De nouvelles marges de maoeuvre diplomatique pour la Syrie

La récente visite du président Bachar el-Assad dans le sultanat d’Oman, où il a été magnifiquement accueilli, témoigne de l’esprit de résilience de cette partie du monde, dont les populations ont enduré les pires souffrances, ainsi que du réflexe de solidarité de leurs dirigeants respectifs. Partout dans la région, à l’exception de quelques monarchies pétrolières, c’est la misère et la dévastation. 

Une guerre dont on ne voit pas la fin continue de détruire le Yémen ; l’Éthiopie voit surgir le spectre d’un nouvel affrontement dans la province d’Oromia, après deux ans d’une guerre ravageuse au Tigré ; le Soudan du Sud ne parvient pas à se débarrasser de ses démons ethnico-religieux ; la Somalie est à bout de souffle face à la famine ; la misère est toujours à Gaza ; et le Liban, hier un eldorado, vit un calvaire  ! La réception en grande pompe du président syrien à Mascate s’inscrit dans la liste des nombreuses manifestations de solidarité en faveur de la Syrie et de la Turquie émanant de la quasi-totalité de leurs voisins après le séisme.

Faut-il pourtant voir dans cet élan visiblement sincère de fraternité le signe avant-coureur d’une prochaine normalisation des relations internationales de la Syrie avec la communauté internationale dans son ensemble ? 

Seul Israël continue imperturbablement de bombarder le territoire syrien.

Un article de Xavier Houzel

En moins d’un siècle, la soif d’hydrocarbure des pays industrialisés a bouleversé le Moyen-Orient. Le contraste entre l’insouciance, l’abondance et l’arrogance qui caractérisent aujourd’hui les monarchies du Golfe (y compris la Théocratie Iranienne) et le découragement de beaucoup de leurs voisins moins bien dotés est saisissant. Par un effet induit de compensation, ces pays ont été pour la plupart automatiquement déclassés, amoindris, atrophiés. Cette situation est intenable ; elle ne peut pas être pérenne. Le cas de la Syrie par comparaison avec l’Arabie saoudite en est l’illustration.

La cité de Riyad, qui, il y a moins d’un siècle, regroupait une poignée de villages au cœur d’une oasis ignorée de tous, compte aujourd’hui huit millions de citadins sur les trente-six millions de ressortissants que le royaume d’Arabie abrite actuellement  (en 1950, le pays ne comptait que quatre millions et demi d’âmes !). L’Arabie saoudite, avec un monarque absolu, dégouline de prospérité et semble pouvoir et vouloir tout se permettre, y compris la suppression de codes parmi les plus archaïques du Wahabisme (ce qui ne justifie pas le reste).

Le projet futuriste NEOM de Mohamed bin Salman (MBS) est stupéfiant. L’on verra ! mais il faudra se souvenir de la Tour de Babel.

La Syrie, l’ombre d’elle même

En revanche, la ville de Damas, qui est de très loin la plus ancienne métropole du bassin méditerranéen et d’occident, n’a plus que deux millions cinq cent mille habitants. La Syrie, déjà amputée au siècle dernier du Liban et du Sandjak d’Alexandrette sous le protectorat français, est l’ombre d’elle-même. Elle a vu ses marches du Nord et du Nord-Est occupées par des rebelles aiguillonnés par la Turquie, et ses provinces du Sud, l’une envahie par Israël (sur le plateau du Golan) et les autres subordonnées à l’ingérence subversive d’autres voisins, toutes allégeances et confessions confondues. La Syrie est aujourd’hui totalement sinistrée ; près de la moitié de sa population a été déplacée au cours d’une guerre civile qui dure depuis douze ans. Le territoire qu’elle contrôlait auparavant est réduit de moitié. Les pays limitrophes hébergent trois millions six cent mille réfugiés en Turquie et huit-cent quarante mille au Liban. Et pendant ce temps-là, MBS et MBZ rivalisent de folies.

Tout un monde a soudain basculé cent ans auparavant, après le démantèlement de l’empire ottoman et l’essor des énergies fossiles ! Un bel exemple : l’émir Nouri al-Sha’alan, chef de la puissante tribu des Ruwallah, était en Syrie, en 1923, largement l’égal de son alter ego, l’émir Abdulaziz al-Saoud, grand-père de MBS ; l’émir dut se rendre, mais avec panache, au général Gouraud, qui lui accorda, avec les honneurs rendus à lui et à ses mille cavaliers, la croix de grand officier de la Légion d’honneur. Mais qui se souvient aujourd’hui de ce grand chef, dont la destinée fut comparable à celle d’Abdelkader ibn Muhieddine d’Algérie, mort à Damas en 1883 ? Personne.

La France porte une responsabilité indéniable dans ces bouleversements, mais en face de Picot, il y avait eu Sykes, flanqué de l’Américain Wilson dans la coulisse. De même que Roosevelt ne sera pas là en 1939, mais seulement quand l’Allemagne et l’Italie lui auront eux-mêmes déclaré la guerre en décembre 1941, et qu’il y aura aussi Eisenhower en octobre 1956 (qui donnera sa préférence à  Nasser), puis George W. Bush (va-t’en-guerre aussi impénitent qu’irréfléchi contre l’Irak), suivi d’Obama (défaillant en Syrie dans l’affaire du chlore), puis de Trump (pagailleux avec l’Iran), puis de Joe Biden, qui risque rien moins que d’entraîner l’OTAN dans une guerre frontale avec la Russie ! Tous des Docteur Folamour…

Toujours est-il que le mouvement insurrectionnel à l’origine de la guerre de Syrie déclenchée en 2011 n’a rien eu de printanier ! Il a été froidement commandité et entretenu de l’extérieur. L’Histoire dira comment la France n’en fut que le spectateur muet (mis à part les armements français donnés aux « Islamistes modérés »). Les circonstances qui avaient entouré l’attentat contre le Premier ministre Libanais Rafiq Hariri pouvaient incriminer la Syrie : tous pointèrent du doigt le jeune président Bachar el-Assad, faisant de ce dernier le Méphistophélès qu’il n’était pas. Jacques Chirac et le roi Abdallah le tinrent pour responsable du meurtre. Les exégètes dépiauteront les chroniques de l’époque, ils éplucheront les archives, ils débusqueront les bobards et leurs fauteurs, il est trop tôt pour en juger.

Les parrains russe et iranien

Toujours est-il que la maladresse – pour ne pas dire la rudesse des autorités syriennes, empêtrées dans des accords secrets – choqua l’opinion internationale, au détriment de l’image de Bachar el-Assad. Les enquêtes lancées par la suite à propos de « barils de chlore » diront lequel d’entre les rebelles et le pouvoir en place en fut le véritable responsable. Ce fut peut-être les deux. L’Organisation pour l’Interdiction des Armes Chimiques (OIAC) ne se prononce encore que timidement sur ce point, sachant que les barils en question peuvent exploser au sol sans avoir à être largués du ciel. Quoiqu’il en soit, l’amalgame sera fait entre le soutien que les Syriens trouveront en Russie et le concours qu’ils recevront de la Force iranienne Al-Qods et du Hezbollah libanais. 

Sans la Russie et l’Iran, le Régime Syrien n’aurait pas tenu douze ans – tout comme l’Ukraine n’aurait pas tenu un an sans l’Amérique et l’Europe. Une telle allégation est lourde de conséquences, dans la mesure où la base militaire de Hmeimim qui accueille en Syrie le quartier général des forces russes de plus en plus engagées en Mer Méditerranée pourrait jouer demain un grand rôle dans le cadre de la lutte d’influence maritime et aérienne de la Russie face à l’OTAN.

Les évènements d’Ukraine projettent une lumière inattendue sur la Syrie. C’est maintenant seulement que les stratèges américains et européens le réalisent. Tel stratège ira jusqu’à dire que l’ancrage maritime et aérien que la Russie s’est ménagé, et qu’elle a conforté en Syrie, a la même valeur stratégique pour elle que Sébastopol et ses nouveaux bastions de Crimée. La Syrie est devenue tout aussi importante pour l’Iran. Les trois pays – la Russie, l’Iran et la Syrie – sont intriqués comme par la magie d’un effet quantique à trois bandes.

Un Chirac paternaliste

L’infortune qui a placé la Syrie dans un cyclone est due à deux rendez-vous majeurs manqués par le président Bachar el-Assad, le premier avec le roi Abdallah bin Abdulaziz et le second avec la France de Jacques Chirac. Le roi Abdallah était de culture traditionnelle arabe et il aurait volontiers pris le fils du défunt Hafez el-Assad sous son aile protectrice, comme si ce dernier avait été de souche royale ; mais le jeune Bachar était par trop occidentalisé et il était prisonnier d’alliances conclues avant lui par son père. 

Le président Chirac de son côté, un tantinet paternaliste – disons même débonnaire – avait « attribué à Bachar » une Légion d’honneur au cours d’une visite officielle en Syrie, dès 2001. Mais, en avril 2018, l’entourage du président Macron divulgue qu’une procédure pour en demander le retrait a été lancée, et, par anticipation et par dépit, Assad rend sa décoration le premier: un tel acte, lourd de sens est difficile à oublier. Le président Macron prit le camouflet en plein visage – ce dont il se souviendra lui aussi.

Le contraste est parfois stupéfiant entre le récit des hommes et leurs gestes. Si le printemps arabe n’a effectivement jamais été qu’une robe-prétexte dans le sens mauriacien du vœu pieux illusoire, le souverain saoudien fut agacé et même heurté de voir le fils de Hafez el-Assad préférer le parrainage de la Russie et de l’Iran à la tutelle bienveillante qu’il lui offrait sans barguigner. La question se pose aussi de savoir pourquoi le président américain Obama n’a pas suivi son alter ego François Hollande (pour une fois impétueux), résolu à prévenir l’usage inconsidéré de Gaz de combat en Syrie. En  2013, tout était pourtant prêt pour une intervention conjointe. Mais, au dernier moment, voilà que le président américain recule. Le fait est que le président Poutine a observé la dérobade.

En dépit de tous ses avatars, la Syrie continue de compter sur la carte géographique. L’avenir du Liban en dépend, tout le Moyen-Orient lui est subordonné, jusqu’à Israël qui en tire son eau. Le régime quasi militaire mis en place par Hafez el-Assad et une poignée de Baasistes de toutes les confessions et de toutes les ethnies – la Syrie étant un exceptionnel creuset de civilisations antérieures – dure depuis cinquante-trois ans – trente ans sous Hafez et vingt-trois ans sous son fils Bachar. Pendant les quarante-trois premières années, le Régime a fait preuve de la plus grande stabilité, par comparaison avec l’Irak, le Yémen, l’Égypte, la Libye et nombre d’autres pays. 

Le président Hafez el-Assad était une sorte de sphinx à poigne, un sage tombé du ciel syrien, quand aucun gouvernement n’avait pu tenir à Damas avant lui pendant plus de six mois d’affilée. Son fils cadet, qu’il n’avait pas préparé à lui succéder, pouvait difficilement l’égaler – raison pour laquelle de vieux crabes comme le Français, le Saoudien, le Russe et l’Iranien auront tous, et chacun à tour, cherché à obtenir de lui une allégeance sans jamais y parvenir vraiment.

Des alliances contradictoires

Cela a constitué un challenge international – un jeu à qui perd gagne, en réalité une partie de Mahjong entre les quatre ! La politique générale de l’État Syrien a toujours consisté à perpétuer des alliances parfois contradictoires mais certainement complémentaires dans un monde mouvant. À la mort de Hafez el-Assad, son vice-président sunnite Abdel Halim Khaddam, qui guignait la place et qui sera président de la République Arabe Syrienne par intérim, sera taxé de félonie. Le jeune président (de confession alaouite), confronté à un ennemi intérieur improbable et d’obédience floue, aura finalement tenu vingt-trois ans de plus dont douze années de guerre civile, quitte à ce que ce soit au prix de cinq cent mille morts et d’un pays en ruine.
Honni, pointé du doigt par les opposants au régime comme fauteur des conflits  qui ravagent le pays, il a poursuivi sa mission qui était de sauvegarder ce qui restait du passé (prestigieux), de « sauver les meubles » tant bien que mal, de rendre à la Syrie, sinon ses frontières (car il lui manque le Golan), du moins sa cohésion (même s’il reste le problème des Kurdes dans le Nord) et son destin de nation souveraine âgée de six mille ans. Il est respecté dans la région pour y être parvenu quasiment seul avec une poignée de fidèles, après douze ans de guerre d’un coût inestimable, sachant que son pays est maintenant vidé de la moitié de ses forces vives, qu’il aura du mal à jamais recouvrer.

La chance de la Syrie est que, privée l’autorité que sa voix représente, la Ligue Arabe est bancale, dorénavant atone ! Que, sans Elle, le récit arabe est pauvre ! Que, sans elle, l’Histoire des Arabes ne s’explique pas : Mu’awiya Ier, le fondateur du Califat Omeyyade de Damas (quoique ce dernier soit né à La Mecque en l’an 602) disait qu’il fallait garder, avec son pire ennemi, ne serait-ce qu’un cheveu pour servir de lien quand les deux adversaires considéreront que le moment est venu de se réconcilier pour être amis, en dépit des griefs qu’il y aura lieu d’oublier… c’est ici que vient le sujet délicat des exactions imputables à la Syrie (et à son président) et généralement considérées comme un obstacle contraignant.

Mais il y a aussi les exactions commises à ciel ouvert par l’État Islamique et par d’autres qu’il est préférable de ne pas citer, de même que les atrocités perpétrées dans les prisons d’Abou Ghraib et de Guantanamo, passées par pertes et profits.

Le tremblement de terre est intervenu sur la ligne Sykes-Picot. Il a fait, en quelques minutes seulement, cinquante mille morts, deux cent cinquante mille blessés et deux millions cinq cent mille sans abris, dont la plupart ont tout perdu. La violence divine dépasse la brutalité humaine des douze années de guerre fratricide en Syrie. Une telle malédiction est un signe du ciel. Il tient lieu d’avertissement au président Recep Erdogan au même titre qu’aux autres protagonistes de la catastrophe syrienne à laquelle il est temps de mettre fin.

Mais au fond des choses et à la réflexion, un message d’une telle gravité vaut d’abord pour les présidents Joe Biden et Vladimir Poutine, parce qu’ils sont tous les deux à la veille de perdre ensemble le sens de la mesure humaine.

L’abandon humanitaire de la Syrie par l’Occident