Les images télévisuelles qui retransmettent le voyage du pape en Irak, montrent que l’événement est loin d’être une visite pastorale pontificale banale. Le religieux n’est pas eul en jeu.
Une chronique d’Antoine Courban
La Mésopotamie est le verrou stratégique de la Méditerranée orientale. Depuis les conquêtes d’Alexandre le Grand, l’Euphrate est une ligne frontalière entre l’espace méditerranéen et la profondeur du continent asiatique.
L’Euphrate, enjeu décisif
Les empires Séleucide, Romain, Byzantin, Omeyyade, Ottoman lutteront à mort pour défendre la sécurité de l’Euphrate contre la Perse des Parthes et des Sassanides. Lorsque le sultan Ottoman Selim 1er (1470 – 1520) chassa les Mameloukes du Levant et prit le titre de Calife en 1517, les Séfévides de Perse choisirent de passer de l’Islam sunnite à l’Islam chiite afin de ne pas se retrouver sous la domination du Calife de Constantinople.
C’est en 2003, lors de l’invasion américaine de l’Irak, que le verrou de l’Euphrate sautera, ce qui mettra la Méditerranée à portée de main des ambitions des Mollahs de Téhéran et de leur révolution islamique. Toute pacification en Méditerranée orientale est conditionnée par celle de la Mésopotamie. Aujourd’hui que l’Irak semble se reconstituer sur de nouvelles bases, après la défaite totale de Daesh et le recul net de l’influence des Mollahs iraniens et de leurs milices chiites, la Mésopotamie est en bonne voie de convalescence en dépit des ravages durables que les guerres, les déportations et les massacres ont entraînés.
La Mésopotamie est le point de convergence de divers conflits ethno-religieux dont la rivalité sunnito-chiite occupe le devant de la scène. A cela se superpose le problème entre kurdes et arabes, sans compter les difficultés soulevées par la présence de plusieurs communautés non-musulmanes : Chrétiens, Mandéens-Sabéens, Yézidis et Zoroastriens.
L’importante communauté juive irakienne n’existe pratiquement plus depuis la création de l’État d’Israël en 1948. Le nouvel Irak est confronté à la difficile gestion de la pluralité tant que l’État n’est pas construit sur la base de l’individu-citoyen mais sur celle de l’identité collective des groupes qui le composent.
Le mirage de la sécularisation
Manlio Graziano, spécialiste de géopolitique religieuse, insiste sur le fait qu’au cours des dernières décennies, les religions n’ont cessé de prendre de l’importance dans les relations internationales. Jusqu’au 11 septembre 2001 ceci n’était pas perçu, tant le monde universitaire demeurait adepte de la thèse wébérienne du « désenchantement du monde ». Sur fond de sécularisation.
Or c’est le contraire qui semble s’être passé. Depuis Jean-Paul II la stratégie de l’Église catholique n’est pas d’adapter l’évangile à la société moderne mais l’inverse, et c’est cette stratégie qui aurait réussi selon Manziano. L’église de Rome aurait su opérer un positionnement géopolitique important en se présentant comme le pivot de l’exigence morale dans les relations internationales. L’église romaine est de moins en moins perçue comme le centre d’un pouvoir monarchique absolu et de plus en plus comme une référence de premier ordre en faveur de valeurs de la modernité comme la dignité de tout homme.
Vers une nouvelle « Sainte Alliance »
Ceci a permis de dynamiser le dialogue des religions et des cultures, en donnant des fruits importants qui éclairent le voyage actuel du Pape en Irak sur des terres ensanglantées par les conflits religieux. Petit à petit, s’est mise en place une sorte de « sainte alliance » qui rappelle celle formée après les guerres napoléoniennes afin de maintenir la paix en Europe. La « sainte alliance » moderne serait un réseau d’institutions religieuses diverses adhérant aux valeurs de la modernité et résolument opposées aux « guerres saintes » suscitées par les « religions séculières ou politiques » comme les appelle Raymond Aron. Ces religions politiques (intégristes, fondamentalistes, djihadistes etc.) transforment l’espérance eschatologique en projet politique apocalyptique afin d’accélérer l’histoire et de réaliser ici-bas, un monde nouveau enraciné dans le vieux millénarisme de toujours.
Actuellement, le Levant est tiraillé entre un projet d’alliance des minorités, expression de la doctrine politique khomeyniste de Wilayat al Faqih (vicariat du juriste-théologien). Ses alliés? Les milices chiites, mais également des mouvements sunnites violents comme Daesh. Leur adversaire est le monde arabe et sunnite traditionnel.
Ce dernier (Emirats, Arabie, Egypte etc …) a mené une géostratégie de sainte alliance marquée par des étapes importantes. D’une part, la Déclaration d’Al-Azhar sur la citoyenneté proclamée au Caire en 2017 et reconnaissant l’égalité des citoyens « musulmans, chrétiens, juifs et les autres » au sein d’une même « oumma/nation » constituée par l’État d’une « patrie constitutionnelle ». D’autre part, la Déclaration d’Abu-Dhabi sur la fraternité signée par l’Imam d’Al Azhar et le pape François et proclamant l’égalité de tous, croyants et non-croyants, au sein de l’unique humanité. A cela s’ajoute l’encyclique « Omnes Fratres/Fratelli Tutti » proclamée par le pape François en 2019.
Les violences religieuses bannies
A la lumière de cela on comprend la portée du voyage du pape en Irak qu’on peut résumer ainsi :
- Consolider le partenariat entre l’église Catholique et l’Islam traditionnel, ce qui explique la visite à Najaf, terre sainte du chiisme, et siège de la référence religieuse suprême du Chiisme, l’Ayatollah Sistani adversaire du projet des Mollahs iraniens. Ainsi, le chiisme traditionnel, arabe, est invité à rejoindre la sainte alliance contre toute violence religieuse.
- Consoler les chrétientés de l’Orient qui ont tant souffert et surtout affirmer l’exigence de l’égalité des citoyens en droits et en devoirs dans l’Irak qui se reconstruit.
- Proclamer solennellement la fraternité au sein de l’unique famille humaine, en dénonçant les persécutions dont ont été victimes les Yezidis et les Mandéens.
- Affirmer l’adhésion de la nouvelle « sainte alliance » au concept de citoyenneté au sein d’une patrie, ce qui automatiquement entraîne le refus de toute alliance de minorités, idée en faveur depuis les débuts des troubles en Syrie.
Concrètement, cette confrontation entre ces deux stratégies a pour ligne de front le Liban, pays en état d’agonie avancée. L’évolution de la situation interne libanaise dira quelle sera l’issue de cette guerre inédite.