Le film tunisien « À peine j’ouvre les yeux » de la réalisatrice Leyla Bouzid dénonce, à travers le portrait d’une jeune et rebelle chanteuse rock, la répression politique mais aussi le conservatisme social des dernières années de la dictature du général Ben Ali. À voir par tous ceux qui oublieraient aujourd’hui ce qu’était une Tunisie privée de liberté !
Une chronique de Christian Labrande
L’action de ce premier long métrage de la réalisatrice Leyla Bouzid se passe à Tunis durant l’été 2010. C’est le portrait incisif et très libre de Farah une jeune chanteuse de rock dont la liberté se heurte aux conservatismes de la société tunisienne de la fin du règne de Ben Ali.
A peine j’ouvre les yeux est à voir absolument car à travers ce portrait d’une jeune chanteuse il traite des problèmes qui assaillent une société à bout de souffle et des révoltes qu’elle suscite. Mais il est , et c’est là sa force, un très beau film sur le pouvoir émancipateur de la musique.
Farah est incarnée par la chanteuse et actrice Baya Medhaffar. Et si le message du film de Leyla Bouzid est si fort il tient à la puissance évocatrice de la musique qui l’ accompagne un mélange détonnant de raï et de rock et la voix d’une chanteuse aux accents proprement envoutants.
Une des premières scènes du film campe d’emblée la problématique, la mélopée chantée par Farah, un chant qui séduit une partie de l’assistance de la salle et en trouble une autre avec ces paroles « quand je vois ce monde de portes fermées , je m’enivre et ferme les yeux, a peine je rouvre les yeux je vois des gens qui s’exilent traversant la mer en pèlerinage vers la mort ».
« Tourner, tourner, tourner, tourner »
Farah et son jeune amant, le joueur de oud qui l’accompagne sont rapidement repérés par la police. Mais la jeune chanteuse, indifférente au danger radicalise les textes de ses mélopés parfois proches de la transe évoquant le mouvement giratoire des derviches : « où que tu ailles tu es au pied du mur et tu te retrouves à tourner, tourner, tourner, tourner…. »
La radicalisation de farah se heurte de front aux institutions répressives de la société tunisienne. Pression de famille qui veut que les dons évidents de la jeune fille soient consacrés à ses études de médecine plutôt qu’à la musique ; dans ce conflit le personnage de la mère est particulièrement attachant ; tout en réprimant sa fille , elle laisse transparaître à son endroit une admiration qui lui rappelle les révoltes auxquelles elle a dû renoncer par conformisme ; ou la figure du père obligé de travailler loin de capitale et donc de sa fille chérie car il refuse de s’inscrire au Parti tout puissant ; et qui finira , par lâcheté aussi, à faire finalement amende honorable.
La menace d’une répression policière de plus en plus brutale, la peur de représailles finissent par avoir raison du groupe de musiciens qui accompagne Farah, interrogée sans ménagement dans une cave d’un commissariat de Tunis.
Le film est aussi un réquisitoire contre une société à la violence arbitraire et traversée par une corruption omniprésente.
Une œuvre forte donc d’une jeune réalisatrice qui est passée par la FEMIS ,( elle est née en 1984) et qui depuis la réalisation de ce premier opusqui a transformé l’essai avec son deuxième long métrage remarqué, Une histoire d’amour et de désir (2021) que nous aurons sans doute l’occasion de chroniquer dans ces colonnes.
A peine j’ouvre les yeux. Réal : Leyla Bouzid.95 min. 2015
Avec Baya Medhaffar ; Ghalia Benali, Montassar Ayari, Lassaad Jamousi… Sur Arte.