Le Théâtre tunisien pionnier en matière des droits LGBTQIA+

La liberté d’expression est un des seuls acquis de cette Révolution, qui éclata le 17 décembre de l’année 2010. Cette conquête démocratique  a provoqué la création de plusieurs associations défendant les droits de la communauté LGBTQIA+ et le vote d’une Constitution qui protège les droits des minorités. Le groupe Mawjoudin-We Exist poursuit sa lutte contre les violations des droits des LGBTQIA+ notamment à travers l’art.
 
La pièce de théâtre « Flagrant Délit », mise en scène par Essia Jaïbi, qui a eu lieu vendredi 20 mai à l’espace « le Rio » à Tunisest la dernière initiative spectaculaire de ce mouvement.
 
Un entretien mené par Oussayma Ray
 
 
Le portrait d’Essia Jaïbi, la créatrice de ce spectacle Crédit photo; Bachir Tayachi
Mondafrique. Est ce que vous aviez imaginé que votre nouvelle pièce de théâtre intitulée « Flagrant Délit » produite par l’association Mawjoudin WeExist (en co-production avec l’Art Rue) serait jouée à Tunis un jour?
 
C’était un moment incroyable ! C’est un projet sur lequel on travaille depuis presque un an, quotidiennement, et ce week-end c’était la consécration d’autant de mois de travail et d’immersion dans un sujet pas si évident.
Les trois premières représentations ont affiché complet, donc nous sommes aussi heureux.ses et fier.e.s.
 
 
Mondafrique. On sort tout juste d’une crise sanitaire. La création de « Flagrant Délit » coïncidait sans doute avec la pandémie Covid 19. Quels étaient les problèmes rencontrés pour la mettre en œuvre ?
 
La crainte du Covid est revenue à plusieurs reprises lors de la phase de création. Principalement la crainte de la refermeture des salles. Finalement tout s’est bien passé et aujourd’hui les salles accueillent à nouveau une jauge complète, espérons que ça continue comme ça !
 
 
Mondafrique. Quelles autres difficultés avez-vous pu traverser, votre équipe et vous, dans un pays où les politiques publiques de la culture et des arts est mise au ban ?
 
Il faut tout d’abord préciser que ce projet est complètement indépendant des financements publics du Ministère des Affaires Culturelles ou autre. C’est une initiative de l’Association Mawjoudin WeExist qui a su s’entourer de plusieurs partenaires pour mettre en place un projet aussi lourd et aussi sensible à la fois.
Le problème principal reste bien sûr celui de l’infrastructure et des salles, trop peu de lieux pour des projets multiples. Un travail de logistique et de préparation a dû être fait tout au long du projet.
 
 
Mondafrique. Votre choix s’est porté sur une question tabou en Tunisie.  En effet, l’homosexualité est  punie de trois ans de prison. Ce choix n’était-il pas ainsi risqué?
 
Nous avons choisi de traiter un sujet délicat dans un contexte délicat et le théâtre a le rôle de faire bouger les lignes, d’appuyer là où ça fait mal, de mettre le doigt sur les tabous et les non-dits. Nous avons choisi de prendre le risuqe ensemble, mais avec tout de même beaucoup de prudence. Il s’agit de ne pas mettre en danger les personnes qui participent au projet mais aussi de faire parvenir les messages au plus grand nombre.
La prise de risque est nécessaire pour rendre visible toute une catégorie de la société qui vit encore dans des conditions terribles.
 
 
Mondafrique. Quel est le message de Flagrant Délit ? Et quelle sont vos différentes attentes vis à vis du public ?
 
Les messages de ce spectacle sont multiples et complexes : il s’agit à la fois de sensibiliser, d’expliquer, de dénoncer et de visibiliser. Sensibiliser à une thématique souvent rejetée et ignorée, expliquer la condition actuelle de la communauté, dénoncer les abus et l’injustice (légale et sociale) et enfin faire porter la voie de toute une catégorie de la société tunisienne trop souvent asservie au silence.
Et jusque-là le public a été très sensible à ces différents messages. Les gens sortent bouleversés à la fin de la pièce, ce qui ne les empêche pas de rire et d’applaudir pendant. Mais une émotion intense est palpable à la sortie, nous la saisirons mieux au fur et à mesure des représentations.
 
 
Mondafrique. Votre pièce affichait complet, et ce même lors de l’avant-première. Malgré un tel succès, elle est quasiment absente dans les médias tunisiens. Comment interpréter ce phénomène étrange?
 
Je pense qu’il y a quelque part une gêne à parler de ce spectacle. Comment en parler ? Ce n’est pas évident dans un pays où les médias occultent depuis toujours toute la culture Queer et toutes les questions légales et sociétales autour de ce sujet. Pour le moment, il y a eu un mini reportage et deux interviews, espérons que ça bouge dans les prochains jours. De mon côté aussi j’ai hâte de voir comment les médias tunisiens vont analyser ce spectacle.
 
 
Mondafrique. Quelles sont les réactions du public ? 
 
Le public est en larmes à la fin du spectacle. Les gens ont du mal à parler. C’est très émouvant. Il y a une sorte de prise de conscience de l’état des choses et en même temps une sorte d’empathie inattendue peut-être chez plusieurs d’en eux.elles.
La réaction qui m’a le plus touché vient d’un spectateur assez âgé qui est venu voir le spectacle à la première et qui m’a écrit une lettre le lendemain. Cette lettre m’a beaucoup émue par sa sincérité et par sa tendresse.
 
 
Mondafrique. Vous êtes issue d’une famille d’artistes de grande renommée, d’un père metteur en scène, on parle évidemment de Fadhel Jaïbi et d’une mère comédienne, la fameuse Jalila Baccar. Cela dit, vous avez réussi à vous imposer dans la scène artistique tunisienne et à instaurer une certaine crédibilité, loin de vos liens familiaux, à l’instar d’Abdelhamid Bouchnak, l’étoile montante du cinéma tunisien ainsi que du petit écran, fils du grand interprète tunisien Lotfi Bouchnak. Par quel processus expliquez-vous cela ?
 
Par le travail je pense. Mes parents ont toujours été là, je leur suis extrêmement redevable, car j’ai beaucoup appris d’eux. Mais j’ai aussi fait mon petit bout de chemin : j’ai exploré d’autres styles, j’ai fait différentes rencontres, j’ai fait aussi des expériences lors de mes études en France. Il y a aussi le fait que je sois d’une autre génération, les problématiques et la manière de les traiter n’est pas la même, je puise par exemple dans la culture de ma génération comme les films, les bouquins, les clips, les séries, les performances, etc… C’est un croisement entre l’héritage et le parcours qu’on bâtit seule et un style qu’on essaie de construire au fur et à mesure qu’on avance.
 
 
Mondafrique. Quels derniers mots souhaiteriez-vous ajouter à cette interview ?
 
J’espère que ce spectacle sera vu par le plus grand nombre de personnes en Tunisie et ailleurs, car c’est un sujet primordial aujourd’hui et que nous avons essayé d’ouvrir une fenêtre pour permettre aux gens de voir de leurs yeux ce que subit toute une communauté encore aujourd’hui en 2022 dans un pays qui tend à se développer et à protéger ses libertés.