L’accord nucléaire avec l’Iran à l’agonie

L’Ambassadeur Denis Bauchard revient dans la revue « Esprit » sur l’histoire de cette négociation périlleuse qui ne semble toujours pas sur le point d’aboutir

La négociation sur le programme nucléaire iranien, dont certains aspects laissaient penser qu’il pouvait avoir également des fins militaires, a débuté à l’initiative de la France en 2003. Après de nombreux rebondissements, un accord a été conclu en juillet 2015 mais celui‑ci, pourtant validé par le Conseil de sécurité des Nations unies, a été dénoncé par le président Trump en mai 2018. Malgré la volonté affichée du président Biden, les négociations pour organiser le retour des États‑Unis dans cet accord sont à l’agonie.

Cette négociation, qui s’est déroulée sur près de vingt ans, est un cas d’école qui mérite réflexion, tant elle a été un champ de manœuvres, où maladresses et coups bas n’ont pas manqué et ont suscité polémiques et tensions. Bel exemple d’un échec, alors que la raison aurait dû conduire à un succès diplomatique. Le « texte final », texte de compromis « non négociable » déposé par l’Union européenne le 8 août 2022, va‑t‑il sauver l’accord ? Rien n’est moins sûr.

Un programme ambitieux et suspect

Dès 1974, avec la création par le régime du chah de l’Organisation de l’énergie atomique d’Iran – OEAI – les ambitions de l’Iran sont grandes mais ambiguës. Le chah lui‑même, dans une interview donnée en juin 1974, n’exclut pas la possibilité que le pays se dote d’un arsenal nucléaire. Malgré les réticences américaines, l’Iran se lance dans un vaste programme de construction de centrales nucléaires avec l’Allemagne et la France, qui s’accompagne d’un accès à Eurodif, la société qui doit fournir l’uranium enrichi nécessaire.
Dès 1979, avec l’arrivée au pouvoir de l’imam Khomeni, le programme est brutalement interrompu, d’abord pour des motifs financiers et politiques, et en raison des embargos et des sanctions qui visent la République islamique. Ce n’est qu’au début des années 2000 qu’un faisceau d’indices laisse penser que le programme a repris dans sa dimension civile autant que militaire.

Les autorités iraniennes tirent alors les leçons du conflit meurtrier avec l’Irak, qui a vu l’Iran à plu‑ sieurs reprises en situation difficile. À la suite de la révélation de deux sites de recherche clandestins, une délégation composée de Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, et de ses homologues allemand et britannique se rend à Téhéran malgré les réticences américaines pour négocier et conclure, en novembre 2004, un premier accord visant à suspendre les activités d’enrichissement et de retraitement de l’uranium iranien.

Avec Ahmadinejad, qui succède à Khatami en 2005, l’Iran reprend l’enrichissement de l’uranium. Alors que Jacques Chirac avait essayé de renouer le dialogue avec Téhéran, les relations se dégradent sous Nicolas Sarkozy, dont la posture belliciste provoque une grave crise entre la France et l’Iran.
Le dilemme qu’il évoque, entre « la bombe iranienne et le bombardement de l’Iran », est perçu comme une provo‑ cation. Entre‑temps, les États‑Unis modifient leur position et rejoignent les préoccupations des Européens. Le président Obama entend reprendre la négociation, qui sera facilitée par l’élection à la présidence d’un réformateur, Hassan Rohani, et débouchera sur un premier accord à Lausanne en novembre 2013, puis à Vienne en juillet 2015. Toutes ces péripéties, résumées ici en quelques lignes, ont été décrites avec une grande précision par François Nicoullaud, ancien ambassadeur à Téhéran, dans un livre publié récemment 1 .

Il en ressort notamment qu’à une phase d’initiatives françaises actives et positives, succèdent des négociations pendant lesquelles les opposants à cet accord, sous les mandats de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande, contribueront à retarder la conclusion d’un texte qu’ils jugent insuffisant.

Un accord remis en cause

Si l’accord conclu à Vienne est complexe dans ses modalités écrites, sa philosophie reste simple. Le pro‑ gramme nucléaire est cantonné à des fins strictement civiles, avec une limitation du taux d’enrichissement qui ne pourra dépasser 3,67 %, et une limitation du nombre et du type des centrifugeuses ; les sanctions onusiennes, américaines et européennes sont levées, à l’exception de celles relatives aux droits de l’homme ; les contrôles sur place de l’Agence internationale de l’énergie atomique sont renforcés. La mise en œuvre de l’accord à partir de janvier 2016 se révélera toutefois plus compliquée que prévu, notamment à cause de l’approche très restrictive de l’organisme du Trésor américain, l’OFAC, chargé du respect des sanctions. Beaucoup d’entreprises européennes hésiteront à s’engager en Iran, de peur d’être en contravention avec les dispositions des lois américaines.
Dès son élection en 2016, Donald Trump dénonce « le pire accord jamais conclu par les États-Unis ». Mais ce n’est qu’en mai 2018 qu’il s’en retire, dans des conditions juridiquement contes‑ tables. En effet, cet accord a été validé par la résolution 2231 du 18 octobre 2015 du Conseil de sécurité de l’ONU, qui appelle à son application.
Il ne saurait donc être modifié unilatéralement. Certes, la décision de Trump s’explique par sa volonté de « détricoter » toutes les mesures prises par son prédécesseur, mais elle est également une réponse aux préoccupations du gouvernement israélien de Benyamin Netanyahou qui, face à la « menace existentielle » que représenterait l’Iran, s’est opposé à cet accord qu’il estime « sans valeur ».
La dénonciation américaine s’accompagne d’une politique de « pressions maximales » et de l’instauration d’une batterie de nouvelles sanctions, notamment la qualification de « mouvement terroriste » attribuée aux Gardiens de la Révolution, qui ne peut qu’affaiblir le président Rohani et renforcer le camp des ultraconservateurs.
Compte tenu du caractère extraterritorial des lois américaines et des lourdes sanctions subies par plusieurs sociétés ou banques européennes, notamment BNP Paribas, aucune entreprise d’importance n’ose renouer de relations commerciales ou financières avec l’Iran.
À l’exception de quelques filières de contournement des sanctions américaines, l’embargo est quasi total, notamment sur les exportations de pétrole iranien. Pendant cette période, le président Macron essaie toutefois de faire survivre l’accord malgré l’absence américaine.
Mais la reprise du programme par Téhéran, d’abord à la faveur d’interprétations spécieuses des textes, puis par des infractions ouvertes aux dispositions de l’accord, porte ce programme vers le moment où il parviendra au « seuil » qui lui permettrait de fabriquer une bombe nucléaire.
En juillet dernier, l’Iran disposait d’un stock d’uranium enrichi à 60 %.

En juillet dernier, l’Iran disposait d’un stock d’uranium enrichi à 60 %.

L’élection de Joe Biden en novembre 2020 a bien évidemment changé la donne : dès son élection, il déclare vouloir rentrer dans l’accord de Vienne.

Un retour maladroit dans un contexte modifié

On aurait pu penser qu’il suffisait d’une décision unilatérale des États‑Unis de réintégrer l’accord et d’annuler les sanctions, y compris les dernières décidées par l’administration Trump, pour que l’Iran revienne au respect strict des limitations, notamment sur le niveau d’enrichissement comme sur les dispositions concernant les centrifugeuses.
En fait, la négociation a été parasitée des deux côtés par de nouvelles exigences. Côté américain, on a réitéré la demande d’une extension de la négociation aux missiles et aux activités « hégémoniques » de l’Iran au Moyen‑Orient.
Pour leur part, les Iraniens ont refusé de négocier directement avec leurs homologues américains, passant par le truchement de la délégation européenne, et ont demandé à avoir des garanties sur la pérennité de l’accord. Du côté français, on s’est aligné sur la position américaine, suggérant en plus d’associer l’Arabie saoudite et Israël aux pourparlers, ce qui n’était pas de nature à faciliter la négociation. De fait, celle‑ci a piétiné alors qu’Hassan Rohani était encore au pouvoir.
Le nouveau président, Ebrahim Raïssi, a hérité de la négociation en demandant, ce qui était normal, un certain délai avant de la reprendre en novembre 2021, après une interruption de cinq mois. Outre ce faux départ en avril 2021 – qui a donné à tous les opposants de l’accord, et ils sont nombreux, le temps de se mobiliser –, le contexte a changé. Tout d’abord, la politique intérieure n’est plus la même de part et d’autre.

L’administration Biden se trouve confrontée à un Parti républicain particulièrement offensif et à une perte de popularité, qui fait craindre que les élections de mi‑mandat, en novembre prochain, ne se traduisent par une défaite démocrate. Plus récemment l’agression dont a été victime Salman Rushdie, non condamnée par Téhéran, et le projet de complot contre John Bolton font apparaître aux yeux de l’opinion américaine que l’Iran demeure un État terroriste.
Par ailleurs, la baisse sensible des cours du pétrole rend moins pressant un accord. Du côté iranien, les élections législatives de 2020, puis la présidentielle en juin 2021, ont fait accéder au pouvoir le président ultra‑conservateur Ebrahim Raïssi, qui s’appuie sur une majorité à son image, avec un renforcement de l’influence des Gardiens de la Révolution qui contrôlent le pro‑ gramme nucléaire. Grâce aux filières de contournement et aux exceptions obtenues tant pour le gaz que pour le pétrole, l’Iran a retrouvé un flux significatif de ressources en devises.
Par ailleurs, le renforcement de la coopération militaire et spatiale avec la Russie confirme que l’Iran se prépare aux conséquences d’une rupture. Foncièrement hostile à l’accord, Israël mène par ailleurs depuis deux ans une guerre de l’ombre qui ne facilite pas le climat des discussions, et se révèle de plus en plus manifeste.
Elle se caractérise par la multiplication d’initiatives, comme l’assassinat ciblé de responsables scientifiques ou militaires, des « incidents » à répétition sur des sites nucléaires, en particulier à Natanz, ou le ciblage systématique d’objectifs iraniens en Syrie, aux‑ quels l’Iran réplique notamment par des cyberattaques.

L’Iran accuse les États‑Unis de laisser faire son allié. Plus généralement, le contexte inter‑ national est bouleversé par l’attaque russe en Ukraine et ses conséquences géopolitiques. La Russie, comme la Chine, était assez favorable à la conclusion d’un nouvel accord et avait plutôt incité l’Iran au compromis.
La situation nouvelle change la donne, d’autant plus qu’un accord permet‑ trait à l’Iran d’être de nouveau présent sur le marché des hydrocarbures, ce qui pourrait faire baisser les cours du pétrole.
D’une façon plus générale, la question du nucléaire n’est plus en tête de l’ordre du jour, ni du côté des États‑Unis, ni du côté de la Russie, tous deux focalisés par leur guerre par procuration en Ukraine. Plus récemment, des déclarations publiques ont ajouté aux tensions.
Par le pacte de sécurité conclu le 14 juillet à Jérusalem, les États‑Unis s’engagent à utiliser « tous les éléments de leur puissance nationale » pour garantir la sécurité d’Israël contre toute menace. Du côté iranien, en écho, Kamel Kharrazi, président du Conseil stratégique des relations internationales, assurait que l’Iran avait la capacité de fabriquer une bombe atomique, tout en soulignant qu’aucune décision n’avait été prise.
Ainsi, les chances d’aboutir à un accord s’amenuisent, comme l’a reconnu explicitement le porte‑parole du département d’État le 5 juillet dernier, faisant porter la responsabilité de l’impasse actuelle sur l’Iran. Certes, la raison plaiderait en faveur de la conclusion de l’accord : Biden a besoin de faire valoir une baisse sensible des prix du pétrole pour le consommateur américain avant les élections de mi‑mandat ; les autorités iraniennes, face à un mécontentement populaire de plus en plus évident, ont besoin de ressources en devises pour relancer leur économie sinistrée.
Des questions de fond restent en suspens, notamment la garantie, impossible à donner du côté américain, que l’accord ne sera pas remis en cause. En outre, le problème très sensible des sites non déclarés, où l’Agence internationale de l’énergie atomique a trouvé des traces d’uranium enrichi, reste à régler.

En toute hypothèse, si le « texte final » devait être accepté de part et d’autre sans réserves, il ne s’agirait que d’une étape. Par la suite, plusieurs mois seront nécessaires pour mettre en œuvre concrètement un éventuel accord définitif. D’ici là, le contexte risque de se dégrader. L’agonie peut déboucher sur un constat de décès comme elle peut se prolonger. Ainsi, de nouvelles péripéties ne sont pas à exclure.
À supposer même qu’un accord puisse en définitive être conclu et mis en œuvre, il serait contesté aux États‑Unis par les Républicains qui, à l’évidence, le remettront en cause s’ils reviennent au pouvoir. Il susciterait des réactions très négatives de la part d’Israël, qui pourrait aller jusqu’à intervenir militairement contre les installations nucléaires sur le sol iranien, avec ou sans l’accord de Washington, provoquant des réactions en chaîne dans un golfe Persique hautement inflammable.
Tout peut arriver, même si l’option militaire n’est pas celle qui aurait la préférence des États‑Unis. Mais l’heure de vérité risque d’arriver prochainement, bien qu’aucun des protagonistes ne veuille prendre la responsabilité d’un échec. La question du nucléaire iranien est loin d’être close.

Denis Bauchard
Ambassadeur (e.r)

Le 21 août 2022.
In Revue Esprit

Notes
1 – François Nicoullaud, Des atomes, des souris et des hommes. France-Iran : leurs relations nucléaires jusqu’à l’accord de Vienne, Paris, Maisonneuve et Larose/Hémisphères, 2022.
Ancien diplomate, Denis Bauchard a effectué une grande partie de sa carrière en Afrique du Nord et au Moyen Orient ou à traiter des affaires de cette région au Ministère des Affaires étrangères. Il a été ambassadeur en Jordanie (1989-1993), directeur pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient (1993-1996), directeur du cabinet du ministre des Affaires étrangères, Hervé de Charrette (1996-1997) et ambassadeur au Canada (1998-2001). Après avoir été président de l’Institut du Monde arabe (2002-2004), il est aujourd’hui consultant, notamment auprès de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Il vient de publier son dernier livre :  » Le Moyen-Orient au défi du Chaos. Un demi- siècle d’échecs et d’espoirs.