En multipliant soudain les rencontres, les négociations et déjà les accords avec les principaux acteurs du Proche et du Moyen Orient, le président turc semble avoir tout simplement renoué avec l’Empire Ottoman. Ce n’est pas seulement un séisme politique – un grand fleuve retrouve son lit et bientôt son estuaire, qui est Sublime – il s’agit, ni plus ni moins, d’un tremblement de terre et de la renaissance d’une superpuissance.
Une chronique de Joelle Hazard
Trois jours après avoir reçu le président palestinien Mahmoud Abbas, c’est le Premier Ministre d’Israël, Benyamin Netanyahou en personne, que Recep Tayyip Erdogan, président de la République de Turquie, se prépare à accueillir, le 28 juillet, à Ankara. En avril dernier, un mois avant une réélection problématique, ce dernier avait fermement condamné les affrontements de Jérusalem et le viol de la Mosquée al-Aqsa par la police israélienne ; il avait estimé qu’Israël franchissait alors la ligne rouge.
Le nouvel activisme du président turc impressionne. Dès le renouvellement pour cinq ans de son intronisation, le 29 mai dernier, il « imprime sa marque » sur les rives du Golfe Persique. Après plus de dix ans d’une brouille due au soutien de la Turquie à la confrérie des Frères musulmans dans la foulée des printemps arabes, il se réconcilie spectaculairement à la fois avec le prince héritier d’Arabie saoudite, le prince Mohammed Ben Salman, dit MBS, et avec le président des Émirats arabes unis, Mohamed bin Zayed, dit MBZ.
Ce faisant, il renonce à poursuivre le premier pour son rôle présumé dans le meurtre de Jamal Khashoggi : les milliards de Dollars qu’aussitôt il en retire (en plus de l’aide qu’il reçoit généreusement du Qatar), de même que les accords de défense qu’il obtient de surcroît auprès des deux grands États pétroliers (et les ventes d’armes qu’il fait à l’Arabie), en disent long sur l’opportunité de sa démarche et sur la justesse de son choix.
Une géo politique favorable
Le terrain diplomatiqye a été balayé, pour ne pas dire balisé, par quatre évènements inattendus : les accords d’Abraham d’abord, deux traités de paix signés entre Israël et les Émirats arabes unis d’une part et entre Israël et Bahreïn d’autre part (annoncés le 13 août 2020 par le président américain Donald Trump), puis la décision officialisée le 10 mars 2023 par l’Arabie saoudite et de l’Iran de rétablir leurs relations diplomatiques dans les deux mois; et enfin la réintégration de la Syrie dans la Ligue Arabe et un retour au calme au Yémen.
Le président turc, réintronisé sur une corde raide, devrait songer à redresser l’économie turque secouée par le séisme dévastateur et une forte inflation. « L’intendance suivra », semble-t-il penser parfois dans une posture à la de Gaulle. La priorité pour lui de rendre à l’Orient son lustre d’antan.
À Vilnius, le 10 juillet, au sommet de l’OTAN où il est convié, il tente un baroud d’honneur, en réalité un appel au Jihad, en jetant sur la table une carte tronquée avec un immense rire : « Ankara soutiendra l’adhésion de la Suède à l’OTAN si l’Union européenne rouvre les négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne » … Ses dernières illusions ont été perdues depuis qu’en juin dernier, un certain Salwan Momika, réfugié irakien de religion chrétienne, a brûlé en Suède un exemplaire du Coran sans que l’Europe ne s’en indigne.
OTAN en emporte l’Orient
Ainsi, la Turquie pourrait opérer un virage à 180 degrés, en tournant le dos à l’Europe qui l’a dédaignée. La Turquie, qui n’est pas signataire de la Convention de Montego Bay (en vigueur depuis 1994) sur le partage de la Mer Méditerranée, bouscule l’échiquier mondial grâce à la Guerre d’Ukraine. Le pays, en tenant le Bosphore, sait qu’il est le maître des horloges russes et, dans une certaine mesure, de l’Europe. Et cela depuis la nuit des temps… Depuis Alexandre le Grand, ancien roi de Macédoine, depuis les empereurs d’Orient, puis de Byzance et de Soliman le Magnifique à Atatürk
C’est pourquoi l’enjeu de ce qui vient de se passer est d’une dimension universelle, parce que d’ordre spirituel et culturel et de caractère sécuritaire. Les répercussions de ce cataclysme géopolitique ne se feront pas attendre.
L’élargissement de l’OTAN à la Finlande et à la Suède a fait pencher une balance à laquelle il ne fallait pas toucher. Pour Ankara, la perspective de voir l’Ukraine rejoindre demain l’Union Européenne a mis en cause la position d’équilibre quelle tentait d’adopter. La France en porte sa part de responsabilité pour avoir toujours refusé à la Turquie la place qu’elle sollicitait avec une totale constance. Qui faut-il en remercier ou en blâmer ? La Turquie ira-t-elle jusqu’à quitter l’OTAN ou restera-t-elle polygame ?
Les éléments déclencheurs et amplificateurs de la secousse sismique à laquelle on assiste sont multiples:
* Le veto réitéré de pays membres et fondateurs de l’Union Européenne (de la France, en particulier) de l’offre d’adhésion turque
* L’injure faite à l’Islam par la Suède
* Avec ou sans la Guerre d’Ukraine, l’importance du Bosphore, sachant « qu’une porte peut être ouverte ou fermée » aux céréales et aux engrais comme au pétrole et au gaz du Nord
* Le cordon ombilical entre la Russie et la Syrie est vital pour les deux pays. La Turquie ne peut pas là encore être ignorée par ses deux voisins
En regardant vers le Sud !
On découvre l’importance de la Turquie dans l’espace musulman qu’elle surplombe. Le maître d’Ankara tient la Paix au bout de son stylo :
1) Le territoire turc abrite les « routes » terrestres du pétrole arabe vers l’Europe
2) L’eau de la Turquie est plus stratégique encore pour ses voisins : l’Euphrate et le Tigre, nés dans les montagnes d’Anatolie apportent l’eau aux plaines de Syrie et d’Irak
3) D’importants réservoirs de Gaz et de Pétrole existent en Mer Méditerranée orientale, la Turquie réclame sa part
4) La Route de la Soie arrive par la terre : l’Irak vient de signer un contrat de 16 milliards de Dollars pour la prolongation du rail et de la route vers l’Europe via la Turquie
5) Israël est en voie de banalisation et la Palestine en passe d’anémie
6) La dichotomie Sunnisme-Chiisme s’estompe : l’ère des printemps arabes est terminée et avec elle ,la lutte frontale des régimes autoritaires contre la mouvance des Frères Musulmans.
La Chine aux portes
À l’Est, la Chine embusquée jusqu’à hier, sortie de « l’extrême », est aux portes de « l’Orient » musulman, et la Turquie devient le fédérateur de « dernière minute » d’une supernova. Cet épilogue prévisible confirme le « départage » du monde entre plusieurs ensembles culturels et spirituels, en particulier l’Orient musulman, disloqué à San Remo après la Première Guerre mondiale, et avec lequel l’Occident va devoir réapprendre à composer.
À ceci s’ajoute la paralysie latente d’une Europe engoncée dans le mammouth bruxellois, et la fatuité immanente de l’Occident – face à l’essor de l’Inde et de la Chine, nonobstant le changement climatique, l’explosion démographique, l’innovation galopante et le risque d’un effondrement moral.
Le président Erdogan peut se frotter les mains.