Avec le maintien de Jean Yves Le Drian à son poste de ministre des Affaires étrangères, la politique africaine de la France continue sur sa «lancée sécuritaire».
Un entretien de Nicolas Beau, fondateur du site Mondafrique, sur le site « Spoutniks ».
Jean Yves Le Drian a-t-il conservé son poste au Quai d’Orsay «par défaut», en raison du déficit de vision africaine du président français, Emmanuel Macron, obligé de s’en repettre à l’ancien ministre de la Défense de François Hollande? Si beaucoup saluent sa longévité en tant que ministre des Affaires étrangères, en coulisse, son maintien fait grincer des dents plus d’un diplomate français.
«Il n’est pas très aimé au Quai, car sa vision est toujours restée sécuritaire après son passage à la Défense», confie à Sputnik, sous couvert d’anonymat, un ancien directeur Afrique au quai d’Orsay, aujourd’hui à la retraite.
Pour Nicolas Beau, journaliste d’investigation, fondateur du site Mondafrique et auteur de plusieurs livres sur les relations entre la France et le monde arabe, dont « Le Vilain Petit Qatar: Cet ami qui nous veut du mal » (Éd. Fayard, 2013), co écrit avec Jacques Marie Bourge, c’est le refus du «menhir» (le surnom de Jean Yves Le Drian, dû à ses origines bretonnes) d’aller à Matignon et, encore plus, place Beauvau, qui expliquerait qu’il ait gardé la main sur la diplomatie française.
«Le Drian a refusé de changer, car il voulait garder le contrôle sur son pré carré. Comme il a toute la confiance d’Emmanuel Macron et qu’il entretient d’excellentes relations avec nombre de chefs d’État arabes et africains, il est resté en place, puisque la Primature ne l’attirait pas», confie Nicolas Beau au micro de Sputnik France.
Si Emmanuel Macron fait confiance son ministre des Affaires étrangères , c’est «parce qu’il sait qu’il fera le job», précise le patron du site Mondafrique. Du coup, léger bonus avec cette reconduction de Le Drian, puisqu’il passe troisième dans l’ordre protocolaire de l’exécutif, derrière le Président et le Premier ministre.Notre interlocuteur pointe également du doigt le nouveau ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, «qui est loin de faire l’unanimité», selon ses termes. Car ce dernier a été pendant de longues années le défenseur des dicctateurs avricains. La preuve, selon le journaliste d’investigation, qu’Emmanuel Macron «ne s’embarrassera pas de considérations sur le maintien des droits de l’homme ou la préservation des libertés publiques» pour définir la politique étrangère de la France d’ici à la fin de son quinquennat.
La France, soutien d’ Haftar?
Le 14 juillet, Emmanuel Macron s’est prèté au traditionnel jeu des questions-réponses lors d’une émission télévisée. La politique africaine française passera au second plan. Mais d’ores et déjà, la question se pose de savoir quelle va être la position de la France vis-à-vis du maréchal Haftar après sa défaite sur le terrain.
Car, pour Nicolas Beau, depuis sa nomination par François Hollande à la Défense, le chef de la diplomatie française est devenu «l’architecte d’une stratégie ambiguë». Grâce au soutien «discret» de Paris au maréchal Khalifa Haftar, celui-ci «a mis la Libye à feu et à sang avec l’appui des Saoudiens et des Émiratis», affirme le fondateur de Mondafrique.
«La duplicité de la stratégie de la France en Libye est un secret de polichinelle. Officiellement, Paris soutient sans réserve le gouvernement d’union nationale (GNA) issu des accords interlibyens conclus en décembre 2015 à Skirat (Maroc) et dirigé par le Premier ministre Fayez el-Sarraj. Dans la pratique, la France est un allié fidèle, quoique discret, du maréchal Haftar, patron de l’armée nationale libyenne (ANL) et grand rival de Sarraj. Derrière l’ambiguïté de la position française se cache Jean-Yves Le Drian», martèle Nicolas Beau au micro de Sputnik France.
Au nom du «secret-défense», le dossier libyen est alors géré «non pas par les Affaires étrangères ou la cellule africaine de l’Élysée», mais par le ministre des Armées (de l’époque), «qui mouille sa chemise en faveur de son allié Haftar», rappelle le journaliste. En 2017, lorsqu’il est nommé par Emmanuel Macron ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Le Drian emporte avec lui le règlement de la crise libyenne. Le Quai d’Orsay prend alors le leadership de la stratégie française de sortie de la crise libyenne.
Trois mois plus tard, la France organise une première rencontre entre Sarraj et Haftar à La Celle-Saint-Cloud, en région parisienne. Puis, en mai 2018, se tient à Versailles une seconde rencontre entre les deux protagonistes de la crise libyenne, conclue par un accord prévoyant un cessez-le-feu ainsi que des élections générales en décembre 2018, relève-t-il.
«Le Drian était aux anges: sa stratégie avait fini par payer. Pourtant, très vite, il a fallu déchanter. Des mois passent, aucune solution ne pointe à l’horizon. Ancienne puissance coloniale en Libye, l’Italie s’agace de la stratégie française du cavalier seul alors que l’Union africaine, qui a créé sa propre task force sur la Libye, est tenue à l’écart. L’Algérie, qui partage près de 1.000 km de frontière avec la Libye, ne voit pas non plus d’un bon œil les agissements de la France en Libye», se souvient Nicolas Beau.
C’est donc un Haftar «confiant dans ses bonnes relations diplomatiques et militaires avec la France» qui a lancé le 4 avril 2019 ses troupes à la conquête de Tripoli, accuse-t-il.
Selon le journaliste, la France, qui disposait de forces spéciales aux côtés de Haftar, «savait ce qui se passait à Tripoli.» Elle aurait même pu donner un «feu orange», affirme-t-il, considérant que la victoire militaire de l’homme fort de Benghazi «serait un moindre mal face à l’impasse diplomatique», ajoute-t-il.
L’embourbement au Sahel
La preuve du maintien de la présence militaire française en Libye a été apportée «lorsque des éléments des forces spéciales françaises ont été arrêtés en Tunisie alors qu’elles battaient en retraite dans la précipitation aux côtés des forces du maréchal Haftar», commente le fondateur de Mondafrique. Ce qui montre bien, selon lui, qu’entre le discours officiel et la réalité sur le terrain, «il y a un sérieux décrochage.»
Quant à la présence de la fore Barkhane dans la région dite des trois frontières (Mali, Burkina Faso, Niger), il est tout aussi dubitatif. Comme le sont d’ailleurs un grand nombre de diplomates français ayant été en poste dans cette région: sous couvert d’anonymat, l’un d’entre eux dénonçait au micro de Sputnik «les erreurs stratégiques faites par la France au Mali en 2013», celles-ci ayant été «poursuivies en 2015 avec l’accord d’Alger», ajoute-t-il. Parmi «ces erreurs» figurent notamment, selon cette source, le soutien inconditionnel de l’armée française aux insurgés de Kidal.
Reste le soutien indéfectible de Paris, «sous la houlette de Jean-Yves Le Drian» à des Présidents africains «déconsidérés chez eux comme sur la scène internationale», dénonce Nicolas Beau. Il cite notamment Paul Biya au Cameroun, Ali Bongo au Gabon, Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire, Sassou Nguesso au Congo-Brazzaville, Idriss Deby au Tchad ou le Président malien Ibrahim Boubacar Keita (IBK), contesté par la rue avant d’être évincé par l’armée malienne.
Le «nouveau souffle» dans les relations entre la France et l’Afrique qu’Emmanuel Macron a affirmé vouloir insuffler lors de son discours de Ouagadougou en novembre 2017 n’a pas non plus trouvé sa concrétisation, déplore le patron de Mondafrique. Très mal perçu au Quai d’Orsay, le Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA) «n’a pas réussi à imposer une percée de la société civile africaine dans la politique étrangère française». Ce fut juste un trempli pour la carrière de quelques anciens condisciples du Président Macron à l’ENA
Une société civile qui se sera vue de plus refuser –pandémie de coronavirus oblige– le sommet Afrique-France de Bordeaux, prévu du 4 au 6 juin, ainsi que l’année culturelle africaine, qui devait se tenir jusqu’en décembre partout en France. Mieux vaut pour la France, dont les responsabilités sont immenses dans la faillite de l’Etat malien, de passer son tour sur les questions africaines