Après l’annonce de la candidature d’Idriss Déby à sa propre succession pour les présidentielles d’avril, l’opposition et la société civile tchadienne ont lancé un mouvement de contestation inédit dans le pays. Dans une tribune publiée par Mondafrique, plusieurs d’entre eux dénoncent les dérives répressives du régime en place depuis 25 ans.
Signataires : Djibrine ASSALI, Timane ERDIMI, Bichara Idriss HAGGAR, Acheikh IBN-OUMAR, Mahamat NOURI-ALLATCHI, Abakar TOLLIMI
Pendant que les partenaires africains et français du Tchad multiplient les éloges sur le leadership militaire continental du président Déby Itno, à l’intérieur du pays, ces dernières années, la situation n’a cessé de se dégrader, au point d’arriver au bord d’une grande implosion.
Plus que le viol en réunion de la lycéenne Zouhoura, le 8 février, par des fils de hauts dignitaires du régime, c’est la publication délibérée, sur le Net, d’images crues et cruelles, qui a profondément blessé l’ensemble de la société tchadienne, imprégnée de nobles traditions ancestrales africaines et de valeurs islamo-chrétiennes.
Ce qui était un fait divers, malgré son caractère particulièrement ignoble et révoltant, aurait pu rester un fait divers, avec un traitement judiciaire et social. Mais il est devenu un évènement national d’une ampleur exceptionnelle, avec des dérapages passionnels irresponsables, et des manifestations massives à l’extérieur et à l’intérieur, durement réprimées, causant des morts, dont deux autres lycéens Abachou Hassane Ousmane et Mahamat Molly Téteï, suivies de nouvelles protestations, selon un schéma cyclique bien connu. Certaines localités de province sont depuis quelques jours dans un véritable état de siège.
Il y a deux raisons à cette amplification tragique.
La première raison, c’est la désinvolture des tenants du pouvoir dans cette affaire, surtout les vociférations fascisantes du ministre de l’Intérieur, ressentie par la population comme un grand mépris et une volonté délibérée d’humilier la Nation en ce qu’elle a de plus sacré.
La seconde raison, c’est le contexte général, marqué par une exaspération chauffée à blanc, après un quart de siècle de monopole du pouvoir par le clan présidentiel et sa clientèle politique ; monopole du pouvoir marqué par la tribalisation de l’armée, le pillage de la manne pétrolière, les violations des droits de l’homme, l’infantilisation des élites, et l’arrogante impunité des proches du régime.
L’annonce d’une nouvelle candidature du général Déby Itno, pour un cinquième mandat, au terme duquel il pourrait y avoir une « limitation » à deux mandats supplémentaires « seulement », a définitivement fermé l’espoir d’une alternance démocratique pacifique. D’où le bras de fer en train de s’engager avec l’opposition parlementaire, empêchée manu militari de manifester, et avec la société civile, opposées à cette prolongation de la dictature.
Quand le régime de Khartoum avait fermé sa frontière aux mouvements politico-militaires tchadiens, en 2010, nous avions tenté d’expliquer aux pays frères et à la Communauté internationale, que la paix au Tchad ne viendrait pas par le démantèlement de l’opposition armée et la récupération individuelle de certains de ses dirigeants, par Soudan interposé, mais par un dialogue national inclusif.
La lutte armée n’est pas une cause mais un symptôme parmi tant d’autres, de l’obstruction du débat politique, surtout après la révision constitutionnelle de 2005, supprimant la limitation des mandats présidentiels.
La grave crise sociale et politique en train de se déployer actuellement, après une série de mouvements syndicaux et de conflits intercommunautaires, est une nouvelle confirmation de notre position.
Cette crise déjà marquée par des violences et des pertes en vies humaines, risque de s’élargir et replonger le pays dans un nouveau cycle d’instabilité, dans le contexte régional actuel, marqué par le développement tentaculaire de la nébuleuse terroriste.
Les causes profondes du mal-être national tchadien doivent être courageusement et franchement affrontées, afin d’y apporter des remèdes durables, compris et acceptés par tous.
Au delà des turpitudes des régimes successifs, et des déficiences des oppositions, dans lesquelles nous avons individuellement et collectivement une part indéniable de responsabilité, le premier déficit concerne le débat politique.
Il n’est pas trop tard pour organiser un véritable dialogue national inclusif, avec la participation de tous les acteurs concernés, et naturellement, l’aide irremplaçable de l’Union africaine, de l’Union européenne et des Nations-Unies.
Cela permettra de définir un nouveau cadre institutionnel, un nouveau « contrat national », et une réconciliation des cœurs et des esprits ; afin de remettre le Tchad sur les rails de la construction de l’Etat national, de l’enracinement démocratique, du développement économique et du progrès social. La contribution du Tchad à la lutte régionale contre le fléau terroriste, en sera aussi plus efficace, non seulement sur le plan militaire, mais aussi sur le plan de l’éradication des germes socio-politique de ce phénomène.
Le pouvoir en place, mais aussi les différentes oppositions, le mouvement citoyen et l’ensemble des forces vives, de même que les partenaires du Tchad, doivent chacun, en fonction de son rôle et ses moyens, se mettre à l’écoute des pulsions fondamentales de la société tchadienne, particulièrement les cris de colère de la jeunesse, et inscrire leurs réflexions et leurs actions, dans le sens de la nouvelle dynamique dont les contours se précisent de plus en plus clairement.
Les fuites en avant par des simulacres d’élections, l’instrumentalisation des différences ethniques et religieuses, la récupération des opposants et les investissements de prestige ruineux et porteurs de misère sociale, ne feront qu’approfondir le fossé entre le Pouvoir et l’ensemble de la société, et démultiplier les prochaines explosions.