Les occidentaux aveugles face au régime mauritanien

Chercheur à l'Ifri et spécialiste de la Mauritanie, Alain Antil décrit "l'étoile pâlie du président Mohamed Ould Abdel Aziz"

Le président mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz est élu depuis 2009. Architecte de deux coups d’État réussis, en 2005 contre le président Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya et en 2008 contre le président Sidi Ould Cheikh Abdellahi, il est aujourd’hui dans son second et dernier mandat selon la Constitution mauritanienne. Il est perçu par les partenaires du pays comme l’un des personnages clés de la stabilité du Sahel. Toutefois, la communauté internationale ne voit pas, ou feint de ne pas voir, la fragilisation de son régime.

Pour lui se pose déjà la cruelle question de l’après second mandat, une question qui structure la vie politique mauritanienne. Profitant de sa « rente sécuritaire », le président a pu faire accepter à la communauté internationale son coup d’État de 2008 contre un président élu un an auparavant et qu’il avait pourtant largement contribué à installer à la tête de l’État. Derrière l’image d’un président « maillon fort du Sahel », certains errements de la politique de ce leader commencent à porter leurs fruits amers. Nous nous arrêterons en particulier sur sa gouvernance économique, après avoir tenté d’imaginer les scénarios de l’après second mandat.

La question du troisième mandat

Fin mars 2016, lors d’un point de presse à Nouakchott, l’un des ministres déclarait que le président pourrait revenir sur son idée[1] de ne pas se présenter en 2019 s’il sentait qu’une majorité de Mauritaniens le souhaitaient[2]. Cette petite musique s’est lentement insinuée dans le jeu politique mauritanien. Régulièrement depuis début 2015, des membres du parti présidentiel (l’Union pour la République) faisaient des déclarations similaires, mollement démenties par la présidence. La question du troisième mandat est régulièrement évoquée par l’opposition comme l’une des multiples dérives de ce pouvoir.

La question du troisième mandat est devenue, au sud du Sahara, la maladie des jeunes démocraties et des régimes semi-autoritaires désirant rentrer dans le cadre de la bonne gouvernance. En effet, si autrefois les présidents additionnaient allègrement les mandats sans – pour emprunter la formule d’Amadou Kourouma – « qu’un œil ne cille dans toute l’Afrique », aujourd’hui, la communauté internationale et ses déclinaisons continentales et régionales  condamnent… Ces objurgations ont toutefois des effets variables selon les pays et les régions concernés, comme le prouve la situation des pays d’Afrique centrale, où les dirigeants ont la durée moyenne de pouvoir la plus élevée de la planète.

Selon des interlocuteurs du président mauritanien[3], celui-ci affirme en privé souhaiter partir « proprement » du pouvoir, soit à l’issue de son second mandat. Cependant, de nombreux analystes pensent qu’une fois redevenu un simple citoyen, la justice pourrait venir lui demander des comptes. Des comptes en particulier sur les noces impudiques entre le politique et l’économique durant ses deux mandats. La perspective d’ennuis judiciaires, de révélations gênantes, de saisies de biens voire d’exil, combinées aux pressions amicales de sa clientèle et ses courtisans sont des arguments à même d’ébranler les convictions les plus fermes. Plusieurs voies se présentent alors à lui pour négocier cette échéance délicate :

  • la stratégie du glissement, qui lui permettrait de gagner quelques années de présidence. Il peut invoquer un État civil défaillant dont l’indispensable toilettage permettrait de repousser les échéances électorales, ou encore l’enclenchement d’un dialogue « inclusif » préalable au processus électoral pour que la partie de l’opposition actuellement « non dialoguiste » rallie le processus.
  • une modification constitutionnelle qui lèverait la limitation des mandats. Cette option est certainement la plus probable, d’autant plus qu’elle pourrait s’accompagner de cadeaux au camp d’en face, comme la levée de la limite d’âge pour se présenter aux présidentielles, qui concerne certains ténors de l’opposition actuelle.
  • l’hypothèse égyptienne, dans laquelle un poids politique et économique plus important serait offert à l’armée. Une institution à même d’imposer au nouvel exécutif un certain nombre de lignes rouges aux successeurs d’Abdel Aziz, dont une certaine tranquillité judiciaire au président sortant.
  • l’hypothèse de l’homme faible, dans laquelle un homme sous contrôle (sur qui le président actuel aurait un « dossier » ou une emprise particulière) le remplacerait au sommet de l’État. Un précédent malheureux a déjà été exploré lorsqu’à l’issue de la transition de 2005-2007, Abdel Aziz a placé au pouvoir Sidi Ould Cheikh Abdellahi qui, une fois élu, est vite devenu incontrôlable, forçant Abdel Aziz à faire un putsch contre son propre poulain un an plus tard.
  • le scénario à la russe, dans lequel Mohamed Ould Abdel Aziz s’installerait à la primature. Il serait alors un Premier ministre « fort » face à un président façon 4eRépublique française.
  • le dernier scénario, désormais obsolète, était celui d’une succession dynastique. Certains interprétaient d’ailleurs la création de la Fondation de son fils, Ahmedou Ould Abdel Aziz (Fondation Rahmaa), richement dotée, qui œuvrait ces deux dernières années dans le social, comme un tremplin politique pour ce dernier. Son fils est malheureusement décédé dans un accident de la route à la fin de l’année 2015. Le profil de son autre fils, Badr, ne permet pas d’imaginer une succession car ce dernier s’est notamment illustré, entre autres incartades, en tirant à bout portant sur une femme.

Depuis l’indépendance, un seul chef de l’État est parti de son plein gré du pouvoir, il s’agit d’Ely Ould Mohamed Vall[4] en 2007 à l’issue d’une transition qu’il a dirigée. Tous les autres chefs d’État ont été chassés du pouvoir par un coup d’État. Les différentes hypothèses évoquées ne s’excluent pas et certaines peuvent au contraire se combiner.

L’image ternie du président : derrière le général, le planificateur problématique

Son meilleur atout, vis-à-vis de l’opinion publique mauritanienne comme de ses soutiens dans la communauté internationale, est qu’il incarne l’homme qui a remis à niveau l’armée mauritanienne, à la fois en lui donnant de nouveaux moyens mais aussi par leur professionnalisation, comme le marquera l’ouverture d’un prytanée et d’une école de guerre. Ce sursaut sécuritaire s’est traduit par le fait qu’il n’y a plus eu d’actes violents des salafistes djihadistes depuis février 2011 sur le territoire mauritanien. Même si cette plus-value sécuritaire pourrait être  réévaluée à l’aune des récentes révélations concernant l’hypothétique pacte de non-agression (moutaraka) entre Al-Qaïda et la Mauritanie[5], autant que celles-ci puissent être confirmées. Même ses opposants doivent reconnaître un certain crédit au président Mohamed Ould Abdel Aziz sur ce sujet. Toutefois, la capitalisation sur cette rente sécuritaire ne doit pas aveugler les partenaires de la Mauritanie, en particulier sur l’évolution du régime et de sa singulière gouvernance.

Lors de son arrivée au pouvoir, le président Mohamed Ould Abdel Aziz prétendait mener une série de ruptures avec ses prédécesseurs. Il se voulait le porte-parole des démunis et des laissés-pour-compte, après une campagne menée tambour battant dans des lieux, les kebe (quartiers sous-intégrés), généralement ignorés par les grands candidats aux présidentielles. Les premiers temps de l’ère Abdel Aziz ont d’ailleurs été marqués par de véritables réalisations (services, lotissements, axes routiers qui désenclavent…). Le « candidat des pauvres » a désormais, dans une partie de l’opinion publique mauritanienne, une image de président qui s’est enrichie personnellement et qui sert très largement ses amis et sa tribu via un système d’allocation des marchés publics toujours aussi défaillant et par un système de « captation » de rente sur le secteur minier, comme l’a démontré fin 2015 une enquête du journal Le Monde[6], après que le Département de la justice américain et la Securities and Exchange Commission(SEC) ait débuté une enquête sur l’entreprise Tasiast Mauritanie Limited, filiale de la multinationale Kinross Gold Corporation.

L’image du président modernisateur à la tête d’un pays enregistrant une forte croissance tirée par les industries extractives[7] (fer, or, cuivre, pétrole, gaz…) est aujourd’hui écornée. En effet, sa gouvernance économique, masquée un temps par la forte expansion économique liée à l’appréciation des cours internationaux des principaux produits d’exportation du pays et par l’accélération des IDE dans ces mêmes secteurs, se retrouve aujourd’hui mise à nu par le retournement de ces cours.

Le chantier du nouvel aéroport apparaît comme la métaphore la plus saisissante de cette modernisation erratique du pays. Le projet a été validé lors du Conseil des ministres du 13 novembre 2011. Les travaux devaient débuter en janvier 2012 et l’aéroport être livré 24 mois plus tard. Selon différents entretiens réalisés à Nouakchott début 2016, l’aéroport est dans la délicate phase de certification.

Le marché de construction de cet aéroport a été attribué sous forme de troc à la société mauritanienne Najah Major Works S.A., une société dont l’unique page de son site internet nous annonce qu’elle a été créée… en 2011. Cette société est une filiale d’un conglomérat mauritanien, ASML Group, surtout connu pour ses activités de producteur de ciment (Ciment de Mauritanie), de lait (Top lait), mais aussi dans les NTIC (Top Technologie), la location de matériel de construction (TCE) et qui comporte, outre Najah Major Works, une autre filiale BTP (MCE) qui n’est connue que pour la construction de quelques bâtiments à Nouakchott.

En guise de paiement, la société a notamment reçu la moitié des terrains de l’actuel aéroport de Nouakchott qui, compte tenu de l’expansion impressionnante de la capitale mauritanienne, se trouve désormais au centre de l’agglomération. La société peut pré-vendre cet espace en terrains à bâtir et a reçu des prêts d’argent public pour soutenir sa trésorerie[8]. Par ailleurs, au moment où la grande société minière mauritanienne, la SNIM[9], devait gérer le choc de la baisse des cours du minerais de fer, les autorités mauritaniennes lui demandaient de prêter plusieurs millions de dollars à Najah Major Works. Ce prêt fragilise encore plus l’équilibre économique de cette entreprise symbole de l’identité mauritanienne et l’oblige même à vendre des filiales pour absorber le choc.

Cet imbroglio ne peut être saisi dans son ensemble si l’on n’a pas pris conscience de la (dé)mesure de ce chantier. Le nouvel aéroport a été calibré pour accueillir annuellement 2,5 millions de passagers, alors que l’aéroport actuel absorbe très bien les quelques vols quotidiens et les 200 à 250 000 passagers annuels. On se demande comment Nouakchott pourrait en attirer dix fois plus, et concurrencer ainsi les deux hubs de cette partie de l’Afrique que sont Casablanca et Dakar… Projet dispendieux et surdimensionné, fragilisant les comptes publics et une grande société nationale, réalisé sans appel d’offres et offert sur un plateau à une société qui semble avoir été créée pour l’occasion ; ce projet illustre cette gouvernance très top down. Une décision prise à la présidence, sans délibération, sans consultation préalable d’experts, bref sans garde-fou… qui illustre une sorte d’hubris présidentielle.

Les indéniables succès sécuritaires du président mauritanien et l’exceptionnelle appréciation des cours de certaines matières premières ont, durant son premier mandat, caché les fragilités du régime du président Mohamed Ould Abdel Aziz. Les partenaires du pays ne devraient pas fermer les yeux sur les fragilités de plus en plus manifestes de ce pays.

Alain Antil

Lire cet article sur le site de l’Ifri

[1]. Promesse qu’il avait faite lors des élections présidentielles de 2014.

[2]. « Mauritanie : un 3ème mandat pour Aziz ? », BBC, 31 mars 2016.

[3]. Ce texte a été écrit après un séjour à Nouakchott en février 2016.

[4]. 2005-2007.

[5]. M. Hosenball, « Al Qaeda Leaders Made Plans for Peace Deal with Mauritania », Reuters, 1er mars 2014.

[6]. Voir notamment les articles suivants de Joan Tilouine et Xavier Monnier, publiés dans Le Monde Afrique dans le cadre de cette enquête : « Kinross, en Mauritanie, la malédiction de la mine d’or de Tasiast », 13 novembre 2015 ; « Mauritanie : le géant minier Kinross dans le viseur des autorités américaines », 4 décembre 2015 ; « Kinross en Mauritanie : «Le niveau de corruption devenait ubuesque », 10 décembre 2015 ; et « Kinross en Mauritanie : « Cette enquête pourrait devenir une histoire judiciaire exemplaire », 17 décembre 2015.

[7]. A. Antil, « Le boom minier au Sahel, un développement durable ? », Notes de l’Ifri, février 2014, disponible sur : www.ifri.org.

[8]. Des terrains près du nouvel aéroport lui ont été également attribués.

[9]. Société nationale industrielle et minière.