Et si l’Algérie de l’après Hirak était livrée à un islamisme perverti

Voici la tribune de Nour-Eddine Boukrouh, publiée lundi sur sa page Facebook que nous reproduisons sur Mondafrique, car tout à fait pertinente. Ancien ministre, candidat aux élections présidentielles sous les couleurs du Parti du Renouveau Algérien (PRA), parti qu’il a créé au lendemain des évènements d’octobre 88 et de l’avènement multipartisme, il est aujourd’hui un « acteur de la vie politique et sociale en Algérie », comme il se présente sur sa fiche Wikipédia.
 
Les vendredis se succèdent mais ne se ressemblent pas dans la « nouvelle Algérie » – avec « n » ‎minuscule et entre guillemets – de Tebboune derrière laquelle se cache l’ancienne, en plus ‎vermoulue et médiocre. D’une semaine à l’autre le Hirak se surpasse, élargissant chaque fois un ‎peu plus le fossé entre le peuple et elle jusqu’au point de non-retour, jusqu’à ce qu’il devienne ‎impossible de revenir à l’ancienne Algérie, à la peur devant l’emploi de la force, et au fatalisme.‎
 
L’engagement d’aller jusqu’au bout, de continuer à manifester pacifiquement jusqu’à atteindre ‎l’objectif final qui est le démantèlement du « système » est devenu le leitmotiv du « Hirak » : ‎‎« Nous faisons le serment par Dieu de ne pas reculer, dussiez-vous tirer sur nous ! ». Ce message ne ‎s’adresse pas à « l’armée » mais à son commandement, aux généraux à qui il est demandé de se ‎retirer des institutions politiques afin qu’elles soient investies par des civils élus par le peuple dans ‎la transparence et contrôlés par lui dans un parlement authentique et légitime. ‎
 
On retrouve dans ces paroles, dans ce serment, le souffle de « Kassaman », titre de l’hymne ‎national algérien écrit par un patriote de la lutte d’indépendance, Moufdi Zakaria, un Mozabite que ‎le pouvoir de l’Algérie indépendante exila jusqu’à sa mort. C’est que le « Hirak » est profondément ‎enraciné dans la symbolique de la Révolution du 1er novembre 1954 qui n’est pas l’œuvre du peuple ‎algérien mais c’est lui qui en est le produit après qu’une minorité de patriotes en eut pris l’initiative. ‎De la même façon, le « Hirak » est en train de souder l’unité du peuple algérien comme jamais ‎auparavant.‎
 
La « nouvelle Algérie » de Tebboune et des généraux qui l’ont imposé est mort-née. Elle ne guérira ‎pas, ne grandira pas, ne prospérera pas car elle ne peut s’imposer à la volonté d’un peuple qui s’est ‎réveillé pour de bon il y a deux ans. A sa place, une Nouvelle Algérie – avec « N» majuscule et sans ‎guillemets – est en train de prendre forme par la base, de jeter ses fondations. Je ne sais pas ce ‎qu’elle sera après la victoire du « Hirak », mais je suis convaincu que le peuple vaincra en vertu ‎d’une loi de l’Histoire, d’une loi de la nature qui a la propriété de s’accommoder avec le temps mais ‎de finir par le vaincre lui aussi.‎
 
’Jai publié en octobre 1979 un article intitulé « Le génie des peuples » qui avait fait grand bruit parce ‎que j’y décrivais sévèrement mes compatriotes. Je l’avais conclu sur une description qui ne pouvait ‎se comprendre mais qui est aujourd’hui celle que reflète le peuple algérien en mouvement : ‎‎
 
« Quand il est pris par l’idéal du bien, quand il n’entend plus que la voix du devoir, il va jusqu’au ‎bout : d’une guerre contre l’ennemi, d’une lutte contre soi-même ou pour triompher du sous-‎développement. « Ô heureux le peuple dont l’âme a frémi et qui s’est recréé lui-même avec sa propre ‎argile ! Pour les anges qui portent le trône de Dieu, c’est un matin de fête que le moment où un ‎peuple se réveille » (Mohamed Iqbal).
 
Avais-je raison et lui du retard ? Peu importe. Nous avons raté ‎des marches par le passé, tâchons de ne pas rater l’avenir.‎
En suivant les manifestations résolues et festives de vendredi je me suis demandé quand et où les ‎manifestants s’entraînaient, procédaient aux répétitions, tant les mots d’ordre qu’ils clamaient ‎étaient synchronisés, orchestrés, chantés à l’unisson comme on fait dans les chorales après moult ‎répétitions. On n’en est plus au « One, two, three, viva l’Algérie » de jadis, ou au « Le peuple veut le ‎visa !» des années fataliste, mais à la floraison de slogans porteurs, mobilisateurs, originaux, ‎renouvelés, adaptés à la situation et à l’actualité.‎
Voilà où en est l’Algérie. On n’en sait pas plus pour le moment. On ignore si la victoire du peuple du ‎‎« Hirak » fera avancer ou reculer l’Algérie. Ce doute insidieux, cette question diffuse, divise le ‎peuple algérien en « peuple du Hirak » et le reste dont bon nombre l’auraient rejoint s’ils n’étaient ‎retenus par la peur du « pire », du chaos, d’une nouvelle guerre civile, comme alternative au ‎pouvoir militaire. Elle explique aussi le silence mondialement observé autour du « Hirak ».
En dehors du fait qu’elle ne sera plus dirigée par l’armée et ses trop visibles services secrets, on ne ‎sait pas ce qu’elle sera mais tout le monde a, chevillée au fond de lui, la crainte d’un retour sous un ‎nom ou un autre du FIS et de ses milices armées qui ouvrirait le pays aux « Talibans », « Shebabs », ‎‎« Daech », « Boko Haram, « Al-Qaïda au Maghreb et Sahel » et à la fachosphère islamiste au pouvoir ‎dans plusieurs pays aux apparences respectables.‎
 
C’est la triste vérité : entre l’Etat crapuleux auquel a abouti le despotisme militaire sous camouflage ‎civil depuis un demi-siècle et l’alternative islamique, il n’y a presque rien. C’est pourtant de ce ‎centre, de ce milieu, de ce vide que doit naître l’alternative civile et démocratique qui stabilisera ‎définitivement l’Algérie, instaurera la démocratie et les libertés publiques, conduira au ‎développement social, culturel, intellectuel, économique et politique des Algériens et rendra ‎faisable l’Union du Maghreb.‎
 
Tant que le « meilleur » ne se superposera pas au « mauvais » incarné depuis 1962 par un pouvoir ‎militaire dissimulé derrière une façade plus servile que civile, et au « pire » incarné par l’islamisme ‎populiste, nihiliste et revanchard, l’Algérie ne connaîtra ni stabilité, ni démocratie, ni ‎développement. Elle restera ballotée entre l’un et l’autre comme l’Afghanistan depuis 1975. Si ce ‎pays est pauvre et loin des centres vitaux du monde, l’Algérie est riche en ressources naturelles et ‎proche de tout et de tous.‎
 
La crainte de l’après « Hirak » n’est pas une vue de l’esprit mais une réalité fondée sur l’influence ‎que le zitotisme tente d’exercer sur le « Hirak ». Par ce mot je ne désigne pas une personne mais ‎l’état d’esprit qu’elle incarne, formé d’un mix de ressentiment personnel, de haine de classe et ‎d’islamisme faussement converti aux idées civiles et démocratiques. Le zitotisme n’a pas déclenché ‎le « Hirak », mais il fait tout pour le chevaucher à coups de tromperies et de flatteries avec l’arrière-‎pensée de l’emmener à l’enclos de l’islamisme qui ressemble plus à l’enfer qu’au paradis.
Le « Hirak » qui a besoin d’idées claires concernant l’avenir compte parmi ses slogans favoris celui ‎où « dawla madaniya » (Etat civil) est opposé à « dawla askaria » (Etat militaire). Le mot « madani » ‎signifie en arabe « citadin » par opposition à « rural » et « bédouin », et non par opposition à ‎‎« militaire ». Le zitotisme en a fait le contraire de « militaire » alors même que les notions d’« Etat ‎civil » et d’ « Etat militaire » n’existent pas dans la pensée occidentale. Le mot « civil » a fait son ‎apparition non pas par opposition à « militaire », mais par opposition à « religieux ». Est civil ce qui ‎n’est pas religieux ; est civil celui qui ne fait pas partie du clergé ; mariage civil est opposé à mariage ‎religieux ; société civile est opposé à société religieuse et non à société militaire, expression qui ‎n’existe ni en Occident ni en Orient.
Le vrai sens de la « dawla madania » dans la bouche du ‎zitotisme c’est l’Etat Bédouin contre lequel ont mis en garde le Coran et, après lui, Ibn Khaldoun.‎
Le pouvoir politique et institutionnel est passé en Europe du « religieux » et du « divin » au « civil » ‎et à l’« humain » après des luttes sanglantes entre la rationalité et la philosophie des Lumières d’un ‎côté, et l’obscurantisme religieux de l’autre. Ce sont ces combats intellectuels qui ont mis fin aux ‎monarchies de droit divin, à la théocratie au nom d’une prétendue « souveraineté divine » ‎manipulée par le clergé, et à son remplacement par la « souveraineté populaire ». ‎
Dans son « Encyclique immortale Dei », le pape Léon XIII écrivait en 1885, signant la sortie du ‎religieux des affaires politiques, publiques, civiles, citadines et rurales, et délivrant à qui en voulait des ‎permis de laïcité : « Dieu a divisé le gouvernement du genre humain entre deux puissances, la ‎puissance ecclésiastique et la puissance civile, celle-là préposée aux choses divines, celle-ci aux ‎choses humaines ».
C’était longtemps après que les nations d’Europe, guidées par leurs élites intellectuelles, se soient ‎affranchies du joug moral, juridique et politique du christianisme car le combat pour cette libération ‎s’est étalé sur des siècles, commençant avec les penseurs italien, Marsile de Padoue (1280-1343), ‎et anglais, Guillaume d’Ockham (1285-1349), et s’achevant avec les Concordats entre Napoléon et ‎le Saint-Siège, en passant par la renaissance italienne, la Réforme Luthérienne, la philosophie des ‎Lumières française et l’Aufklarüng allemand. ‎
L’islamisme, lui, vit au Moyen-âge du calendrier universel et son credo politique demeure la ‎‎« souveraineté divine » dans la gestion des affaires humaines et politiques, celui-là même qui ‎faisait clamer aux militants du FIS dans les années 1990, « La mithak, la doustour, kal Allah, kal ‎arassoul ! » (Le Coran est notre Charte et le Hadith notre Constitution), et celui que fera retentir ‎le zitotisme si jamais il en a l’occasion.‎
La même tromperie a été utilisée avec le mot « démocratie » que l’islamisme dit « modéré » a ‎voulu faire passer pour la « chourakratia ». En mariant un mot grec « dêmos » (peuple, territoire) ‎avec un mot arabe (« choura ») il croyait pouvoir régler le problème de la démocratie en islam alors ‎que ce mariage n’en est pas un, mais juste l’accolement de deux mots falsifiés. « Choura » veut ‎dire en arabe « consultation » ; collé au mot grec « Kratein » (pouvoir, système politique) il ne ‎donne pas « pouvoir du peuple », mais « consultation du peuple ». Or consultation suppose ‎l’existence préalable de deux entités, celui qui consulte et celui qui est consulté. Donc le pouvoir, ‎celui qui consulte, existe déjà alors que dans la définition grecque le « pouvoir du peuple » implique ‎que le pouvoir naisse du peuple, en son sein.‎
Les mots « démocratie » et « civil» sont deux notions politiques nées dans le giron de la pensée ‎occidentale que l’islamisme littéraliste et inculte essaie d’ajuster à ses projets théocratiques, ‎despotiques, anachroniques et obscurantistes en dupant ceux qui l’écoutent. ‎
Si le « Hirak » n’assimile pas ces idées, s’il lui faut quarante ans pour les comprendre, il ira à sa perte ‎et l’Algérie avec lui. ‎