Un entretien avec Marc Petitjean, réalisateur de « Dakar-Djibouti 1931 ».

À l’occasion de la projection du documentaire Dakar Djibouti 1931. Le butin du Musée de l’Homme, ce jeudi 8 septembre à 20h au cinéma Les 7 Parnassiens à Paris, nous avons rencontré le réalisateur Marc Petitjean.

Joséphine Baker au Musée d'ethnographie du Trocadéro avec les objets ramenés par la Mission Dakar-Djibouti. À ses côtés, le fameux kono dérobé avec la parure en plumes de vautour, le jour de l'inauguration de l'exposition en juin 1933.
Le réalisateur Marc Petitjean a réalisé le documentaire  Dakar Djibouti 1931. 
Un entretien avec Alexandre Vanautgaerden.

Paris était encore écrasé sous le soleil quand je rencontrai le réalisateur Marc Petitjean pour parler de son film sur La mission Dakar-Djibouti. Le butin du musée de l’Homme. La lumière paraissait plus éclatante à cause du bruit des voitures qui tournaient telles des mouches sur la place, nos oreilles bourdonnaient comme si nous étions à l’intérieur d’une calebasse. Nous nous réfugiâmes dans la brasserie qui jouxte le Théâtre du Châtelet, où Abderrahmane Sissako avait monté son spectacle sur Le vol du boli, quelques mois auparavant.[1] Cet objet rituel « prélevé » contre quelques francs par Michel Leiris sous les ordres de Marcel Griaule dans un sanctuaire à Kéméni, où ils n’auraient jamais dû pénétrer sans être initiés.

Marc Petitjean est un grand échalas que le sourire ne quitte jamais, bien qu’il boive du jus de citron sans sucre. J’ai visionné son film deux fois avant de le rencontrer. Il se regarde comme l’on part en voyage. Le narrateur, Damien Bonnard, a la voix chaude, il nous prend par la main et nous raconte l’expérience de la mission mois après mois, pays après pays. On assiste aux préparatifs, à la recherche de financement, on dirait aujourd’hui au fund-raising. C’était une époque où les missions scientifiques pouvaient faire appel à un boxeur, Al Brown, pour récolter des fonds. Organiser un combat de boxe, avant de partir en Afrique « sauver » la culture de peuples qui ignoraient qu’ils étaient en train de la perdre. Ils étaient trois au départ : l’ethnologue Marcel Griaule, formé à l’école de Marcel Mauss ; un dandy, conservateur de musée et ami de Joséphine Baker, Georges-Henri Rivière, et, enfin, un jeune écrivain surréaliste en psychanalyse, Michel Leiris, en quête d’un continent sauvage intérieur. Belle équipe. Georges-Henri Rivière organise la mission avec les autres mais reste à Paris.

Michel Leiris, Marcel Griaule, Georges-Henri Rivière.

Marc Petitjean me raconte que la famille de son père avait une pharmacie Boulevard de l’Hôpital, près du Jardin des plantes, et les chercheurs du Jardin des Plantes s’y rendaient. Son grand-père était très ami avec le directeur du musée d’ethnographie du Trocadéro de l’époque, Paul Rivet. Et à un moment donné, son père devait avoir 17-18 ans, le directeur lui demande s’il ne veut pas venir travailler comme bénévole.  Il rencontre de nombreuses personnes, dont Robert Desnos qui venait lui aussi étiqueter des objets de manière bénévole. Il y régnait une ambiance très chaleureuse. On propose même à son père de partir avec la mission Dakar-Djibouti. Il refuse, comme bien d’autres à l’époque. Ces gens étaient jeunes, y compris Griaule. Il y avait un petit côté improvisé dans cette mission. Si son père ne part pas en Afrique, il continue néanmoins à fréquenter le musée d’ethnographie. Il assiste, mois après mois, à l’ouverture des caisses que Griaule envoyait d’Afrique et qui naviguait jusqu’au port du Havre, avant d’arriver à Paris. Son père lui racontait quand il était enfant l’émerveillement devant ces objets inconnus. C’est certainement ces récits, pense-t-il, qui lui ont donné envie de voyager tout au long de sa vie.

Michel Leiris, L’Afrique fantôme, Paris, Gallimard, 1934.

Marcel Griaule en revenant de sa mission en Abyssinie avait très envie d’écrire, il a des ambitions littéraires assez marquées, rencontre Georges Bataille, et collabore à la revue Documents. C’est là qu’il rencontre Michel Leiris, qui avait une longueur d’avance sur le plan littéraire, car il avait déjà publié. C’est à partir de L’Afrique fantôme et de la figure de Michel Leiris qu’il rédige un premier scénario sur la mission au début des années 2000. Il le propose à Arte, mais cela n’intéressait pas grand monde à l’époque, il doit remiser son projet. C’est sa productrice après le discours du prsident Emmanuel Macron à Ouagadougou qui représente le projet en 2019. Arte l’accepte tout de suite.

Il s’interrompt alors dans son récit pour me commander un jus de citron, que je me sens obligé moi aussi de boire sans sucre. Les lumières sont tamisées. Je me concentre sur sa voix. Douce.

Finalement, quand il reprend le projet, il décide de s’intéresser davantage à la question de l’activité scientifique dans les territoires colonisés, car l’ethnographie existe grâce au pouvoir colonial. C’est ce qui rend leur aventure paradoxale, dit-il. Marcel Griaule et les autres partent pleins de bonnes intentions, pour montrer que ces peuples ont une culture différente, que les cultures se valent. Mais, au bout du compte, on apprend aux colons comment les peuples africains vivent pour mieux les maîtriser, rendre plus efficace l’entreprise coloniale. On protège la culture de ces peuples pour mieux les exploiter. C’est, selon lui, le problème aujourd’hui de nombreux discours visant à « décoloniser » les collections de musées. Si on reste au niveau des objets, on ne dit pas grand-chose.

Au départ, les héritiers de Marcel Griaule sont assez opposés à l’idée qu’on réalise un film sur la mission. Ils exigent des garanties, veulent s’assurer qu’il ne va pas dire trop de mal de Griaule, en privilégiant la figure de Michel Leiris. Ce n’est pas évident, il doit faire des concessions. Il tente d’être le plus objectif possible, et va travailler à la Bibliothèque Jacques Doucet où Michel Leiris a déposé ses fonds manuscrits. Mais il y a plein de choses qu’il ne peut mettre dans le film. Il est obligé pour pouvoir réaliser le document de parler du soutien de Griaule à l’empereur Hailé Séliassé au moment de l’invasion italienne. Cela le contrarie encore un peu aujourd’hui, car cela rompt le fil chronologique auquel il tenait, et cela l’empêche d’évoquer en détail la première rencontre entre le Négus et Griaule, dont on a conservé une trace dans une lettre d’Henri de Monfreid. Il promet de m’envoyer la lettre trouvée au Muséum d’Histoire naturelle, quelques jours plus tard je reçois la lettre qu’il a photographiée au Muséum. Elle est assez édifiante, même si Henri de Monfreid n’a pas toujours été un enfant de chœur. Quand on s’intéresse en détail à la Mission Dakar-Djibouti, on ne peut qu’être impressionné néanmoins par la capacité de travail de Griaule.

Au moment où je viens de terminer ce travail sur l’Abyssinie, par une interview avec l’Empereur, j’ai eu la très désagréable surprise d’apprendre les gaffes majuscules de Griaule couronnées hier par son attitude presque insolente au cours de l’audience que Sa Majesté lui avait accordée, dans l’espoir de clore aimablement une affaire si désagréable à notre amour propre français. J’ai entendu les deux sons de cloche et je dois avouer que notre compatriote s’est conduit aussi maladroitement qu’il était possible. Il a agit en Abyssinie comme il venait de le faire, sans doute, chez les nègres du Centre Afrique où il pouvait échanger ses documents ethnographiques contre des bibelots de verroterie. Il a traîté ces gens là avec une sorte de mépris un peu trop apparent pour une supériorité dont il ne leur donne pas l’impression.

Lettre d’Henri de Monfreid à Paul Rivert, directeur du musée d’Ethnographie, 6 février 1933. Paris, Muséum d’Histoire naturelle.

Marc Petitjean a relu Terre d’ébène d’Albert Londres, paru en 1929, il dit combien on demeure choqué par la brutalité de la réalité coloniale. Et, malheureusement, malgré leur volonté humaniste, Griaule et Leiris sont embourbés dans la machinerie coloniale. L’intendance énorme de la mission, l’envoi des caisses, ne peut s’imaginer sans cette organisation qui broie des millions d’êtres. Ils boivent chaque soir leur bouteille de vin, font porter leurs caisses par les noirs. Et quand l’on garde cela en tête, cela devient un cauchemar de faire ce film, dit-il. Leiris peut critiquer ce système colonial, mais il en profite pleinement.

Il me raconte que même s’il s’est beaucoup basé sur L’Afrique fantôme pour réaliser son film, il a utilisé également le gros volume d’Éric Jolly, Cahier Dakar-Djibouti, un peu fastidieux à lire, mais important. Après avoir bu la dernière gorgée de son jus de citron sans sucre, il ajoute : « quand on fait un film, on a des intuitions, mais c’est important de pouvoir les valider, pour ne pas dire trop de conneries. »

Mission Dakar-Djibouti, 1931-1933.

Ce qu’il a essayé de montrer aussi dans ce film c’est la nature judiciaire de ces enquêtes ethnographiques, dont les scientifiques sont les premiers à avoir conscience. Cela finira par indisposer Michel Leiris. Les enquêtes aussi structurées soient-elles, finalement, en disent plus sur nous et la façon dont nous imaginons notre relation aux autres, que sur les personnes que nous voulons interroger, et prétendons vouloir connaître. C’est d’ailleurs pour cela que Griaule et Leiris ne cessent de penser que leurs informateurs leur cachent des choses. Ils ont parfaitement conscience que la nature de leur enquête, entraîne les interviewés à biaiser, à échapper au carcan dans lequel on les enferme avec ce questionnaire préétabli : où, qui, comment, pourquoi, quand une chose advient-elle ?, quel est cet objet ?, etc.

Quand je l’interroge sur le cheminement étrange de Leiris, qui finit par fuir la mission pour aller vivre dans une case en Éthiopie, ne supportant plus l’aspect administratif et judiciaire de l’enquête ethnographique, puis rentre à Paris et devient… ethnologue. Il me répond que, pour lui aussi, cela demeure un mystère.

La difficulté de réaliser ce film, c’est la beauté qui émane des photographies. Il voulait faire un film essentiellement avec des images d’archives, pour rendre compte d’une certaine image de l’Afrique au début des années 1930. Comme nous l’avons raconté lundi en évoquant la contre-enquête de Daouda Keïta au musée du quai Branly sur la mission Dakar-Djibouti, on a quasiment perdu l’ensemble des documents filmiques (à l’exception de la fameuse scène où Marcel Griaule filme le rituel de la cérémonie d’initiation du zar en Éthiopie) et audio. Il a dû combler les trous, en insérant des images d’époque, mais tournées hors du contexte de la mission ethnographique. Ces images animées,  paraissent anecdotiques à côté des photographies de Marcel Griaule. Celles-ci donnent une richesse au film qui ne manque pas d’ambiguïté.

Nous parlons de cette frontière ténue entre l’observation scientifique, la beauté des prises de vues, la dénonciation du discours colonial et la fascination d’une Afrique « sauvage », rêvée. Comme il l’écrit dans le commentaire, en parlant du séjour de Marcel Leiris en Éthiopie quand il quitte la mission fascinée par une femme et avec l’envie de se livrer à corps perdu dans ce monde plein de mystères. Ce grand plongeon est un mixte de trivialité, de mystique, d’érotisme et d’amitié.

Il insiste sur la vitesse avec laquelle la Mission traverse le continent, c’est pour cela qu’il y a cette sensation qu’ils « arrachent » les informations ou les objets. Ils voyagent trop vite.

Pour terminer, il me raconte que les responsables du Muséum d’Histoire naturelle ont refusé pendant un an de lui permettre de filmer les collections de la Mission Dakar-Djibouti qu’ils conservent. Il en est encore estomaqué qu’une institution publique puisse refuser cela. Il insiste beaucoup pour que je l’écrive. Et il ne comprend pas que, malgré les propositions répétées, le film n’a pas pu être montré au sein du musée du quai Branly, qui travaille pourtant comme on l’a vu sur un projet de recherche collaboratif sur la Mission. Mais avant tout, il aimerait que le film soit montré en Afrique.

On se quitte sur la place, le soleil mange tout. Je me dis que ce serait bien de tirer son portrait. Je regarde autour de nous, l’avenue Victoria, je vois une porte rouge, qui correspond bien à cette énergie chaleureuse qui émane de sa personne. On continue à parler, il se met devant la porte. Je sors mon téléphone, je fais la photo, je le range. Il me dit : « c’est tout ? » Je lui montre la photo : « c’est bien moi ».

Marc Petitjean, réalisateur du documentaire ‘La Mission Dakar-Djibouti 1931. Le butin du Musée de l’Homme. Paris, 30 août 2022..

 

Réalisation : Marc Petitjean
Production : Delphine Morel
Image : Olivier Petitjean
Montage : Isabelle Poudevigne
Musique : Camille Petitjean
Animation : Romain Renault
Voix : Damien Bonnard

PRODUCTION
TS productions
Arte France, TV5

DIFFUSION
Arte France, TV5, 5 avril 2022.

FESTIVALS
Selection au Festival Visions d’Afrique à Montréal. Mention spéciale du jury. Avril 2022.

 

Notes

[1] Créé en octobre 2020, Le vol du Boli est né des multiples voyages de Damon Albarn en Afrique et de sa rencontre avec le metteur en scène Abderrahmane Sissako. Porté par les voix et l’énergie des chanteurs, comédiens, danseurs et musiciens africains et européens, ce spectacle est un hommage et un chant d’amour envers le continent africain et son Histoire. La pièce est reprise du 15 avril au 8 mai 2022.