La fin progressive du dollar-roi

Les BRICS devraient annoncer une monnaie commune adossée à l’or. « Cette monnaie facilitera le développement car, après tout, la monnaie est la quantité de biens matériels dont disposent les sociétés », souligne Pali Leohla, ex-haut fonctionnaire sud africain.Véritable tremblement de terre économique, l’annonce devraient être faite au sommet de Johannesburg en août. L’élargissement du groupe pourrait également être à l’ordre du jour, 41 pays ayant manifesté leur intérêt pour l’adhésion aux BRICS. 

Un texte de Pepe Escobar, un journaliste géo politicien brésilien

Le 23ème sommet des chefs d’État de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui s’est tenu virtuellement à New Delhi, a représenté l’Histoire en marche : trois BRICS (Russie, Inde, Chine), plus le Pakistan et quatre « stans » d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan et Tadjikistan), ont finalement et officiellement accueilli la République islamique d’Iran en tant que membre permanent. 

L’année prochaine, ce sera au tour de la Biélorussie, comme l’a confirmé le premier vice-ministre indien des Affaires étrangères, Vinay Kvatra. La Biélorussie et la Mongolie ont participé au sommet de 2023 en tant qu’observateurs, et le Turkménistan, farouchement indépendant, en tant qu’invité. Après des années de«pression maximale» exercée par les ÉtatsUnis, Téhéran pourrait enfin se débarrasser de la démence des sanctions et consolider son rôle de premier plan dans le processus actuel d’intégration de l’Eurasie. 

La star du spectacle à New Delhi a sans doute été le président biélorusse Alexandre Loukachenko, qui dirige son pays depuis 1994. 

Le vieux Louka, imbattable dans le domaine des gros titres, en particulier après son rôle de médiateur dans l’affaire Prigojine, a peut-être inventé le slogan définitif de la multipolarité. Oubliez le « milliard d’or » occidental, qui atteint à peine 100 millions d’habitants, et adoptez désormais le « Globe mondial », avec une attention toute particulière pour le Sud mondial. 

Pour couronner le tout, Loukachenko a proposé une intégration totale de l’OCS et des BRICS – qui, lors de leur prochain sommet en Afrique du Sud, prendront la direction des BRICS+. Il va sans dire que cette intégration s’applique également à l’Union économique eurasiatique (UEEA).

La prochaine étape pour le « Globe mondial » – ce que l’Occident collectif qualifie avec mépris de « reste » – consiste à travailler sur la coordination complexe de plusieurs banques de développement, puis sur le processus d’émission d’obligations liées à une nouvelle monnaie d’échange.

Les idées principales et le modèle de base existent déjà. Les nouvelles obligations seront une véritable valeur refuge par rapport au dollar américain et aux bons du Trésor américain, et impliqueront une dédollarisation accélérée. Les capitaux utilisés pour acheter ces obligations devraient servir à financer le commerce et le développement durable, dans ce qui sera un « gagnant-gagnant » certifié, à la chinoise.

 Une convergence géoéconomique

La déclaration de l’OCS indique clairement que l’organisme multilatéral en expansion « n’est pas dirigé contre d’autres États et organisations internationales ». Au contraire, elle est « ouverte à une large coopération avec eux, conformément aux objectifs et aux principes de la Charte des Nations unies, de la Charte de l’OCS et du droit international, sur la base de la prise en compte des intérêts mutuels ». 

Le cœur du problème est bien sûr la volonté d’instaurer un ordre mondial multipolaire équitable, à l’opposé de «l’ordre international fondé sur des règles  » imposé par l’hégémon. Les trois nœuds clés sont la sécurité mutuelle, le commerce en monnaies locales et, à terme, la dédollarisation.

Il est très instructif de souligner la convergence des objectifs exprimés par la plupart des dirigeants lors du sommet de New Delhi.

Le Premier ministre indien Modi a déclaré dans son discours liminaire que l’OCS serait aussi importante que l’ONU. Traduction : une ONU édentée contrôlée par l’hégémon pourrait finir par être mise à l’écart par une véritable organisation « Globe mondial ». 

Parallèlement à Modi louant le rôle clé de l’Iran dans le développement du Corridor international de transport Nord-Sud (INSTC), le président iranien Ebrahim Raïssi a fermement soutenu les échanges commerciaux de l’OCS dans les monnaies nationales pour briser de manière décisive l’hégémonie du dollar américain. 

Le président chinois Xi Jinping, quant à lui, s’est montré inflexible : La Chine est tout à fait favorable à la mise à l’écart du dollar américain, à la fermeté contre toutes les formes de révolutions de couleur et à la lutte contre les sanctions économiques unilatérales.

Le président russe Vladimir Poutine a une nouvelle fois souligné combien « les forces extérieures ont mis en péril la sécurité de la Russie en déclenchant une guerre hybride contre la Russie et les Russes en Ukraine ». 

De manière pragmatique, Poutine s’attend à ce que les échanges commerciaux au sein de l’OCS, utilisant les monnaies nationales, augmentent – 80% des échanges commerciaux de la Russie se font aujourd’hui en roubles et en yuans – en plus d’un nouvel élan de coopération dans les domaines de la banque, de la numérisation, de la haute technologie et de l’agriculture. 

Le président kirghize Sadyr Japarov a également insisté sur les règlements mutuels dans les monnaies nationales, plus une mesure cruciale : la création d’une banque de développement et d’un fonds de développement de l’OCS, assez similaires à la Nouvelle banque de développement (NDB) des BRICS. 

Le président Kassym-Jomart Tokaïev du Kazakhstan, qui exercera la présidence de l’OCS en 2024, a également soutenu un fonds d’investissement commun, plus la configuration d’un réseau de partenaires de ports stratégiques majeurs liés à la BRI de la Chine, ainsi que la Route internationale de transport transcaspienne basée à Astana, reliant l’Asie du Sud-Est, la Chine, le Kazakhstan, la mer Caspienne, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et l’Europe. 

Bien entendu, tous les membres de l’OCS ont convenu qu’aucune intégration de l’Eurasie n’est possible sans la stabilisation de l’Afghanistan – en fait, en reliant géoéconomiquement Kaboul à la fois à la BRI et à l’INSTC. Mais il s’agit là d’une autre histoire, longue et tortueuse. 

Les règles de la connectivité stratégique 

Comparons maintenant toute cette action à New Delhi avec ce qui s’est passé à Tianjin quelques jours auparavant, à la fin du mois de juin : l’événement du Forum économique mondial (WEF) connu sous le nom de « Davos de l’été », organisé pour la première fois après la pandémie de COVID-19. 

La critique du Premier ministre chinois Li Qiang à l’égard du nouveau slogan « de-risking » des États-Unis et de l’Union européenne était sans doute vive et prévisible. Ce qui était bien plus intriguant, c’était une table ronde sur la BRI intitulée « L’avenir de l’Initiative Ceinture et Route ». 

En bref, il s’agissait d’une sorte d’apothéose « verte ». Liang Linchong, du département de l’ouverture régionale de la Commission nationale du développement et de la réforme (NDRC), qui est essentiel pour promouvoir la BRI, a détaillé plusieurs projets d’énergie propre, par exemple au Kazakhstan et au Pakistan, nœuds clés de la BRI. 

L’Afrique a également été mise à l’honneur. Sekai Nzenza, ministre zimbabwéen de l’Industrie et du Commerce, est très favorable aux projets de la BRI qui augmentent les échanges «et apportent les dernières technologies » en Afrique et dans le monde. 

Pékin relancera le Forum de la ceinture et de la route dans le courant de l’année. Les attentes sont immenses à travers le « Globe mondial ».

Liang Linchong s’est efforcé d’analyser ce qui nous attend : La « connectivité dure » (c’est-à-dire la construction d’infrastructures), la « connectivité douce » (qui met l’accent sur les compétences, les technologies et les normes) et la « connexion des cœurs », qui se traduit par le fameux concept chinois d’« échanges entre les peuples ». 

Selon Liang, le «  Globe mondial» devrait donc s’attendre à une vague de projets « ce qui est petit est beau », très pragmatiques. Cela va de pair avec la nouvelle orientation des banques et des entreprises chinoises : Les très grands projets d’infrastructure à travers le monde peuvent être problématiques pour le moment, car la Chine se concentre sur le marché intérieur et régimente chaque front pour lutter contre les multiples guerres hybrides de l’hégémon.

 

 

La connectivité stratégique n’en sera pas affectée pour autant.

En voici un exemple frappant. Deux nœuds industriels cruciaux pour la Chine – la zone de la grande baie de Guangdong-Hong Kong-Macau et le cluster Pékin-Tianjin-Hebei – ont lancé leurs premiers trains de marchandises multimodaux internationaux Chine- Kirghizistan-Ouzbékistan (CKO) le jour même du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à New Delhi.

Il s’agit là d’un exemple classique de la BRI : une connectivité optimale, utilisant le système multimodal «rail-route » conteneurisé. L’INSTC utilisera le même système pour les échanges entre la Russie, la mer Caspienne, l’Iran et l’Inde par voie maritime. 

Sur le CKO, les marchandises atteignent le Xinjiang par voie ferrée, puis prennent la route via la frontière d’Irkeshtam, traversent le Kirghizstan et arrivent en Ouzbékistan. L’ensemble du trajet permet d’économiser près de cinq jours de transit. La prochaine étape consistera à construire le chemin de fer Chine-Kirghizistan-Ouzbékistan, dont la construction débutera fin 2023.

La BRI est en train de faire des percées importantes en Afrique. Par exemple, le mois dernier, la China Aerospace Science and Technology Corporation (CASC) a remis un prototype de satellite codéveloppé avec l’Égypte à la Cité de l’espace du Caire. L’Égypte est désormais le premier pays africain capable d’assembler, d’intégrer et de tester des satellites. Le Caire y voit un excellent exemple de développement durable.

C’est également la première fois que Pékin assemble et teste un satellite à l’étranger. Une fois de plus, la BRI classique : « Consultation, coopération et avantages partagés », telle que définie par la CASC. 

Sans oublier la nouvelle capitale égyptienne : Un satellite ultramoderne du Caire construit littéralement à partir de zéro dans le désert pour 50 milliards de dollars, financé par des obligations et – quoi d’autre – des capitaux chinois.

 

La longue et sinueuse route de la dédollarisation

Toute cette activité frénétique est en corrélation avec le dossier clé à traiter par les BRICS+ : La dédollarisation.

Le ministre indien des Affaires extérieures, Jaishankar, a confirmé qu’il n’y aurait pas de nouvelle monnaie des BRICS – pour l’instant. L’accent est mis sur l’augmentation des échanges dans les monnaies nationales. 

En ce qui concerne la Russie, poids lourd des BRICS, l’accent est mis pour l’instant sur la hausse des prix des matières premières au profit du rouble russe. 

Des sources diplomatiques confirment que l’accord tacite entre les sherpas des BRICS – qui préparent cette semaine les lignes directrices de BRICS+ qui seront discutées lors du sommet d’Afrique du Sud le mois prochain – est d’accélérer l’effondrement du dollar fiduciaire : Le financement des déficits commerciaux et budgétaires des États-Unis deviendrait impossible aux taux d’intérêt actuels.

 

La question est de savoir comment l’accélérer imperceptiblement. 

La stratégie caractéristique de Poutine est de toujours laisser l’Occident collectif s’embarquer dans toutes sortes d’erreurs stratégiques sans intervention directe de la Russie. Ainsi, la suite des événements sur le champ de bataille du Donbass – l’humiliation plus grande que nature de l’OTAN – sera un facteur crucial sur le front de la dédollarisation. Les Chinois, pour leur part, s’inquiètent de l’impact de l’effondrement du dollar sur la base manufacturière de la Chine.

La feuille de route à venir suggère une nouvelle monnaie de règlement des échanges conçue d’abord à l’UEEA, sous la supervision du chef de la macroéconomie de la Commission économique eurasienne, Sergey Glazyev. Cela conduirait à un déploiement plus large des BRICS et de l’OCS. Mais l’UEEA doit d’abord obtenir l’adhésion de la Chine. C’est l’une des questions clés récemment abordées par Glazyev, en personne, à Pékin. 

Le Saint Graal est donc une nouvelle monnaie commerciale supranationale pour les BRICS, l’OCS et l’UEEA. Il est essentiel que son statut de réserve ne permette pas à un pays d’exercer un pouvoir prépondérant, comme c’est le cas avec le dollar américain. 

Le seul moyen pratique de lier la nouvelle monnaie commerciale à un panier de matières premières multiples – sans parler d’un panier d’intérêts nationaux – serait l’or.

Imaginez que tout cela soit discuté en profondeur par cette interminable file d’attente pour l’adhésion aux BRICS. À l’heure actuelle, au moins 31 pays ont déposé une demande officielle ou exprimé leur intérêt à rejoindre un BRICS+ amélioré.

Les interconnexions sont fascinantes. Outre l’Iran et le Pakistan, les seuls membres à part entière de l’OCS qui ne sont pas membres des BRICS sont quatre « stans » d’Asie centrale, qui sont déjà membres de l’UEEA. L’Iran est appelé à devenir membre des BRICS+. 

Pas moins de neuf pays parmi les observateurs ou les partenaires de dialogue de l’OCS figurent parmi les candidats des BRICS. 

C’est Loukachenko qui l’a dit : La fusion des BRICS et de l’OCS semble pratiquement inévitable. 

Pour les deux principaux moteurs des deux organisations – le partenariat stratégique Russie-Chine – cette fusion représentera l’institution multilatérale ultime, basée sur un véritable commerce libre et équitable, capable d’éclipser les États-Unis et l’UE et de s’étendre bien au-delà de l’Eurasie, jusqu’au « Globe mondial ». 

Les milieux industriels/affairistes allemands semblent déjà avoir vu l’avertissement sur le mur, de même que certains de leurs homologues français, qui incluent notamment le président français Emmanuel Macron. La tendance est au schisme de l’UE – et à une puissance eurasienne encore plus grande. 

Un bloc commercial BRICS-SCO rendra les sanctions occidentales absolument insignifiantes. Il affirmera une indépendance totale visà-vis du dollar américain, offrira un éventail d’alternatives financières à SWIFT et encouragera une coopération militaire et de renseignement étroite contre les opérations secrètes en série menées par les Cinq Yeux, dans le cadre des guerres hybrides en cours.

En termes de développement pacifique, l’Asie occidentale a montré la voie. Dès que l’Arabie saoudite s’est rangée du côté de la Chine et de la Russie – et qu’elle est désormais candidate à l’adhésion aux BRICS et à l’OCS – un nouveau jeu s’est mis en place. 

Rouble d’or 3.0 ?

En l’état actuel des choses, le potentiel d’un rouble adossé à l’or est énorme. S’il voit le jour, il s’agira d’une renaissance de l’adossement à l’or de l’URSS entre 1944 et 1961.

Glazyev a observé que l’excédent commercial de la Russie avec les membres de l’OCS a permis aux entreprises russes de rembourser leurs dettes extérieures et de les remplacer par des emprunts en roubles.  

Parallèlement, la Russie utilise de plus en plus le yuan pour les règlements internationaux. À plus long terme, les principaux acteurs du « Globe mondial » – la Chine, l’Iran, la Turquie, les Émirats arabes unis – seront intéressés par des paiements en or non sanctionné plutôt qu’en monnaies locales. Cela ouvrira la voie à une monnaie de règlement commercial BRICS-OSC liée à l’or. 

Après tout, rien ne vaut l’or lorsqu’il s’agit de lutter contre les sanctions collectives occidentales, de fixer le prix du pétrole, du gaz, des denrées alimentaires, des engrais, des métaux et des minéraux. 

 

Glazyev a déjà établi la loi : La Russie doit opter pour le Rouble d’or 3.0.

Le moment approche rapidement pour la Russie de créer la tempête parfaite pour porter un coup massif au dollar américain. C’est ce qui est discuté dans les coulisses de l’OCS, de l’UEEA et de certaines sessions des BRICS, et c’est ce qui rend les élites atlantistes livides. 

Le moyen «imperceptible» pour la Russie d’y parvenir est de laisser les marchés faire monter les prix de la quasi-totalité des exportations de matières premières russes. Les neutres à travers le «Globe mondial» interpréteront cela comme une «réponse du marché» naturelle aux impératifs géopolitiques cognitifs dissonants de l’Occident collectif. La flambée des prix de l’énergie et des matières premières finira par provoquer une forte baisse du pouvoir d’achat du dollar américain.

Il n’est donc pas étonnant que plusieurs dirigeants présents au sommet de l’OCS se soient montrés favorables à ce qui équivaut, dans la pratique, à une banque centrale élargie des BRICS et de l’OCS. Lorsque la nouvelle monnaie des BRICS, de l’OCS et de l’UEEA sera finalement adoptée – bien sûr, c’est encore loin, peut-être au début des années 2030 – elle sera échangée contre de l’or physique par les banques participantes des pays membres de l’OCS, des BRICS et de l’UEEA. 

Tout ce qui précède doit être interprété comme l’esquisse d’une voie possible et réaliste vers une véritable multipolarité. Cela n’a rien à voir avec le yuan comme monnaie de réserve, reproduisant le racket existant d’extraction de rente au profit d’une minuscule ploutocratie – complétée par un appareil militaire massif spécialisé dans l’intimidation du «Globe mondial». 

Une union BRICS-UEEA se concentrera sur la construction – et l’expansion – de l’économie physique, non spéculative, basée sur le développement des infrastructures, la capacité industrielle et le partage des technologies. Un autre système mondial est plus que jamais possible.