Tunisie : embrasser ou mourir

Silhouette of romantic young couple kissing at sunset backlit

Alors que huit Tunisiens sont morts noyés et 38 disparus dimanche 8 octobre lors d’une tentative de migration clandestine au large des îles de Kerkennah, un tout autre sujet fait la une de l’actualité en Tunisie.

Quelques jours auparavant, à Gammarth, dans la banlieue nord de Tunis, un Franco-Algérien et une Tunisienne ont été arrêtés puis condamnés à de la prison pour « atteinte aux bonnes mœurs » et « outrage à un fonctionnaire ». Accusés de s’être embrassés sur la voie publique, ils ont écopé d’une peine de 4 mois et à trois mois de prison, respectivement, chacun.

Touche pas à mon image !

La tragédie de Kerkenah aurait, en temps normal, étendu le deuil porté par les familles des disparus aux plateaux des médias tunisiens et suscité l’ire des partis politiques. C’est pourtant l’affaire de la condamnation du « baiser » et ses conséquences sur le tourisme et l’image du pays qui préoccupe l’opinion. Caisse de résonnance habituelle de ces contradictions, l’opinion tunisienne s’est déchirée sur les réseaux sociaux.

La médiatisation de l’affaire à l’étranger, en particulier en France, a perturbé la quiétude habituelle d’un système judiciaire en décalage avec les changements constitutionnels de l’après Révolution. L’affaire de ces deux jeunes a révélé l’ampleur des contraintes sociales et des injustices qui pèsent encore sur le pays dont la Constitution, adoptée il y a trois ans, fut vantée comme l’une des plus progressistes du monde arabe.

De son côté, le naufrage du 8 octobre a mis en lumière la détresse économique et sociale dans laquelle reste plongée la jeunesse tunisienne. La vie en Tunisie ne les fait plus rêver. Pour beaucoup de jeunes désœuvrés des quartiers populaires, vivre dans leur pays n’offre plus aucune garantie de réussite. Ils ne s’y sentent plus vraiment vivants.

Deux Tunisie, deux rêves

Malgré une détresse partagée, l’inégalité de couverture médiatique accordée aux deux affaires renforce le mur désormais dressé entre deux Tunisie.  L’une aspirant prioritairement à un progrès économique et social, et l’autre aux libertés individuelles. Deux Tunisies aux priorités diamétralement opposées. L’une demandant à survivre, manger, travailler et préserver sa dignité humaine. L’autre rêvant de lois et de démocratie.

Deux Tunisies qui, souvent, se détestent copieusement dans une lutte des classes que tout oppose. Les choix politiques des classes populaires ont donné aux islamistes leurs meilleurs scores. Les élites francophones ont perdu tout espoirs dans les partis progressistes qui ont porté leurs valeurs dès les premières élections. La ghettoïsation urbaine et régionale des classes populaires creuse le gouffre béant avec les élites. Ces deux Tunisies ne s’écoutent pas. Elles opposent l’identité arabo musulmane et le retour aux sources à l’occidentalisation des mœurs. Elles s’opposent sur les choix artistiques, culturels, festifs, etc. D’ailleurs, on n’écoute plus rien en Tunisie, tout le monde veut s’exprimer et faire passer son message. Ecouter les autres passe en dernier.

Condamnés pour désespoir

Le péril des migrants ne signifie pas que l’affaire du « baiser » est sans importance. Les libertés « fondamentales » sont cruciales pour tout pays qui aspire à la démocratie. Les valeurs de la République ne doivent, pour rien au monde, être biaisés par l’acharnement judiciaire.

L’heure de la révision des priorités a peut-être sonné pour une Tunisie victime d’une classe politique incompétente, des dictions du FMI, de la corruption des hommes d’affaires, de l’inflation, de la mauvaise gestion et d’une absence de vision stratégique. En appauvrissant encore plus les pauvres et en mettant à l’abri les rentiers, le gouffre entre les deux Tunisies continuera à se creuser.

L’actualité dramatique interrogerait pourtant chaque tunisien dans la mesure où chaque immigrant noyé, chaque acharnement policier, est un dégât économique et social pour cette Tunisie nouvelle. Ceci est d’autant plus triste que l’économie nationale a besoin de jeunesse et de fraicheur.

“Ce qui ne peut être évité, il faut l’embrasser.” Disait Shakespeare. Ironie du sort, à défaut d’éviter la mort, ces jeunes ne peuvent s’embrasser.

M.E.B