Sept ans après la Révolution tunisienne, le peuple tunisien aspire désormais à plus d’autorité et les élites voient dans la transition démocratique une régression.
La Tunisie est arrivée à cette situation paradoxale où le président Beji Caïd Essebsi, dit BCE, est le principal responsable des impasses de la transition tunisienne, mais le seul verrou contre le sursaut sécuritaire auquel aspire une partie importante du peuple tunisien. D’où une situation particulièrement instable que les bonnes paroles d’Emmanuel Macron en visite officielle à Tunis, la semaine dernière, n’ont évidemment pas réussi à améliorer faute de moyens budgétaires conséquents à offrir à l’ami tunisien.
La Tunisie va mal et personne ne l’ignore, même si l’aura méritée d’une transition démocratique réussie, la première du « printemps » arabe de 2011, a permis longtemps de masquer la réalité. Le pays réel ne croit plus guère aux vertus de la démocratie parlementaire du pays « légal ». Certes, les palabres des élites politiques à Tunis ont accouché d’une belle constitution débarrassée de toute dérive salafiste et ont fait obtenir un magnifique prix Nobel à la mythique société civile tunisienne représentée par le fameux Quartet. Hélas, cette transition démocratique a laissé sur le carreau ldepuis sept ans a Tunisie de l’intérieur, cette jeunesse délaissée qui hésite entre émigration et djihad.
Ben Ali plus la liberté d’expression
La dure vérité, la voici: la plupart des Tunisiens rêvent à un retour vers un régime fort, où règnerait un Ben Ali malgré tout respectueux de la liberté d’expression à laquelle ils se sont habitués depuis la révolution de 2011. La dévaluation féroce du dinar et une terrible inflation ont paupérisé la légendaire classe moyenne tunisienne. La retraite d’une colonel major de l’armée -soit le haut du panier) atteint 1600 dinars- soit 530 euros…
Cette crise qui a vu fondre les revenus touristiques et et fuir les entreprises qui s’étaient délocalisées en Tunisie a jeté dans les rues, en janvier denier, des milliers de tunisiens devenus pauvres. Cette Tunisie des oubliés, majoritaire, est prête, demain à repartir pour de nouvelles jacqueries. La sécheresse qu’a connu le pays cette année n’a guère amélioré les revenus d’une population restée rurale pour un bon tiers de la population.
Face à cette régression économique, le président Beji a montré une incapacité à réformer la société et à réguler les appétits de son entourage et notamment de ses fils qui n’ont rien à envier, par leur niveau de corruption au clan de Leila Trabelsi, l’épouse de l’ex président Ben Ali. L’alliance que le chef de l’Etat a conclu avec Rached Ghannouchi, le leader charismatique du mouvement islamiste tunisien, lui donne un semblant de paix sociale et l’illusion d’être le père de la Nation, comme l’était son modèle Habib Bourguiba, mais au prix d’une cogestion du pouvoir paralysante. Toute tentative de réforme est entravée, comme le constate l’excellent think-tank de chercheurs émérites, « Crisis Group », pourtant favorable à l’intégration des Frères Musulmans dans le jeu politique tunisien.
Dans cette union nationale largement stérile, les postes sont distribués, au trébuchet, comme autant de prébendes pour les amis du pouvoir. Un parti unique mais à deux tètes, Beji et Ghannouchi, voici le triste acquis de la démocratie parlementaire à la tunisienne.
Une « pause » dans la transition
La santé défaillante du chef de l’Etat, 92 ans et des dialyses quasi quotidiennes, n’est un secret pour personne. Et surtout pas pour ceux qui au sein de l’Etat, rêvent à une pause dans le processus démocratique, vécu comme une régression sur la voie de la modernisation du pays.
Encore que pour mener à bien un éventuel coup d’état médical comme celui dont a été victime en 1987 feu le président Bourguiba, il faudrait que Beji Caïd Essebsi soit pratiquement absent de la scène politique tunisienne. Ce qui n’est nullement le cas, bien au contraire. On voit même le chef de l’Etat, malgré un emploi du temps aménagé et des forces déclinantes, présidentialiser son régime. Ainsi un haut conseil a été installé au Palais de Carthage sous prétexte de sécurité intérieure,animé par un haut gradé, et qui double en fait le gouvernement sur à peu près tous les domaines. Au risque d’une confusion des responsabilités entre le président et son jeune Premier ministre, sans même parler du contentieux entre le même Beji Caïd Essebsi et le ministre de la Défense..
Dans cette volonté de renforcer son pouvoir, le Président tunisien n’échappe pas toujours à quelques carices qui ne le grandissent pas. Ainsi les opposants au président tunisien n’ont pas eu la chance d’être conviés au Palais de Carthage pour la réception donnée en l’honneur du président français, Emmanuel Macron, lors de sa visite en Tunisie les mercredi 29 et jeudi 30 janvier 2018. Les services de l’Elysée à Paris avaient pourtant insisté pour qu’aucun représentant du peuple tunisien ne soit exclu de ce moment symbolique fort où le chef de l’Etat français rencontrait les forces vives du pays. Tel n’a pas été le souhait du président Beji Caïd Essebsi qui n’a pas envoyé de carton d’invitation aux représentants des mouvements qui s’opposent à la politique du gouvernement, fussent-ils le plus légalement du monde représentés au sein de l’Assemblée tunisienne.
Il reste que BCE dispose encore de nombreux atouts dont il joue habilement. L’élection démocratique dont il a bénéficié en 2014, le pare d’une légitimité dont ne dispose aucun des chefs des 214 (!) partis politiques tunisiens. Le sens tactique aiguisé qu’il montre durant les quelques heures quotidiennes de lucidité lui permet de déjouer les complots politiques et de recomposer des alliances. Son aura de ministre de Bourguiba et les bonnes relations qu’il cultive avec les pays du Golfe et les Etats Unis lui donnent une stature internationale.
Amoureux du pouvoir plus que de l’Etat, Beji est la source majeure des malheurs de son pays. Mais il est aussi probablement le verrou contre la tentation autoritaire qui se dessine. Pour combien de temps?