Le brouillage des frontières entre engagement intellectuel, dérives dangereuses et liberté d’expression se fait de plus en plus saisissant à travers la désormais double affaire qui concerne Boualem Sansal et Kamel Daoud, deux écrivains franco-algériens de langue française. «
Mouloud Meziane, sociologue
« La pensée complexe n’est pas inscrite dans l’éducation. » Edgar Morin
Le premier vient d’être arrêté en Algérie, vraisemblablement en raison de ses prises de position politiques et de son discours critique à l’égard du régime algérien. Le second, quant à lui, dont le prix Goncourt 2024 a été largement contesté, surtout en Algérie, en raison de ses idées et de sa posture sur les questions importantes du temps présent, se trouve au cœur d’une polémique qui ne cesse d’alimenter les tensions entre les deux rives de la Méditerranée
Un contexte de répression et de manipulation
On ne tire pas sur les ambulances. Il faut avant toute chose dénoncer l’hystérie désormais caractéristique du régime algérien, devenu tristement totalitaire, dont l’instrumentalisation du passé colonial et de la guerre d’Algérie a atteint un paroxysme néfaste. Son discours, anti-français par définition d’une certaine manière, s’avère d’autant plus problématique qu’il semble fonctionner en miroir avec celui de certaines voix en France, pour lesquelles la reconnaissance des crimes coloniaux et de ceux commis durant la guerre d’Algérie demeure inacceptable.
Il est important de rappeler ici que la France est aussi le pays de plusieurs millions d’Algériens double-nationaux, et qu’un lien indélébile unit les deux pays par-delà une histoire tumultueuse.
J’ajoute qu’il est nécessaire de redire que si la colonisation est un chapitre sombre de l’histoire de France, l’anticolonialisme a toujours été présent, même en minorité, contrairement à ce que les simplifications veulent. C’est un combat qui fut porté tout au long de notre histoire par des intellectuels et des politiques célèbres et qui se poursuit sous d’autres formes aujourd’hui. De plus, nous sommes des millions à être viscéralement attachés aux valeurs universelles françaises, et à porter dans le même temps un regard critique sur ce qu’a été la perdition coloniale qui les contredit, tout comme les errements de la guerre d’Algérie et du régime Vichy.
Et ce n’est pas parce que je m’appelle Mouloud que je dois faire ici une « confession de foi » pour prouver cet attachement. Ces valeurs, je les revendique comme miennes, au même titre que celles qui m’ancrent dans mon héritage algérien.
Les dérives et le silence face à l’injustice
Dans ce cadre, il est essentiel de redire que Boualem Sansal n’a rien à faire en prison. Il doit être libéré immédiatement, à moins qu’il ait commis un crime ou un délit qui justifie cette incarcération, auquel cas les charges doivent être explicitement formulées et examinées dans un cadre judiciaire transparent. La privation arbitraire de liberté est une atteinte aux principes fondamentaux que tout régime devrait respecter, quels que soient les différends intellectuels ou idéologiques que l’on pourrait avoir avec un individu.
La posture actuelle du régime algérien, qui instrumentalise les tensions franco-algériennes pour asseoir son pouvoir, constitue un aveu de faiblesse. Elle reflète une obsession de contrôle sur les récits et les voix dissidentes, tout en alimentant une rhétorique anti-occidentale qui, loin de servir la souveraineté du peuple algérien, l’éloigne davantage des valeurs de liberté et de justice auxquelles il aspire.
Critiquer sans cautionner
Dénoncer les dérives de Boualem Sansal et aussi de Kamel Daoud, n’est donc absolument pas cautionner ces pratiques répressives, mais bien de revendiquer une critique équilibrée, fondée sur des valeurs universelles. Il est plus que nécessaire, hélas, aujourd’hui, de faire cette mise au point dans un monde politico-médiatique qui interroge.
La liberté d’expression est un droit fondamental, et ce droit doit être défendu avec fermeté, y compris lorsque les opinions exprimées peuvent heurter ou diviser.
Oppressions croisées et dérives intellectuelles
Kateb Yacine affirmait en 1983 dans un entretien : « J’ai vécu longtemps en France et je sais comment est reçu le message d’un écrivain algérien, comment il est détourné, déformé ; comment la machine littéraire, la presse, les salons, les prix littéraires aboutissent finalement à une immense conspiration contre l’Algérie, l’Afrique, le Tiers-Monde et tout ce que nous sommes, nous. »
Ces propos, empreints de lucidité et d’amertume, traduisent la méfiance profonde d’un écrivain engagé envers les structures occidentales de légitimation culturelle, qu’il percevait comme des outils de domination intellectuelle et symbolique. Ils éclairent, avec une pertinence toujours actuelle, les trajectoires de Boualem Sansal et Kamel Daoud, soulignant à quel point les écrivains issus du monde postcolonial doivent constamment négocier une position précaire, entre reconnaissance internationale et fidélité à des valeurs ou des causes locales. Cette tension, déjà omniprésente dans l’œuvre et les engagements de Kateb Yacine, révèle les défis persistants auxquels sont confrontées les voix dissidentes face aux mécanismes contemporains de manipulation et de détournement des discours critiques.
Les dérives de Sansal et Daoud ne peuvent donc être dissociées du contexte dans lequel elles s’inscrivent : une instrumentalisation réciproque entre des écrivains en quête de reconnaissance et des courants idéologiques en quête de légitimité. Leurs itinéraires révèlent un double naufrage, à la fois moral et intellectuel, où la quête de visibilité les a conduits à sacrifier la complexité de leurs engagements sur l’autel de postures simplistes et clivantes. Plus encore, ils incarnent une forme de négation insidieuse de ce qu’ils sont censés représenter au plus profond d’eux-mêmes, et, disons-le, une trahison qui, paradoxalement, les rend responsables d’un rôle qu’ils ne peuvent fuir.
La France, l’Algérie et le Monde : une triangulation complexe
Cette double affaire Sansal-Daoud nous éclaire sur les tensions persistantes entre la France et l’Algérie, ainsi que sur le rôle du passé colonial dans ces relations. D’un côté, Sansal et Daoud, en s’alignant sur des discours simplistes, nourrissent les tensions en réduisant la complexité historique et sociale à des oppositions binaires. De l’autre, un régime algérien qui exploite ce type de controverse pour renforcer sa posture anti-occidentale tout en muselant les voix critiques.
Et pendant ce temps, les islamistes continuent de tisser leur toile, contre toute forme de modernité et pour tout dire, de vie.
Mémoire coloniale et responsabilité historique
L’affaire Sansal rappelle que la colonisation reste une plaie ouverte, non seulement pour l’Algérie, mais aussi pour la France. L’arrogance avec laquelle certains intellectuels français, proches de l’extrême droite, défendent aujourd’hui Boualem Sansal, tout en niant les crimes coloniaux, montre que le travail de mémoire est loin d’être achevé. Cette posture révèle une instrumentalisation insidieuse : les critiques formulées par Sansal et d’autres sont exploitées pour justifier des visions rétrogrades, renforçant un discours qui perpétue la domination symbolique et l’aveuglement historique.
Dans leur tentative de redéfinir leur place dans cet espace postcolonial, Boualem Sansal et Kamel Daoud semblent avoir perdu leurs repères. En France, ils deviennent les figures de proue d’un discours qui instrumentalise leurs critiques pour conforter des idéologies conservatrices et parfois réactionnaires. En Algérie, ils se retrouvent rejetés, notamment par un régime qui exploite leurs dérives pour discréditer toute opposition ou contestation, créant un cercle vicieux où la critique perd de sa substance et de sa légitimité.
Pierre Bourdieu éclaire une partie de cette mécanique lorsqu’il affirme (dans son ouvrage « la domination masculine » publié en 1998) : « Les dominés appliquent des catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination, les faisant ainsi apparaître comme naturelles. Ce qui peut conduire à une sorte d’auto-dépréciation, voire d’auto-dénigrement systématiques. ». Il est en effet remarquable de voir à quel point ces deux écrivains ont adopté des schémas narratifs imposés par les courants bien-pensants, souvent proches de l’extrême droite, y compris sur la question palestinienne qui a une portée universelle, compromettant ainsi la portée et l’intégrité de leur discours critique.
Refuser les assignations
Cette double affaire ne doit pas nous conduire à choisir entre le régime algérien autoritaire, les dérives islamistes ou les simplifications de l’extrême droite française. Elle nous invite, au contraire, à refuser ces assignations en bloc, à défendre des valeurs de liberté, de justice et de nuance intellectuelle.
La mémoire coloniale, la critique des régimes autoritaires et la lutte contre les extrémismes religieux ou politiques nécessitent une pensée complexe et courageuse, à mille lieues des postures adoptées par Boualem Sansal et Kamel Daoud.
L’héritage de figures comme Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, et Jean Amrouche, ou encore les analyses de Sartre, Bourdieu et de Beauvoir, si on ne s’en tient qu’à ceux-là, nous rappellent que la véritable lutte intellectuelle est celle qui dépasse les simplifications pour embrasser la complexité. C’est cette responsabilité intellectuelle qu’il nous faut revendiquer aujourd’hui.