Depuis le 13 juillet, les druzes, une minorité du Moyen-Orient, sont victimes d’exactions en Syrie. Face à ces massacres, Ahmed al-Charaa est-il complice, indifférent ou seulement dépassé ?
Une chronique de Renaud Girard dans « Le Figaro », avec l’autorisation de l’auteur
La tragédie qui frappe la communauté druze de Syrie depuis le 13 juillet 2025 – des centaines de druzes massacrés par des bandes de djihadistes sunnites plus ou moins incontrôlées – constitue un sombre présage supplémentaire d’une possible dislocation confessionnelle de la Syrie.uLes druzes sont des Arabes qui professent une religion abrahamique ésotérique, proche du chiisme ismaélien. Pour les islamistes sunnites, les druzes sont des hérétiques qui méritent la mort. Minorité installée au Proche-Orient depuis des millénaires, la communauté druze est forte de 600.000 âmes en Syrie, 350.000 au Liban, 130.000 en Israël. Pour ménager leur survie, les druzes ont eu pour règle politique de toujours se montrer loyaux au pays où ils résident. En Israël, ils font leur service militaire depuis 1957. L’armée et la police israéliennes comptent aujourd’hui de nombreux officiers supérieurs druzes. Ils se marient entre eux, sans tenir compte des frontières.
Le djebel Druze est voisin du plateau syrien du Golan, annexé par Israël après sa victoire militaire de 1967 contre le régime baasiste de Damas. De nombreux civils druzes ont franchi la frontière pour se mettre sous la protection de l’armée israélienne. Pour des raisons de politique intérieure et de proximité géographique, l’État hébreu ne laissera jamais les islamistes sunnites commettre un génocide des druzes. Dans une forme d’avertissement, Tsahal a bombardé le ministère de la Défense syrien à Damas le 16 juillet 2025. Il est probable que, sans le reconnaître ouvertement, les autorités israéliennes actuelles songent à se constituer un nouveau glacis de sécurité dans le djebel Druze.
Frappée par les extrémistes sunnites
En revanche, lorsque la communauté alaouite (autre branche secrète dérivée du chiisme) fut, en mars 2025, dans la région de Lattaquié (nord-ouest de la Syrie), l’objet de massacres, de type génocidaire, perpétrés par des djihadistes sunnites, aucune des deux grandes puissances levantines géographiquement proches, à savoir la Turquie et Israël, n’a levé le petit doigt. La communauté chrétienne de Syrie, antérieure de cinq siècles à l’arrivée de l’islam, a également été frappée par les extrémistes sunnites. On se souvient de l’attentat contre l’église Saint-Élie de Damas, qui avait fait 25 morts, le 23 juin 2025.
Ce magnifique pays, à la population si hospitalière, risque de sombrer dans la spirale de la décomposition et de la guerre de tous contre tous
Renaud Girard
Face à ces massacres visant les minorités religieuses de Syrie, quelle est l’attitude de son nouveau président, qui a pris Damas le 9 décembre 2024, avec l’aide du régime turc d’Erdogan, idéologiquement proche des Frères musulmans ? Ahmed al-Charaa est-il complice, indifférent ou seulement dépassé ? Espérons que la troisième option est la bonne, dans la mesure où cet ancien militant d’al-Qaida, qui a su adopter le costume cravate et un discours nationaliste rassembleur, a été adoubé par les présidents Trump et Macron. On espère, mais on n’est pas sûr.
Sur la Syrie, nous n’avons aujourd’hui qu’une certitude. Il faut que, très rapidement, soit rétablie l’autorité de l’État central sur l’ensemble du territoire. Faute de quoi, ce magnifique pays, à la population si hospitalière, risque de sombrer dans la spirale de la décomposition et de la guerre de tous contre tous.
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Quand le chrétien syrien Michel Aflaq inventa en 1940 le Baas, parti de la renaissance arabe, il était parfaitement conscient que les sociétés du Levant avait besoin d’un nationalisme fédérateur pour échapper à la fragmentation. Quand vous êtes une minorité ethnique ou religieuse dans un pays, quel qu’il soit, vous avez besoin de la protection d’un État fort. Feu le régime baasiste dictatorial syrien avait beaucoup de défauts, mais il avait au moins une qualité, celle de protéger les minorités et de garantir la liberté de culte.
L’exil ou la constitution d’un bastion
S’il n’y a pas chez vous d’État fort, que vous êtes une minorité et que vos enfants sont menacés par des bandes de barbus fanatisés, il ne vous reste plus que deux solutions : l’exil ou la constitution d’un bastion. C’est un dilemme qui fait passer aujourd’hui des nuits blanches aux élites kurdes, alaouites, druzes et chrétiennes de Syrie.
Le bastion kurde et le bastion druze auraient sans doute le moyen de tenir dans la distance. Le premier pourrait être aidé par ses frères kurdes de Turquie et d’Irak. Le second pourrait être protégé par Israël. En revanche, ne bénéficiant d’aucun allié (les Russes ayant quitté leurs anciennes bases militaires de Tartous et de Hmeimim), le bastion alaouite autour de Lattaquié ne résisterait probablement pas très longtemps au fanatisme sunnite. Quant aux chrétiens de Syrie, ils sont peu nombreux et beaucoup trop dispersés pour songer même à l’idée d’un bastion, à l’image du bastion maronite de la montagne libanaise.
Depuis 2011, l’analyse française du drame syrien a été marquée par un mélange d’ignorance historique, de manichéisme politique et de « wishful thinking » diplomatique
Renaud Girard
Lorsque, en 2014-2015, la révolution issue du « printemps arabe », semblait être en mesure de balayer le régime de Bachar al-Assad, et qu’il était évident que, dans l’opposition, les Frères musulmans avaient évincé les démocrates sincères, j’avais évoqué, dans cette chronique, les risques d’un génocide des alaouites, d’un exil forcé des chrétiens syriens vers le Liban, d’une destruction des églises, dans une ville qui avait pourtant vécu, jadis, la conversion de saint Paul. J’espérais évidemment me tromper. Je brandissais ce risque pour le conjurer. Je prie encore pour que les faits ne me donnent pas raison.
Il reste que, depuis 2011, l’analyse française du drame syrien a été marquée par un mélange d’ignorance historique, de manichéisme politique et de « wishful thinking » diplomatique. Nous, Français, nous avons toutes les raisons du monde pour détester la dictature. Mais, dans notre appréhension de l’Orient, nous ne devrions jamais oublier qu’il y a pire que la dictature politique. Il y a l’anarchie. Et il y a pire encore que l’anarchie : il y a la guerre civile.