Tour à tour écorché, sensible et facétieux, Salim Djaferi explore au théâtre de la Bastille au coeur de Paris l’effacement du peuple algérien par la colonisation. Jusque dans les mots devenus autant de chausse trappes ou ces papiers d’identité falsifiés par le colonisateur. Cette ballade linguistique exprime, avec une insoutenable légèreté, les déchirures d’un passé qui ne passe pas.
-« Comment dit-on colonisation en arabe », a demandé Salim Djaferi à sa mère, Fatima, dite mimi, qui a voulu prendre en France le nom de Milena.
-« Koulounisation », lui a-t-elle répondu. Encore que Fatima/Milena ne nomme jamais cette période tragique de l’histoire algérienne, sauf pour dire: « Ils sont partis ». « Ils », à savoir les colonisateurs français.
« En juillet 2018, raconte l’auteur et comédien, j’étais à Alger pour la première fois. Mes origines algériennes m’avaient déja rendu curieux de la colonisation de l’Algérie et particulièrement de la période qui a précédé son indépendance. J’avais une connaissance assez superficielle et succinte du sujet, provenant essentiellement d’historiens français, de bribes de récits familiaux et de manuels scolaires presque muets ». Notre comédien se rend alors dans une librairie de la place de l’Émir Abdelkader au centre d’Alger et y cherche un rayon « Guerre d’Algérie », mais sans succès. Interrogée, la libraire algérienne lui expliquera que « tous les ouvrages sur la guerre d’Algérie se trouvent au rayon Révolution ».
Sur le fil de l’Histoire
Salim Djaferi a percuté un iceberg souterrain aux ramifications sémantiques et idéologiques immenses qu’il faut explorer si on souhaite, un jour, parvenir à cette « réconciliation des mémoires » pour laquelle l’historien Benjamin Stora a plaidé si longtemps sans parvenir à faire travailler ensemble historiens français et algériens. Gageons que sur cette scène de théâtre dépouillée, où des papiers d’identité écornés sont suspendus à des cordes à linge sur fond de murs blancs et vierges, l’effacement de la colonisation est mis à nu.
Derrière le langage !
Salim Djaferi invente un genre nouveau, l’enquête sur les interférences sémantiques entre les deux langues, la française et l’algérienne! Cette recherche linguistique lui fait découvrir comment son grand père Ahmed Jelloul, originaire du village de Sidi Jilleli, devient avec l’occupation française Ahmed Jelal pour finalement être inscrit sur les registres de la colonisation comme Ahmed Ould Ahmed! « On devient étranger, mais chez soi », ironise le comédien, avec une douceur assassine.
L’enquête qu’il mène sur le verbe « coloniser » tel qu’il est utilisé dans des ouvrages historiques, y compris les traductions des livres de Frantz Fanon, révèle que les racines en arabe ont deux significations: la première renvoie au fait de « déposséder et de repeupler » et la seconde au fait de « détruire ». Et le comédien d’expliquer sans dramatisation inutile ni ressentiment apparent: « la colonisation a effacé des noms, des rues et ces corps algériens jetés dans la Méditerranée, les pieds coulés dans le béton, une technique utilisée ensuite par la dictature argentine qui a pris modèle sur l’armée française ».
Après les mots, le sang
Après les mots, survient le réel, la restitution d’un entretien, lors d’un journal télévisé (JT) d’Antenne 2, entre le journaliste Claude Serillon et le général Paul Aussaresses, coordinateur du renseignement à Alger sous les ordres du général Massu, inspirateur de la dictature qui a sévi en Argentine et auteur d’un livre où, décomplexé, il assume et défend l’usage de la torture (1).
-« Vous participiez aux tortures », demande le présentateur au militaire
-« Non », répond le militaire
-Vous avez participé à des exécutions sommaires? », s’interroge Serillon
-« Oui, vingt quatre fois « , répond le même
-« Avez vous des remords? », insiste le journaliste
-« Non », conclut le bon général
La tête de « Salim » cognera contre les panneaux de polystyrène blancs, qui s’entassent sur la scène badigeonnés d’un liquide route. Du sang, la menace de l’effondrement. Jusqu’à ce qu’une main secourable d’une spectatrice appelée en renfort par le comédien, à moins qu’il ne s’agisse d’un ange, n’efface les traces sur son visage.
L’effacement, toujours!
À la fin du spectacle, le comédien en appellera au refus du colonialisme et au respect du droit international, deux exigences qui sont, selon lui, revendiqués lors des rassemblements, chaque samedi, en faveur des Palestiniens. La salle, transportée, applaudit.
(1) Paul Aussaresses, « Services spéciaux Algérie, 1955-1957,Édition Perrin, 2000.
« Koulounisation », Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011 Paris, Réservations 01433574214 Du 29 avril au 12 mai à 19h, sauf les samedis et dimanche à 17h. Relâche les 1er et 8 mai et le jeudi 9 mai.
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