La junte peine à garantir la participation des groupes armés au dialogue, afin que les rébellions établies en Libye perdent leur raison d’être et qu’au moins certains de leurs membres puissent retourner au Tchad.
Une analyse de « Crisis Group »
En avril, le président du Tchad Idriss Déby Itno a été tué lors d’affrontements avec le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT). Les rebelles avaient traversé la frontière depuis leur bastion libyen en convois de véhicules lourdement armés pour atteindre la capitale N’Djaména. L’armée avait alors arrêté leur progression et le président Déby s’était rendu lui-même sur le champ de bataille. Sa mort soudaine a conduit la hiérarchie militaire à nommer Mahamat Déby, son fils de 37 ans, à la tête d’un Conseil militaire de transition de quinze membres. La junte a annoncé qu’elle gouvernerait le pays durant une période de dix-huit mois, renouvelable une fois, et organiserait un dialogue national inclusif avant de transmettre les commandes du pays aux civils à l’issue d’élections. Bien qu’émettant des réserves, les alliés internationaux du Tchad ont rapidement appuyé les nouvelles autorités. Début mai, l’armée a repoussé les rebelles du FACT jusqu’en Libye. La prise en main par l’armée a rassuré ceux qui craignaient que le décès du défunt chef d’Etat plonge le pays dans la violence mais a déçu les espoirs de dévolution démocratique du pouvoir. Certaines figures de l’opposition tchadienne ont ainsi exprimé leur inquiétude vis-à-vis de la transition et de la mainmise de l’armée sur l’Etat. Le gouvernement, les responsables de l’opposition et les rebelles ont tous des avis divergents concernant l’avenir du pays. Les puissances extérieures ont quant à elles peu d’influence sur la junte.
Le Conseil militaire devrait apaiser les inquiétudes relatives à l’avenir politique du Tchad en prenant des mesures concrètes qui garantiront une transition apaisée. Il devrait accepter de ne pas prolonger la transition actuelle et réaffirmer son intention de ne pas s’éterniser au pouvoir. Il devrait également entamer les préparatifs d’un dialogue national très attendu et, en accord avec les groupes rebelles, définir les conditions acceptables pour les deux parties en vue de la participation de ces groupes aux pourparlers.
Premières réactions
Les partenaires internationaux ont timidement réagi à la prise de pouvoir par la junte. Les plus impliqués, la France et l’Union africaine (UA), étaient particulièrement réticents à l’idée de contrarier N’Djaména, qu’elles considèrent comme un précieux allié dans la lutte contre les groupes jihadistes au Sahel et dans le bassin du lac Tchad. Paris a invoqué « des conditions de sécurité exceptionnelles nécessaires pour assurer la stabilité du pays » pour justifier son soutien à la junte. Alors que l’UA a suspendu temporairement l’adhésion du Mali en réponse au coup d’Etat d’août dernier, l’organisation n’a pas appliqué de sanctions contre le Tchad du fait de la contribution militaire du pays aux opérations de lutte contre le terrorisme et de sa fragilité après la mort d’Idriss Déby. L’UA a accepté de soutenir la transition sous réserve que les autorités garantissent la tenue d’un scrutin présidentiel dans les dix-huit mois et que les membres du Conseil militaire renoncent à s’y présenter. Elle a également exigé que la junte intègre ces dispositions à la charte de la transition. Conscient de l’influence diplomatique considérable de son pays liée au rôle important du Tchad dans la lutte contre le terrorisme dans la région, Mahamat Déby a, pour sa part, promis d’accéder à la requête de l’Union africaine et de maintenir ses forces armées dans les pays de la région.
Les autorités de transition ont décidé d’ouvrir l’espace politique du pays en partie en raison des pressions internationales. Elles ont ainsi mis fin à des décennies d’interdiction des manifestations, ont permis au mouvement populaire d’opposition Les Transformateurs d’être reconnu comme un parti politique et se sont engagées à préparer une loi d’amnistie ou de pardon pour les rebelles détenus ou en exil (et pour certains d’entre eux condamnés à mort par des tribunaux tchadiens). Fin avril, un gouvernement civil a été formé permettant une restitution partielle du pouvoir, dans lequel des responsables politiques de l’opposition ont été nommés.
Toutefois, la junte n’a pas modifié la charte de transition comme elle l’avait promis à l’UA, semant le doute au sein de l’opposition concernant ses intentions. Certains responsables tchadiens, y compris le Premier ministre Albert Pahimi Padacké, affirment que la modification de la charte sera débattue lors du dialogue national. Mais les opposants craignent que la transition prenne du retard et que la junte ne se retire pas et laisse Mahamat Déby s’installer durablement et prendre la place de son père. Dans un entretien du mois de juin, le fils Déby a déclaré que deux « conditions » devraient être remplies avant de procéder au vote : « l’entente entre les Tchadiens » et le soutien financier international à la transition.
Si Mahamat Déby s’est assuré le soutien de la France lors d’une visite d’Etat à Paris, les relations de la junte avec l’UA se sont rapidement dégradées. Début juin, N’Djaména a refusé la nomination du diplomate sénégalais Ibrahima Fall au poste de Haut représentant pour la transition au Tchad, prétextant avoir été tenue à l’écart de cette prise de décision, ce que l’UA conteste. Le soutien au Conseil militaire par des pays membres stratégiques de l’UA tels que l’Egypte et le Nigéria l’a poussé à remplacer M. Fall par le Congolais Basile Ikouébé. Certains observateurs considèrent le rejet d’Ibrahima Fall par le Tchad comme un affront infligé au président de la Commission de l’Union africaine, Moussa Faki Mahamat, un Tchadien que la junte soupçonne d’avoir des ambitions présidentielles. Cette méfiance à l’encontre de Moussa Faki Mahamat pourrait limiter l’influence de l’UA sur la transition tchadienne.
Les positions des principaux acteurs
La chute d’Idriss Déby a modifié le paysage politique au Tchad. Ayant perdu son hégémonie à la mort de son fondateur, l’ancien parti au pouvoir, le Mouvement patriotique du salut (MPS), a obtenu moins de la moitié des ministères au sein d’un gouvernement composé de 40 membres, mais son fort ancrage territorial constitue un atout majeur pour un futur candidat. Mahamat Zene Bada, le secrétaire général du parti, a fui en France au mois de juin lorsque la junte a tenté de l’obliger à organiser une assemblée générale extraordinaire pour nommer un nouveau dirigeant. Son adjointe, Ruth Madjidian Padja, a alors convoqué l’assemblée en question et fait procéder à la nomination d’Haroun Kabadi, ancien président de l’Assemblée nationale, au poste de secrétaire général. L’idée que la junte tentait de prendre le contrôle du parti a au départ suscité une certaine résistance de certains membres fondateurs influents du MPS.
L’opposition, quant à elle, est divisée. Certains de ses dirigeants, notamment d’anciens chefs de file de l’opposition comme Saleh Kebzabo ou Mahamat Alhabo, ont rejoint le gouvernement. D’autres remettent en question la légitimité de la junte. Certains partis politiques et groupes de la société civile, dont la coalition Wakit Tama, qui s’est depuis déclarée encline à rejoindre le dialogue, appelaient initialement à la création d’un conseil civilo-militaire en lieu et place de la junte et rejetaient les décrets créant le comité d’organisation du dialogue national. Ces groupes et partis appelaient aussi à ce que la composition du parlement de transition soit décidée lors du dialogue inclusif, ce qui aurait selon eux conféré à cette instance la crédibilité nécessaire au vote d’une nouvelle constitution. Mais, finalement, la junte a approuvé le 24 septembre la formation d’un parlement de transition doté de 93 membres sélectionnés par un comité ad hoc.
Le dialogue national
La plupart des acteurs tchadiens ont accepté de se joindre au dialogue national mais leurs attentes divergent sur la nature, le format et la portée qu’il prendra. Le dialogue devrait avoir lieu entre novembre et décembre 2021, et être suivi d’élections organisées entre juin et septembre 2022. Les figures de l’opposition, les groupes armés et les représentants de la société civile appellent au dialogue depuis des décennies et espèrent qu’il jettera les bases de réformes profondes de l’État. Les participants souhaiteraient assurément débattre d’un grand nombre de thématiques.
La nouvelle coalition d’opposition voit dans ce dialogue une occasion de mettre fin à des années d’exclusion de la vie politique et tentera de rétablir l’équilibre du pouvoir au sein des institutions, de restreindre le rôle politique de l’armée et de renforcer le contrôle de l’action gouvernementale. La Conférence nationale souveraine de 1993 représente un modèle pour la coalition, qui a longtemps réclamé une « conférence nationale souveraine et inclusive ». Toutefois, en raison de délais relativement courts, le dialogue ne permettra sans doute pas de traiter d’autres sujets que la refonte de la constitution et l’organisation des futures élections.
La participation des groupes rebelles constitue sans aucun doute le principal point de friction. Les figures de l’opposition et de la société civile considèrent que la présence des différents mouvements insurgés au dialogue (appelés « groupes politico-militaires » au Tchad) renforcerait leur position dans la négociation. Mahamat Déby et d’autres responsables se sont dits ouverts à leur participation mais souhaitent un désarmement préalable. Plusieurs dirigeants rebelles, y compris celui du FACT, Mahamat Mahadi Ali, ont déclaré à Crisis Group que des intermédiaires pour le compte du gouvernement tchadien, de gouvernements étrangers et de médiateurs privés les avaient contactés. En juin, le gouvernement du Togo a accueilli des pourparlers avec certains groupes rebelles afin de connaître leurs revendications. Ces derniers ont alors énoncé les conditions de leur participation au dialogue ; ils ont demandé à intégrer le comité d’organisation du dialogue national, réclamé l’amnistie pour leurs combattants et demandé que des négociations spécifiques entre les rebelles et le gouvernement se tiennent hors du pays. Bien que Lomé ait vraisemblablement agi avec l’accord de la junte, celle-ci a ignoré le résultat des pourparlers.
L’abondance de médiateurs ne facilite pas les choses. Mahamat Déby a nommé deux figures influentes pour organiser le dialogue national : le ministre de la Réconciliation nationale Acheikh Ibn-Oumar, ancien ministre des Affaires étrangères et ancien chef d’un mouvement arabe rebelle tchadien ; et Ali Abdelrahman Haggar, un intellectuel de renom issu de la même ethnie Zaghawa que Mahamat Déby et qui officie en tant que conseiller de la junte pour la réconciliation et le dialogue. Les deux hommes doivent naviguer entre la junte et le gouvernement civil, à qui ils sont respectivement rattachés. Le 14 août, la junte a désigné un comité organisateur du dialogue composé de 70 représentants et réunissant des membres du MPS, d’anciens chefs de l’opposition et des émissaires de la société civile. Elle a également nommé un autre comité de 28 membres qui assure des négociations parallèles avec les rebelles, sans pour l’instant que l’on sache où de potentielles négociations pourraient avoir lieu avec les rebelles et si le désarmement demeure une condition préalable. Goukouni Oueddeï, ancien chef rebelle devenu président (1979-1982) et respecté par toutes les parties prenantes, préside ce dernier comité constitué de membres du MPS et de responsables de la sécurité qui, à l’instar des rebelles établis en Libye, sont principalement originaires du nord du pays.
Mais il demeure des doutes sur la faisabilité de ces futures négociations. Deux groupes armés sont particulièrement problématiques, le FACT et l’Union des forces de la résistance (UFR). Pour les fils du président Déby, Mahamat Mahadi Ali, le chef du FACT, est responsable de la mort de leur père, ce qui complique son retour éventuel au Tchad. Quant au groupe de l’UFR, également basé en Libye, il est dirigé par Timan et Tom Erdimi, les cousins du président Déby. En juillet 2021, la famille Erdimi a accusé les autorités égyptiennes d’avoir arrêté Tom fin 2020 à la demande du gouvernement tchadien. On ignore où il se trouve. Le Caire n’a pas confirmé l’arrestation mais a décrit Tom Erdimi comme « un terroriste dangereux ». Des sources sécuritaires tchadiennes affirment que l’Egypte aurait livré Tom Erdimi au Tchad, ce que dément formellement N’Djaména. Le 24 août, le Conseil militaire a organisé le retour au Tchad du représentant de l’UFR en France, Mahamat Abdelkarim Hanno, un ancien chef des renseignements. Certains rebelles dénoncent ce retour au pays et y voient de la part des autorités une stratégie consistant à « diviser pour mieux régner » et non le signe qu’elles engagent un réel dialogue avec l’opposition armée. Lors d’une visite officielle au Soudan le 31 août, Mahamat Déby a d’ailleurs qualifié les rebelles installés en Libye de « mercenaires », affirmant « qu’ils ne devraient pas avoir le droit de quitter la Libye, car ils représentent une menace pour la stabilité et la sécurité du Tchad et du Soudan ».
Risques et perspectives
Le Tchad a traversé une grande période d’incertitude sans sombrer dans la violence. Mais la situation pourrait devenir plus délicate. Un retard de la transition pourrait entamer la fragile confiance qui existe entre les principales parties prenantes dans le pays. Les acteurs nationaux et internationaux doivent s’efforcer de maintenir un consensus afin de mener la transition à son terme dans le délai imparti.
Plusieurs risques se profilent à l’horizon. De nombreux Tchadiens craignent que le Conseil militaire n’honore pas ses promesses de limiter la transition à dix-huit mois et d’interdire la candidature de ses membres au scrutin présidentiel. Le cas échéant, des manifestations pourraient éclater. De plus, bien qu’affaiblis, les rebelles installés en Libye sont toujours actifs et pourraient entrer de nouveau dans le pays et lancer une nouvelle offensive. Par ailleurs, il est à craindre que des tensions ethniques apparaissent lorsque les dirigeants politiques se positionneront pour le pouvoir. Des Tchadiens, notamment au sein de la diaspora, diffusent déjà des discours haineux et clivants sur les réseaux sociaux.
Enfin, le Tchad est toujours menacé à ses frontières. Le 30 mai, des troupes de la République centrafricaine voisine, apparemment accompagnées de mercenaires russes, ont attaqué un poste de l’armée tchadienne alors qu’elles poursuivaient des rebelles centrafricains qui avaient traversé la frontière. L’incident a provoqué un regain de tension entre les deux pays. Dans la région du lac Tchad, le 4 août, des insurgés de Boko Haram ont tué 26 soldats tchadiens, ce qui constitue le bilan humain le plus lourd depuis mars 2020, lorsque près d’une centaine de soldats avaient péri suite à une attaque jihadiste, donnant lieu à une contre-offensive militaire sans précédent. Mahamat Déby a riposté en ordonnant le retrait de la moitié des 1 200 hommes du contingent tchadien de la force du G5 Sahel de la zone des trois frontières (Mali-Niger-Burkina Faso) dans le cadre d’un « repli tactique ».
Les défis de la transition au Tchad sont importants. La région demeure très instable : le Soudan voisin mène une transition délicate et la patience des autorités libyennes vis-à-vis des rebelles tchadiens installés sur leur territoire atteint ses limites. Ainsi, le 14 septembre, des forces loyales à Khalifa Haftar –le maréchal dont les troupes ont combattu le gouvernement de Tripoli entre 2014 et octobre 2020, date à laquelle un cessez-le-feu a été conclu – ont attaqué leurs anciens alliés du FACT au sud-ouest de la Libye. L’accord ayant présidé à la création de l’actuel gouvernement d’unité nationale libyen, mis en œuvre en mars, exige en effet le départ de tous les combattants étrangers, qu’ils aient soutenu Haftar ou Tripoli.
Bien qu’il y ait un large consensus autour de la nécessité d’organiser un dialogue national, la junte doit créer de la confiance afin que ce dialogue puisse avoir lieu dans les meilleures conditions. Les autorités tchadiennes devraient ainsi réviser, avant la tenue du dialogue, la charte de la transition conformément aux exigences de l’UA, en veillant à limiter la transition à dix-huit mois, et tenir leur promesse en intégrant les dispositions qui interdisent la candidature des membres du Conseil militaire au scrutin présidentiel.
En participant au dialogue, les groupes rebelles pourraient ainsi formuler leurs doléances de façon pacifique. La junte pourrait aussi envisager de dialoguer directement avec les groupes armés à l’étranger et sous médiation internationale, avant la tenue du dialogue national à N’Djaména. Cela permettrait d’instaurer un climat de confiance entre les parties et d’éviter les risques de confrontation future. Les partenaires internationaux, et en particulier l’UA, les Etats membres concernés et la France, devraient déployer des efforts conjoints visant à encourager les autorités tchadiennes à prendre de telles initiatives.