Une violente polémique est née après les attaques contre « l’islamo-gauchisme » dans les établissements supérieurs par la ministre des universités qui rappellent, il y a presque huit siècles, la mise à l’index du grand philosophe Averroès.
Une chronique de Cherif Lounes
La priorité ne serait pas la précarité des étudiants dont la situation s’est lourdement dégradée depuis l’épidémie au point que beaucoup d’entre eux font la queue devant des associations caritatives pour se nourrir. Non ce qui la préoccupe madame la ministre, c’est « l’islamo-gauchisme » qui, prétend-elle, «gangrène la société dans son ensemble et l’université n’est pas imperméable».
La condamnation d’Averroès
En 1270, l’évêque Etienne Tempier condamnait les écrits du philosophe musulman Averroès et également ses partisans appelés « averroïstes » qui enseignaient la pensée de leur maître et ses commentaires sur Aristote.
On procéda aux autodafés des livres du philosophe andalou qui conciliaient foi et raison -ce qui à l’époque était un blasphème pour l’Eglise. Nous sommes en pleine période des Croisades qui vit la mort devant Tunis du roi Louis IX, le futur Saint Louis. Cependant, les averroïstes, chassés de l’enseignement, continuaient leur prosélytisme à l’extérieur en direction d’étudiants de France et d’Europe « assis sur des bottes de foin » -d’où le nom de la rue du Fouarre, ancètre du « Quartier Latin »
Mais à la suite de ce foisonnement intellectuel de nouvelles menaces vont s’amonceler sur les disciples d’Averroès, à l’université de Paris. Ainsi, en 1272, on défend aux maîtres de la faculté des Arts de traiter les problèmes théologiques contraires à la tradition ou qui dépasse l’entendement.
Philosophie musulmane et scolastique chrétienne
Les animosités et les ressentiments sont à un tel point exacerbés qu’en 1277 on englobera dans une même condamnation Saint Thomas et le philosophe musulman de Cordoue. Il est vrai que depuis plusieurs années, les maîtres de Paris travaillaient, grâce à l’apport musulman, à l’élaboration d’une théologie rationnelle. Les cerveaux de l’université de Paris, dont l’enseignement était fondé sur la base des écrits des philosophes musulmans, étaient en ébullition.
Toute la doctrine de l’Eglise avait passé par le canal de cette philosophie au point qu’Ernest Renan a écrit : « Sans les philosophes musulmans Avicenne et Averroès, il n’y aurait ni Albert Le Grand ni Saint Thomas d’Acquin ». Ces derniers deviendront les pères de la scolastique chrétienne. En effet, en élevant cette digue imposante contre l’averroïsme, les censeurs du XIIIè siècle qui avaient lié le sort de la philosophie musulmane au sort même de la théologie chrétienne qui s’en inspirait portée par saint Thomas allait aboutir à la victoire finale du thomisme. Et par là même la victoire de la pensée musulmane qui en était la source d’inspiration et l’argument philosophique d’autorité. C’est l’aboutissement du travail des traducteurs de Cordoue, de Tolède et de Séville.
Les commentaires et les écrits personnels des penseurs de l’islam affluent ensuite dans la première moitié du XIIIè siècle dans tous les centres intellectuels de France et d’Europe. Dès lors il est indéniable qu’en entrant dans les Universités, les musulmans y apporteront beaucoup. A savoir une terminologie nouvelle, une méthode de pensée, l’introduction d’Aristote entraîne avec lui les conceptions des philosophes musulmans, …etc. L’Aristote des latins n’est pas un Aristote grec, c’est un Aristote musulman qui porte un burnous blanc sur les épaules et un fez rouge sur la tête.
Une doctrine toujours enseignée
François Ier et Averroès, même combat
Malgré ces condamnations le développement de l’averroïsme ne cessa pas en Europe essentiellement en Italie à Padoue et en France à Paris. C’est ce qu’écrit Émile Brehier : « Nombreux furent, vers 1540, les rapports intellectuels entre la France et l’Italie. … De 1542 à 1567, Vicomercato, appelé par François Ier, enseigne l’averroïsme au Collège de France.»
A la lecture de ce qui précède on peut affirmer sans trop d’erreurs que notre civilisation est un complexe d’influences. On ne peut qu’admettre la part considérable de l’apport de la pensée et des sciences musulmanes (philosophie, medecine, pharmacopée, astronomie, chimie, chiffres, algèbre, trigonométrie, algorithmes, …etc). Elle furent transmises sur plusieurs siècles et elles ont joué un rôle non négligeable de la Renaissance.
Si on analyse l’ensemble de ces racines profondes des connaissances, il est légitime de dire en Europe en particulier et en Occident en général que ces brassages culturels ont donné naissance à une « civilisation judéo-chrétienne et musulmane ».
Lisons de nouveau sur ce sujet Alain de Libéra : « La méconnaissance du rôle joué par les penseurs de l’islam dans l’histoire de la philosophie fournit, en revanche, un puissant instrument réthorique aux tenants d’une histoire purement occidentale de la raison.(…) Que les « Arabes » aient joué un rôle déterminant dans la formation de l’identité intellectuelle veut que la relation de l’Occident à la nation arabe passe aussi aujourd’hui par la reconnaissance d’un héritage oublié. »(2)
Néo-réacs
La fachosphère envahit les médias et sa propagande est si forte qu’elle pousse les ministres de l’Education Nationale et des Universités à employer le terme « islamogauchistes ». Ce slogan apparu ces derniers temps dans les sites et réseaux extrémistes des identitaires n’a ni signification ni réalité sauf celle du racisme. Il sert à jeter l’anathème sur tout contradicteur de l’idéologie anti musulmans prônée par l’extrême droite. On est dans l’absurde.
Les responsables des universités et de la recherche ne sont pas dupes. Pour le CNRS le terme d’«islamogauchisme » ne correspond « à aucune réalité scientifique ». Quant aux présidents d’université, leur réponse est sans concession : « Si le gouvernement a besoin d’analyses, de contradictions, de discours scientifiques étayés pour l’aider à sortir des représentations caricaturales et des arguties de café du commerce, les universités se tiennent à sa disposition». Dont acte !
(1) Dans « Histoire de la Philosophie » aux éditions « Presse Universitaire de France », Émile Bréhier écrit au sujet de la condamnation de l’averroïsme : « Même avec les précautions qu’employait Siger, cet enseignement fut jugé dangereux par l’autorité ecclésiastique ; en 1270 l’évêque de Paris, Etienne Tempier, condamna treize propositions de l’enseignement averroìste sur la connaissance de Dieu, l’éternité du monde, l’identité des intellects humains, la fatalité, celles mêmes que Gilles de Lessines avait soumises à Albert ; en 1277, sur l’invitation du pape Jean XXI, l’évêque de Paris ouvre une enquête, et porte une nouvelle condamnation de 219 propositions ; la condamnation débute en attribuant aux averroïstes la doctrine de la double vérité ; « ils disent que ces choses sont vraies selon la philosophie, mais non selon la foi catholique, comme s’il y avait deux vérités contraires et comme s’il y avait, dans les paroles de gentils qui sont damnés, une vérité contraire de la Sainte Écriture ». Signer, cité par l’inquisiteur de France, en appela au Saint-Siège. Parti pour l’Italie afin d’y soutenir son appel, il semble qu’il y soit tragiquement, poignardé par son secrétaire, devenu fou. ».
(2) Penser au Moyen-Age, Alain de Libéra, édition du Seuil 1991