Avec 80 mots de Tunisie, Emna Belhaj Yahia explore l’âme de son pays à travers 80 mots du dialecte tunisien. Entre autobiographie et analyse sociologique, elle offre un portrait tendre et critique de la culture tunisienne contemporaine.
Dans son ouvrage 80 mots de Tunisie, Emna Belhaj Yahia nous entraîne dans une exploration de la culture tunisienne, en prenant pour ancrage la dérija, cet arabe dialectal qui rythme le quotidien tunisien. À travers 80 mots emblématiques, elle compose un dictionnaire sensible où s’entremêlent émotions, histoire et sociologie, dépassant largement le cadre linguistique. En 192 pages, l’autrice mêle avec brio cinq approches complémentaires : philologie, histoire, sociologie, psychanalyse et autobiographie. Cette œuvre singulière, publiée aux éditions L’Asiathèque en 2024, navigue habilement entre essai, autobiographie et analyse culturelle. La préface signée par Frédéric Bobin, journaliste au Monde et fin connaisseur de l’Afrique du Nord, souligne la justesse du regard de l’autrice.
En écho au concept d’« identité narrative » développé par Paul Ricoeur, selon lequel l’identité se construit par des récits liant passé et présent, Belhaj Yahia compose ici le récit d’une Tunisie qui se raconte à travers ses mots, entre héritage et modernité.
Dès les premières pages, Emna Belhaj Yahia place la dérija au cœur de son projet. Loin d’être un simple « parler », la dérija est ici dépeinte comme un espace vivant, à la fois individuel et collectif, où se reflète l’âme d’une nation. Dans son avant-propos, l’autrice écrit :
« Longtemps, j’ai cru que l’arabe ‘dialectal’ tunisien n’était pas une vraie langue. » Cette remarque révèle un préjugé historique largement partagé, qui minimise la richesse culturelle des langues non standardisées.
Pourtant, c’est cette langue que les Tunisiens utilisent pour exprimer leurs émotions les plus profondes. Belhaj Yahia démontre que chaque mot porte en lui les traces d’une histoire ancienne et les marques d’une résilience face aux bouleversements politiques, à l’image de y’aïchek (merci) ou chêhya tayyba (bon appétit). Ces mots, simples en apparence, révèlent une culture qui sait s’adapter sans se renier.
Cette langue du quotidien, que Belhaj Yahia explore avec la précision d’une philologue et la sensibilité d’une romancière, devient le miroir d’une société en perpétuelle mutation. En écho à la pensée de Ricoeur, chaque mot devient un « récit » en soi, un fragment d’identité narrative. Cette approche permet à l’autrice de construire un portrait nuancé de la Tunisie contemporaine, sans idéalisation mais avec une profonde tendresse.
En cela, 80 mots de Tunisie se distingue comme un acte de mémoire à part entière, où la langue devient le vecteur principal de transmission culturelle.
Une réflexion sur les contradictions tunisiennes
L’humour occupe une place centrale dans 80 mots de Tunisie, où il devient sous la plume d’Emna Belhaj Yahia un véritable instrument d’analyse sociale. À travers des termes comme tfedlik (plaisanterie) ou sokhria (ironie), l’autrice révèle comment les Tunisiens manient la dérision pour affronter une réalité souvent complexe, marquée par des défis sociaux et économiques persistants.
« Le ‘dhmâr’ est plus qu’une plaisanterie : c’est une petite lueur dans une longue nuit. »
Cette image éloquente traduit la force de l’humour tunisien, véritable rempart contre l’adversité. L’autrice y voit une forme de dignité collective, tout en soulignant sa dimension subversive. Son analyse, loin de tout folklore, s’inscrit dans une démarche résolument engagée. Elle interroge notamment, à travers le cas d’Ons Jabeur (joueuse de tennis tunisienne, première femme arabe à atteindre la finale d’un tournoi du Grand Chelem), qui incarne à la fois une source de fierté nationale et un miroir des attentes sociétales.
L’autrice décrit comment, à travers l’humour et les expressions dérijes, la réussite d’Ons Jabeur est perçue non seulement comme une victoire individuelle, mais aussi comme un symbole des tensions entre tradition et modernité dans la société tunisienne, illustrant ainsi les contradictions d’une société où l’humour permet de désamorcer les tensions tout en ouvrant la voie à une réflexion plus profonde.
L’autobiographie comme miroir sociétal
80 mots de Tunisie se dévoile comme une exploration personnelle où Emna Belhaj Yahia, philosophe et militante féministe, tisse une toile délicate entre ses souvenirs intimes et l’âme collective de son pays. Chaque mot choisi devient un prisme à travers lequel elle observe les métamorphoses de la société tunisienne.
« Ces mots du quotidien, du cœur et de la mémoire collective […] tissent, en silence, l’étoffe même de notre identité. »
Cette réflexion, ancrée dans le terreau tunisien, transcende les frontières pour interroger des thématiques universelles : l’évolution des traditions, les défis de la modernité, les fractures identitaires. L’ouvrage s’inscrit naturellement dans le sillage de ses œuvres précédentes comme En pays assoiffé et Jeux de rubans, tout en innovant par sa structure fragmentée qui épouse les contours d’une société en mutation.
Membre de l’Académie tunisienne des sciences, l’autrice déploie une érudition remarquable pour décrypter les subtilités de la langue et de la culture tunisiennes. En puisant dans les champs de la philologie, de l’histoire, de la sociologie, de la psychanalyse et de l’autobiographie, elle compose un portrait nuancé d’un pays en perpétuelle transformation, où chaque mot devient le gardien d’une mémoire collective en mouvement.