Tunisie, la réforme de l’héritage…et après?

La journaliste tunisienne Mounira El Bouti émet des réserves sur la façon dont le président tunisien Beji Caïd Essebsi a fait de la répartition égalitaire de l'héritage entre hommes et femmes une réforme totalement prioritaire. Il existe bien d'autres chantiers à ouvrir pour promouvoir la femme tunisienne

La nouvelle Constitution de 2014 stipule que « citoyens et citoyennes sont égaux en droits et devoirs ». Dans les faits, on en est loin

C’était le 13 août, à l’occasion du 61 ème anniversaire du CSP (Code du statut personnel) communément appelé « Fête de la femme tunisienne ». Notre président Béji Caïd Essebsi annonça que le gouvernement allait passer à la mise en place de l’égalité dans l’attribution de l’héritage entre les deux sexes. Ce n’est pas pour en réduire l’importance que nous qualifions ces initiatives de secondaires. D’autres chantiers existent, nettement plus prioritaires.

Vernis de féminisme  

Les émotions et les pulsions libératrices ne manquent pas en Tunisie. Les discours jadis truffés de slogans électoraux, de versets coraniques, et de mots clés tels que développement, sécurité, jeunesse, droits de la femme, ont été remplacés par d’autres qui ont privilégié la novlangue avec le même contenu de fond.  Les voix du « pour » et du « contre » se sont élevées très vite.

Toutefois, par manque d’arguments fédérateurs, par peur ou par complicité idéologique, certains ont préféré garder le silence, y compris sur les réseaux sociaux qui sont, habituellement, une tribune libre accessible.

Il est important de rappeler en relatant la succession d’évènements  que le président Béji Caïd Essebsi a été élu par un million de voix féminines. Il est donc politiquement légitime de commencer sa campagne en s’adressant à celles qui l’ont élu. Et il est politiquement intelligent de dissimuler ses échecs par de « gros challenges ». Comme disait Jean de La Fontaine, «  apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute ».

Celui qui l’écoute ici se résume aux femmes présentes dans la salle : beaux visages, beaux tailleurs, et postes confortables. Nous ignorons jusqu’à maintenant si les femmes vivant à 500 kilomètres de Carthage ont écouté le discours, ou si elles étaient trop occupées à cueillir les olives, retourner la terre ou écraser les tomates. L’on se demande aussi si celle qui était chez elle, en face de son poste de télé caché par le bras violent de son époux qui avançait hâtivement vers sa figure, a eu la présence d’esprit d’écouter ce discours qui la concerne. Les autres femmes auront droit à un compte rendu du discours qui leur parviendra dans quelques années à travers les manuels scolaires,  la télévision ou par la force des choses : les tribunaux, entre autres.

Egalité femmes-femmes 

Il faut dire que ces femmes marginalisées sont dans le tort : elles sont trop loin, peu expressives et peu exigeantes. Elles n’ont pas encore appris à taper sur tes tables et dire expressément ce qu’elles veulent. Mais que veulent les femmes ?

Certaines diront avec des accents différents, du sud ou du nord, qu’elles veulent simplement vivre en paix : sans être sans cesse agressées, manger à leur faim, travailler, accéder aux soins et s’instruire. Elles veulent aussi assurer un avenir à leurs enfants, surtout aux filles. De prime à bord, ces demandes semblent faire partie de l’acquis mais regardez bien autour de vous : en Tunisie profonde rien n’est acquis, et ce n’est pas l’égalité d’héritage qui y changera grand-chose.

La dignité aux opprimés

C’est dire que le problème des idées proposées par le président n’est pas dans le principe ni dans l’extrapolation religieuse qui reste à étudier. Il réside dans l’égalité femmes-femmes avant même celle des deux sexes. Plus loin que le timing, que la situation de crise que nous vivons et tout le travail à faire pour en sortir, le fait est qu’il faut commencer par le commencement.

Qu’on se le dise, la poudre aux yeux, les euphémismes et le marketing politique ne nous feront pas payer notre dette. Ce sont ces femmes marginalisées, dont les droits sont bafoués, qui font tourner la machine économique par leur sueur. Ce sont ces femmes qu’on transporte comme du bétail, entassées dans des camionnettes, qui nous ramènent les olives, les dates, les agrumes et tout ce qui nous fait survivre. Pourtant, la Révolution a éclaté pour instaurer la justice et redonner la dignité aux opprimés…

Paradoxalement, ce sont ceux qui ont toujours joui de leurs droits qui en redemandent. Ce sont les mêmes victimes qui n’ont toujours pas de défenseurs. Il y a pourtant tellement de choses que ces gouvernements auraient pu faire pour la femme : baisse des impôts pour les femmes entrepreneures,  facilitation d’accès au crédit, régularisation de la situation des femmes exerçant dans l’informel et lutte contre l’abandon scolaire précoce chez les filles. Mais ce n’est pas le moment pour certains…

Les mentalités avant les lois

Force est d’admettre que l’opportunité lancée par le président est plaisante tant elle part d’un principe d’égalité, mais faut-il encore que la sémantique reflète une réelle volonté d’instaurer l’égalité et des efforts effectués sur tout le territoire à part égale. D’ailleurs, aucune proposition concrète de texte législatif n’accompagne ces annonces, à ne plus pouvoir distinguer la part d’opportunité de celle de l’opportunisme…

Une question se pose ici : de quoi allons-nous hériter si la valeur n’est pas créée ? Qu’allons-nous léguer à nous enfants si nous n’avons même pas de quoi les nourrir ?Malgré tout, le plus important est qu’ils héritent de nous le savoir, l’éducation, l’amour de la patrie et le savoir-vivre qui sont loin d’être monnaie courante de nos jours. Nos enfants n’ont pas besoin d’argent, ils ont besoin d’amour et de valeurs pour construire demain, ce qui les enrichira.

La qualité de nos débats, la teneur de nos arguments et la nature de nos échanges en disent long sur notre frustration. Il serait judicieux de faire évoluer les mentalités avant les lois, d’investir dans les cerveaux et l’humain avant le matériel si on veut sauver ce pays des mains qui, au lieu de le soigner, le brusquent. Aujourd’hui, ce ne sont pas des tensions sociales additionnelles qu’il nous faut mais une réelle solidarité et un sentiment de négation de soi au profit de notre patrie.

Progresser c’est bien, mais progresser dans le bon sens et à la bonne cadence, c’est mieux.