron du FLN élu en 2013, Amar Saadani. A la surprise générale, en février 2014, il attaque frontalement le service dans la presse et s’attache à démonter le mythe Toufik dont le nom n’a pas été prononcé pendant de longues années dans les médias : « Ce département [le DRS] avait failli dans la protection et la sécurité du président Mohamed Boudiaf. Il n’a pas su protéger Abdelhak Benhamouda, ni les moines de Tibehirine, ni les bases de pétrole dans le Sud, ni les employés des Nations unies en Algérie, ni le Palais du gouvernement. Cette direction n’a pas su bien protéger le président Bouteflika à Batna où il avait été la cible d’une tentative d’assassinat. A mon avis, Toufik aurait dû démissionner après ces échecs. »
Dans les faits, Toufik ne partira qu’en septembre 2015. Pour mieux revenir dans les coulisses d’une élection présidentielle précipitée en juin? Toufik est mort, mais loin d’être encore enterré.
Le prochain volet de notre enquète sera consacré au soutien constant de la France de François Hollande au président Bouteflika.