L’article de la revue « Foreign Affairs » dans laquelle le chancelier allemand, Olaf Scholz,s’exprime à son retour de Chine fera date parce que la vision de l’Union qui est la sienne s’éloigne de l’esprit des « pères fondateurs » du marché commun, dont la démarche était à la fois moins politique et moins sécuritaire.
Une chronique de Xavier Houzel
L’Union Européenne (UE) est issue de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) devenue par le traité de Rome de 1957 la Communauté économique européenne (CEE), elle-même transformée en 1992 en une Union par le traité de Maastricht. Cet espace économique et monétaire de 27 États-membres que le Royaume-Uni a quittée en 2020 sera probablement rejoint dans quelques années par l’Ukraine et la Moldavie et peut-être même, au train où vont les choses, par d’autres. Le chancelier allemand, Olaf Scholz, décrit l’UE comme une « Union d’états libres, souverains, démocratiques fondés sur l’état de droit », par opposition à la kleptocratie impérialiste et autocratique russe (sic[i]), qui en serait l’antithèse.
Olaf Scholz dans son article de « Foreign Affairs » ne cache ni ses préoccupations ni ses préconisations. Il choisit pour titre de ce qu’il faut considérer comme une « Déclaration » : « The Global Zeitenwende ou comment éviter une nouvelle guerre froide dans une ère multipolaire », une formulation très tendance que l’on pourrait traduire par « le tournant pour la planète » ou plutôt « Le chambardement global , comme si l’entrée dans une ère multipolaire pouvait accroître un risque de guerre froide et qu’il fallait tout changer en conséquence.Le numéro de janvier-février 2023 de la revue américaine est sorti le 5 décembre, deux jours après le retour des États-Unis du président Macron et à la veille de l’arrivée du président Xi Jinping en Arabie saoudite. Le chancelier était assuré que la France, qu’il ne cite que deux fois, ne pourrait plus dire non[ii] à son propos et que les chancelleries arabes représentées au sommet sino-saoudien se le tiendraient pour dit. Le timing était délibéré.
Ses prédécesseurs avaient fait une erreur en mettant l’Allemagne en position de dépendance énergétique par rapport à la Russie : le chancelier fait de la couverture de l’OTAN un décalque obligatoire[iii] du territoire de l’UE et une assurance tous risques contre d’éventuels déboires commerciaux.
Il donne le tracé des frontières futures de l’Union ! Les nouveaux venus devront garder le petit doigt sur la couture du pantalon[iv], la discipline germanique faisant la force des armées[v] et la suppression du veto par l’adoption du vote majoritaire devant conforter la prédominance de certains . C’est l’UE de ses rêves.
La recommandation qu’il fait aux autres État-membres de l’UE – y compris l’Allemagne (précision qui doit être remarquée) – de coopérer plus particulièrement avec les nations démocratiques à l’étranger[vi] ferme la porte du libre-échange à la dictature russe, dans les filets de laquelle la Fédération Allemande reconnaît s’être fourvoyée. La faute en est à la Démocratie … qui manquait à l’appel chez le voisin ! Voilà qui ne facilitera pas la recherche d’une solution au problème de voisinage entre l’Ukraine et la Russie.
Le chancelier évoque ensuite la Chine, où il aurait personnellement abordé la question des Droits de l’homme. Il rappelle la relation exceptionnelle établie par l’Allemagne au fil des ans avec cette immense économie et qu’il voulait perpétuer en la consolidant ; il fait preuve ici de pragmatisme et d’une relative humilité[vii] (quoique l’on ne voie pas comment la servilité du marchand et la duplicité du stratège ferait de lui un humble) mais il insiste sur le fait que les États-Unis d’Amérique sont « la » puissance décisive et qu’ils le resteront tout au long du vingt et unième siècle[viii]. Cette profession de foi sans appel écarte toute perspective de bipolarité[ix] dans les relations internationales. Il paraît aller de soi que la « sphère euro-atlantique sécurisée » qu’il modélise en se référant à l’OTAN englobe, dans l’esprit du chancelier, l’UE du « zeitenwende » !
Les Chinois ne seront pas contents, mais les Américains, si ! Ou, plutôt, pas tout à fait, car le chancelier prend soin de pondérer la prédominance qu’il accorde aux seconds – qu’il a le tact de ne pas assimiler à l’Occident (vocable proscrit), d’abord, en hissant la Chine au niveau de partenaire et, ensuite ,en n’omettant pas de mentionner qu’en dehors de la caste des « grands, » il y a « les Autres », c’est-à-dire tous ceux des Caraïbes, d’Amérique Latine, d’Afrique et d’Asie !
Ces derniers pourront se développer progressivement (gradually) en procurant des matières premières et en fabriquant des biens à petit prix[x] ! Cette chance leur est offerte par la globalisation (d’où le mot Global – on ne parle plus de mondialisation), donnée comme un puissant facteur de multilatéralisme dans un monde multipolaire[xi]. Le monde serait ainsi multilatéral et multipolaire mais autour d’une puissance euro-atlantique décisive, construction qui ne sera pas pour plaire au président Poutine, mais qui pourra conviendra aux Anglais, sortis par la petite porte de l’UE, mais restés aux premières loges de l’OTAN.
Le chancelier explique son voyage en Chine. Sa visite-éclair à Pékin aurait eu pour but la mise à niveau des termes de l’échange[xii] en faveur des « entreprises européennes » (et pas seulement allemandes). Il tient le même discours que celui du président français à Washington, celui-là pour mendier des exemptions à l’exclusion protectionniste prononcée par l’administration Biden au détriment des industriels européens.
Nos deux coqs, le gaulois et le germain, s’accordent pour chanter au même diapason ; ils ont compris que rien ne servait de faire preuve d’indépendance – ni de corps ni d’esprit – il fallait ne surtout pas choisir[xiii] ! Scholz vante le capitalisme[xiv], tant que les capitalistes ne sont pas situés au-delà de la zone de confort démocratique[xv], là où le dialogue et la coopération resteront pourtant de mise, c’est-à-dire « partout », sauf en Corée du Nord et dans de petits (tiny) territoires ! La nouvelle ligne rouge américaine de sécurité stratégique permettrait, en effet, selon le chancelier, de traiter avec des pays qui ne respectent pas de principes démocratiques mais qui dépendent du système international établi dans les règles[xvi]. Il y aurait une « énorme différence » entre le capitalisme « organisé » de façon libérale – de manière démocratique – et le capitalisme dit autocratique « along authoritarian lines » (sic) [xvii].
On aurait, en somme, d’une part les Anglo-Saxons (entendre par là les USA, le Canada… et le Royaume-Uni par rattrapage, via l’OTAN et un tissu de connivences), l’Europe (entendre par là l’Union Européenne, entrée « dans une nouvelle phase » sur un continent, d’où la Russie autocratique serait exclue) et la Chine (pourtant tout le contraire d’une Démocratie), lesquels s’ajusteraient[xviii], entre eux et à eux trois, aux réalités mouvantes et, d’autre part – c’est l’impression qu’on a – les tiers, la valetaille, les paumés du bout du monde, bons pour leur main d’œuvre low cost et leurs matières premières, comme au temps de la traite.
Nous serions rentrés dans une « phase » nouvelle de la construction européenne que le chancelier voudrait, s’il fallait l’en croire, poursuivre à l’Est autour de l’Allemagne sous protection américaine : le général de Gaulle se retournerait dans sa tombe ! Et c’est aussi une image mercantile et un profil guerrier nous offririons de l’Occident, où l’outrecuidance le disputerait à l’indécence. Où est l’Europe des Lumières ? À quoi bon les Nations Unies ?
Le président français n’a pas encore réagi. L’harmonie paraissait avoir été préservée entre les deux présidents-globe-trotteurs sur un fondement tout autre, celui de l’universalité, de la fraternité, de la protection de la planète et des valeurs de l’humanité qui nous est commune. On pouvait espérer jusques à hier que l’UE conserverait cahin caha sa cohésion et que la France ferait fi de la réitération de l’allégeance allemande à la puissance décisive (et de l’achat par l’armée de l’Air allemande de l’avion de combat F-35) ! Ce qui était sans savoir, de surcroît et à quelques jours près, que les Japonais, les Anglais et les Italiens allaient se lancer dans la construction de leur propre avion de combat[xix]! Contre qui ? Contre la Russie ou contre le BRICS… ? Et nous n’aurions plus de veto ! Gageons que le président français ne s’en laissera pas compter. Il faut attendre la suite.
Aussi je préfère – plutôt que de m’insurger et de dire ce que je pense du programme allemand et des initiatives de nos voisins – terminer mon commentaire de texte par la dernière phrase en du manifeste en Anglais (parler vernaculaire qu’il préfère visiblement au Français, quand il s’adresse publiquement au monde entier) : « Developing that mindset and those tools is ultimately what the Zeitenwende is all about »… en fait, pour ne pas avoir moi-même à traduire l’intraduisible !
Je laisserai les lecteurs de Mondafrique – ceux d’Afrique, de la Caraïbe, d’Amérique Latine, d’Asie ou de Russie – juger de quoi il retourne exactement, mais après avoir lu in extenso le manifeste allemand, repris dans Foreign Affairs. Je leur demanderai toutefois de ne pas s’affoler à la première lecture, le dialogue restant ouvert – la France n’ayant pas donné son avis et la Russie de Pierre 1er le Grand (et des Lumières) ne s’étant pas encore éveillée.
[i] imperialistic and autocratic kleptocracy
[ii] Crucial to that mission is ever-closer cooperation between Germany and France, which share the same vision of a strong and sovereign EU
[iii] strength will only grow with the addition of two prosperous democracies, Finland and Sweden
[iv] goal today, however, is to close ranks on crucial areas in which disunity would make Europe more vulnerable to foreign interference
[v] by eliminating the ability of individual countries to veto certain measures
[vi] the countries of the EU, including Germany, must cooperate more closely with democracies outside
[vii] pragmatism and a degree of humility
[viii] United States became the world’s decisive power – a role it will retain in the twenty-first century
[ix] many assume we are on the brink of an era of bipolarity in the international order. They see the dawn of a new cold war approaching, one that will pit the United States against China
[x] by producing goods and raw materials at low costs
[xi] This is the best way to keep multilateralism alive in a multipolar world
[xii][xii] level playing field for European and Chinese companies
[xiii] this commonality plays a crucial role not because we aim to pit democracies against authoritarian states, which would only contribute to a new global dichotomy
[xiv] we might all have become capitalists, with the possible exception of North Korea and a tiny handful of other countries
[xv] eventually, in a multipolar world, dialogue and cooperation must extend beyond the democratic comfort zone
[xvi] the United States’ new National Security Strategy rightly acknowledges the need to engage with “countries that do not embrace democratic institutions but nevertheless depend upon and support a rules-based international system »
[xvii] It makes a huge difference whether capitalism is organized in a liberal, democratic way or along authoritarian lines
[xviii] adjust to the changing realities of globalization’s new phase
[xix] https://www.rfi.fr/fr/%C3%A9conomie/20221209-le-japon-le-royaume-uni-et-l-italie-vont-d%C3%A9velopper-un-avion-de-combat-de-nouvelle-g%C3%A9n%C3%A9ration