La minceur des résultats de la conférence internationale sur la Libye, organisée par les Nations Unies et la France, le 29 mai dernier, à Paris, ne laisse entrevoir aucune issue immédiate. Une chronique de l’ancien ambassadeur de l’ONU en Afrique de l’Ouest puis en Somalei, Ahmedou Ould Abdallah
Le Premier ministre du gouvernement d’union nationale Fayez al-Sarraj, le maréchal Khalifa Haftar, homme fort de l’est du pays, le président de la Chambre des représentants, Aguila Salah, et celui du Conseil d’État, Khaled al-Mechri, ont juste pu signer un « engagement à travailler de façon constructive avec l’ONU pour organiser des élections crédibles et pacifiques (le 10 décembre prochain) et à respecter leurs résultats ».
Une des preuves de la fragilité de la rencontre de Paris est qu’à peine rentré dans son fief de Benghazi, Haftar a renforcé le siège de la ville de Derna, à la frontière égypto-libyenne.
Libye, Niger, Tchad et Soudan
Depuis fin 2011, le sud et le sud-est de la Libye se noient dans le non-droit et dans des conflits armés qui chaque jour les plongent davantage dans une spirale de chaos et d’anarchie. Des bandes armées, avec des ramifications aussi bien internes qu’externes, y prospèrent, grâce à des activités criminelles : trafic de migrants et de drogue, commerce d’armes, sans compter de nombreux rackets et des exploitations clandestines de mines d’or.
Trois pays voisins de la Libye en souffrent particulièrement : le Niger, le Soudan et le Tchad. Leur stabilité en est gravement engagée. Les ministres de la Défense, de l’Intérieur et des Affaires étrangères, les Chefs d’état-major et les responsables des services de Renseignement des quatre pays se sont concertés, à Niamey le 3 avril 2018, à l’initiative du Président nigérien, Mahamadou Issoufou. Au menu, l’insécurité à leurs frontières communes.
Le renversement du colonel Kadhafi, dans le sillage des ‘’Printemps arabes’’, suivi de son assassinat en octobre 2011, ne finit pas d’irriguer les conflits dans les pays voisins : Niger, Tchad et Soudan, entre autres. Pour le Niger, le rapatriement des « soldats du Guide », ces légionnaires au service de la ‘’Révolution de la Grande Jamahiriya’’, constituait un premier et énorme défi. Accueillir, désarmer et réinsérer socialement ces nouveaux venus armés, avec des ressources nationales non prises en compte dans le budget ordinaire, représentaient un énorme effort. Surveiller les différents trafics entre les deux pays demeure une tâche ardue : êtres humains, véhicules, marchandises diverses, drogue, armes, et on en passe.
Ce supermarché, ambulant, diversifié et permanent, est un mutant dangereux. Des personnes, organisées en réseaux, en vivent. La pérennisation de l’entreprise s’impose. A cette fin, des stratégies de recrutement se sont mises en place, qui vont des revendeurs de véhicules aux commerçants de produits alimentaires. Les acteurs se regroupent également sur la base de solidarités communautaires. L’aspect transnational est un élément à retenir. La concurrence entre acteurs pour le contrôle des filières qui nourrissent ces flux de transaction peut parfois être très violente. Toute une économie de trafics reste à définir, dans ses manifestations et ses impacts.
Les deux pays, Niger et Tchad, ont aussi en commun un long passé de rébellions internes, plus ou moins soutenues par le colonel Kadhafi, alors en concurrence avec les États-Unis, la France et l’Organisation de l’unité africaine (OUA), ancêtre de l’Union africaine (UA), quant à la configuration politique du continent et à des questions d’ordre stratégiques.
Le désert, qui occupe les deux-tiers du territoire nigérien, caractérise aussi son voisin Tchadien. Niger et Tchad font face, également, au phénomène des mouvements migratoires en direction de l’Europe. Ils sont en première ligne dans la lutte contre ces mouvements de populations, exigée par l’Union européenne, de façon générale, et par l’Italie, la France et l’Allemagne, en particulier.
À ce titre, les deux pays abritent, depuis quelques mois, des Hots Spots ou Centres de tri des migrants, charpente d’un processus de sélection effectué par des fonctionnaires français. Enfin, Niger et Tchad supportent le fardeau des attaques de la secte nigériane Boko Haram. Le Niger et le Tchad consacrent une part non négligeable de leurs PIB aux dépenses de sécurité, amenuisant ainsi les ressources budgétaires, déjà faibles, des secteurs sociaux. Entre autres conséquences, les manifestations sociales dans les deux pays ont un rapport certain avec les dépenses en armements, puisque, ayant engendré des budgets contestés par la société civile, les agents de l’État ainsi que les partis politiques de l’opposition.
Autant le Niger pâtit de la baisse des cours de l’uranium, autant le Tchad subit le contrecoup de la chute du prix du pétrole, respectivement leurs principales sources de revenus. La situation socio-politique de ces deux pays voisins peut s’analyser sous ce prisme de la priorité donnée à leur sécurité propre et à celle de la sous-région.
Trafics d’armes, de drogues, de migrants …
Il est pertinent de rappeler que le Tchad a volé au secours de nombreux pays, en Afrique centrale comme en Afrique de l’Ouest. La création du G5 Sahel, qui regroupe, outre les deux pays, le Burkina Faso, le Mali et la Mauritanie, pourrait se présenter en bouée de sauvetage, à la fois militaire et financière, pour ses membres. Un espoir se dessine aussi, dans cette guerre à Boko Haram. Par ailleurs, les forces armées nigérianes, camerounaises, tchadiennes et nigériennes, rassemblées au sein d’une autre structure dénommée Force mixte multinationale, sont en train de combattre le même fléau.
Quant au Soudan, il est orfèvre en matière de guerres civiles. Depuis son indépendance, en 1956, à nos jours, ce pays n’a jamais connu une paix durable! Les explications sont fort nombreuses :
– le Nord et ses arabo-musulmans contre le Sud, chrétien et animiste, un schéma quelque peu simpliste ;
– les Arabes contre les Noirs, selon le cheminement d’une certaine ethnologie dépassée ;
– le Centre (Khartoum, la capitale) contre la périphérie (les autres provinces), dans la gestion et le contrôle des ressources, selon l’approche marxiste ;
– pour les scrutateurs des égos surdimensionnés des dirigeants africains, des querelles de leadership non maitrisées ;
Ces guerres fratricides, barbares et, à la limite, génocidaires, ont abouti à la proclamation de l’indépendance de l’État du Soudan du Sud, en 2011. Pour autant, cet événement majeur ne mit pas fin à la guerre. Entre autres raisons, une partie de ce vaste pays évolue toujours dans un statut flou : les régions du Sud-Kordofan et du Nil Bleu restent en vadrouille ou en jachère politico-administrative.
Tandis que la guerre se poursuit dans le Darfour, le nouvel État du Sud Soudan allait s’embraser dans un déchirement non moins inhumain : des massacres à grande échelle, dans la capitale, Juba, comme dans les zones rurales, sous le regard de Casques Bleus des Nations-Unies impuissants. Durant cette tragédie, les deux leaders, le président Salva Kiir Mayardit et son vice-président Riek Machar, engagés dans une lutte à mort pour le contrôle du pouvoir et pour la jouissance de ses prérogatives, n’ont pas de pitié pour leur propre peuple. Le premier aura le dessus sur le second, en partie grâce aux troupes ougandaises, passées maitres dans l’art de « revaloriser, économiquement, les zones de conflit », ainsi qu’elles l’ont montré, dans le temps, en République démocratique du Congo, et tout récemment en République centrafricaine.
Tous ces trois pays reconnaissent être menacés par les bandes criminelles qui sévissent en Libye. Le Sud et le Sud-Est libyens, depuis 2011, sont devenus un « véritable carrefour des routes de la drogue en direction de l’Asie via l’Égypte et de l’Europe via la Mer Méditerranée. » Devenue aussi la plaque tournante de trafics de migrants et d’armes, la zone génère d’énormes revenues, utilisées pour entretenir des foyers d’autres conflits, que ce soit au Mali, dans le bassin du Lac Tchad ou ailleurs.
Les trois pays voisins de la Libye ont signé, jeudi 31 mai à N’Djamena, au Tchad, avec leur voisin du Nord, un accord de coopération sécuritaire pour lutter contre le terrorisme et les trafics. En outre, deux coordinations, l’une militaire et l’autre politique, ont été créées dans ce cadre. Le commandement en sera rotatif et les États s’engagent aussi à coopérer dans le partage de renseignement. Pour faciliter la mise en œuvre de cet arsenal d’entente, les quatre pays pressent leurs autorités judiciaires respectives de signer, sous deux mois, des accords de coopération pour permettre des extraditions de ressortissants qui doivent faire face à la justice.
Phénomène tout aussi inquiétant, des mouvements armés de rebelles tchadiens et soudanais ont investi la zone, avec des moyens militaires importants. Ils sont, dorénavant, parties prenantes des luttes intestines libyennes.
Défense nationale ou régionale ?
Une épée de Damoclès demeure suspendue au-dessus des quatre pays, mais son irradiation fait frémir bien au-delà. Déjà fragilisés par la raréfaction de ressources, les attaques de Boko Haram, et d’autres rebellions internes, ‘’les Quatre’’ courent, de surcroit, le risque que ces bandes entreprennent la conquête du pouvoir dans leurs espaces respectifs.
C’est pour contrer cette menace que la Libye, le Niger, le Soudan et le Tchad ont décidé de la mise en place ‘’d’un mécanisme de coopération en matière de sécurisation des frontières et de lutte contre la criminalité transnationale organisée’’. Trafics d’armes, d’êtres humains, de drogues, terrorisme, banditisme armé et groupes organisés se prêtant au mercenariat.
Une fois de plus, les États africains réalisent, contrairement à la dénomination des ministères qui en sont chargés, que les questions de défense ne sont plus nationales …