Cette génération algérienne qu’on disait résignée a le mérite d’avoir vaincu la peur et de revendiquer le droit de rêver un avenir pour son pays. Une chronique d’Abdelkader Latreche
L’interruption des élections législatives de décembre 1991 aura été un véritable avortement qui mit fin à l’expérience démocratique commencée après les « événements » d’octobre 1988. Aux doutes des Algériens sur le bien fondé de ce coup de force sont venus s’ajouter les traumatismes dus aux violences des années 1990. Il s’en est suivi un désintérêt croissant des Algériens pour la politique qui leur paraissait à nouveau « privatisée ». Quand furent « renoués les fils des élections », ce désintérêt pour la politique s’est traduit par une augmentation considérable du taux d’abstention à chacun des scrutins, depuis les législatives de 1997 jusqu’aux récentes consultations locales. Cette désaffection fut mise par la classe politique sur le compte d’une résignation quasi-définitive. Malgré la multiplication des rassemblements locaux, exprimant des protestations sociales ou formulant des revendications catégorielles, on continuait, dans les allées du pouvoir, à regretter l’inertie, traduisant, selon de grands responsables, l’acceptation résignée d’une « fatalité ». On allait jusqu’à emprunter à la vieille ethnographie coloniale l’explication par le fameux « fatalisme musulman ». Mais, au fond d’eux-mêmes, les ténors des partis de la « coalition présidentielle », préfèrent de loin ce « fatalisme » à l’activisme, souvent demandeur de comptes sur les gabegies et dénonciateur d’une corruption en voie d’institutionnalisation.
On croyait l’engouement habituel des Algériens pour la chose publique disparu pour une durée déterminée. Au moment des « printemps arabes » qui mirent fin à des dictatures bien établies, les hommes politiques de la nouvelle génération faisaient croire à une hypothétique exception algérienne. Un Ouyahia, qui fut cinq fois premier ministre, essaya de théoriser « l’inertie » attribuée aux Algériens des années 2000 en faisant croire que l’Algérie serait un ilot isolé du reste du monde arabe, et donc prémunie contre toute forme de contestation d’ordre politique. L’achat de la paix sociale, quand la rente pétrolière le permettait, était considérée comme une panacée. Malgré d’indéniables réalisations, dont les coûts dépassent l’entendement, on a cessé de parler de « développement ». Dans les faits, la fuite clandestine des capitaux intéressait beaucoup plus que l’attraction des investisseurs étrangers censés créer des emplois et favoriser le secteur privé algérien. Au lieu de cela, ce dernier est en régression. Et l’insuffisante création d’emplois favorise l’émigration, et la fuite de la matière grise. Durant les troisième et quatrième mandats de Boutéflika, le divorce des Algériens avec leur classe politique a été sérieusement aggravé par la multiplication des affaires de corruption, comme l’incroyable « affaire de la cocaïne » dans laquelle trempent de très hauts dignitaires, civils et militaires.
Cette affaire est venue chambouler les scénarios sur le futur politique de l’Algérie, et la recomposition du champ politique traditionnel, envisageant même l’admission de nouvelles forces à partager le pouvoir avec ses détenteurs inamovibles.
C’est dans ce climat que le débat sur le cinquième mandat prit une tournure inattendue. La société civile, que l’on croyait anesthésiées, l’a perçu comme une nouvelle provocation des clans au pouvoir. Dès la fixation de la date de l’élection présidentielle, les plus avertis ont senti que ces élections à « risques » n’allaient pas ressembler aux précédentes. Le particularisme de cette élection tient à l’obstination de ceux qui dirigent officiellement ou officieusement le pays à vouloir prolonger une situation inédite à la fois en Algérie mais également à travers le monde. La tentative de prolonger la vie politique d’un président qui, bien qu’il aime discourir et parler aux foules pendant des heures, ne s’est pas adressé à son peuple depuis 2012, est sans précédent et sans équivalent, y compris dans les pires dictatures, à savoir peut-on!
Dès le lendemain de l’annonce de la date des élections, la déclaration de candidature de plusieurs personnalités «ordinaires» a ajouté à l’étonnement Ce particularisme s’est poursuivi, qui a surpris l’ensemble des algériens. La candidature «libre» d’un ancien militaire à la retraite a contribué aux supputations sur les ruses d’un système habitué à multiplier les candidats devant servir de lièvres au « candidat du consensus ». Le départ de Bouteflika en Suisse pour des soins, quelques jours avant le dépôt des candidatures au conseil constitutionnel, et juste après l’annonce de sa cinquième candidature a mis à mal la patience des Algériens les plus résignés. Puis le jour de la date limite de dépôt des candidatures, fut annoncé le retour de l’avion présidentiel censé transporter un président requinqué, mais invisible. Cette accumulation d’initiatives mal comprises par les Algériens a été vécue comme un défi à l’opinion que l’on croyait toujours chloroformée. Mais aussi bien dans l’Algérie des profondeurs qu’au sein des nombreuses communautés algériennes à l’étranger, ces annonces sont vécues comme un véritable mépris du peuple par ceux qui détiennent le pouvoir, et souhaitent y rester à vie. C’est la fierté algérienne qui a été touchée.
Contre toute attente, et malgré le flair attribué aux prévisionnistes d’Alger, les Algériens mettent fin à leur silence et rompent avec la résignation qu’on leur attribuait. Les différentes composantes de la société – jeunes, étudiants, femmes, juristes, médecins, pharmaciens…, se mettent à investir les rues de toutes les villes algériennes pour crier haut et fort non seulement leur opposition au cinquième mandat mais également leur opposition à la manière dont le pays est géré. Les réactions officielles restent timides voire rares et parfois mitigées, y compris celles de l’institution militaire, en la personne du général de corps d’Armée, vice-ministre de la défense. La réaction du pouvoir à ce « hirak » (mouvement) national caractérisé par un grand civisme a fini bien par arriver. On nous apprend, par une lettre adressée par Bouteflika lui-même, le retrait de sa candidature pour cause de santé et d’âge. On nous assure même qu’il n’a jamais été question pour lui de briguer un cinquième mandat-compte tenu de son « âge » et de son « état de santé » ! Cette phrase suscite des interrogations sur l’identité véritable des rédacteurs des courriers attribués au président-candidat. Visiblement, cette reculade en dit long sur et la fragilité la fébrilité d’un pouvoir dont le premier ministre voulut faire croire que l’Armée n’allait pas hésiter à obéir à ses ordres de répression des manifestants. Dans sa lettre au peuple, diffusée le 18 février par l’agence de presse officielle APS, Bouteflika annonce aussi la mise en place d’une conférence nationale ouverte à toutes les classes de la société algérienne et qui doit déboucher sur l’élaboration d’une nouvelle Constitution soumise à un référendum.
On passe dès lors, en quelques semaines, d’un projet d’élection non constitutionnelle et impopulaire à un processus inédit de « délégitimisation » du pouvoir. Ce qui témoigne ouvertement non seulement de l’échec du projet du clan Bouteflika mais hélas de l’échec de la gestion du pays et de ses institutions non pas uniquement depuis l’arrivée de Bouteflika mais également depuis bien avant.
Mais la nouveauté nous vient des déclarations ostentatoires faites par les féroces défenseurs de la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat à l’intention des grands mouvements de protestation. Ils disent comprendre le mécontentement du peuple et y souscrivent. Après toute sorte de supputations sur le sens caché de ces déclarations, on a fini par leur donner la même signification que le « je vous ai compris », emprunté fin 2010 par le général Ben Ali au général De Gaulle.
Certes, le moment qu’on vit aujourd’hui constitue une étape importante dans l’histoire mouvementée de l’Etat-Nation algérien. Ce tournant doit être non seulement négocié avec intelligence et clairvoyance afin de rompre avec toutes les pratiques et formes de gouvernance qui ont bloqué le décollage de l’Algérie depuis son indépendance. Dans leur démarche pour le changement, Il faut que les Algériens arrivent à rompre avec les pratiques d’hier tant au niveau des idées, des institutions mais aussi des hommes, notamment en accordant plus de place aux jeunes générations dans la gestion des affaires du pays. Ce n’est que comme cela que naitra enfin une nouvelle Algérie. Après la « confiscation de l’indépendance »(Ferhat Abbas) par un pouvoir qui a géré l’Algérie sans les Algériens ; après l’échec du modèle de développement algérien, malgré d’indéniables réalisations ; après la mise en échec de la première expérience de démocratisation, l’Algérie se doit de réussir , cette fois-ci, son décollage. Les futurs dirigeants doivent inventer un modèle de gouvernance qui réponde aux aspirations des Algériens, de tous les Algériens. Certes, la tâche ne sera pas facile, particulièrement dans un environnement hostile au changement et au progrès. Le mérite de celles et de ceux qui ont marché dans les rues de l’ensemble des villes algériennes tient à leur appartenance à la jeune génération. Car les nations doivent avoir un rêve, aspirer à une vie meilleure et à un autre futur, un FUTUR CHEZ EUX.
Ok