Craignant de ne plus faire assez peur à la classe politique libanaise pour qu’elle accepte des réformes et constitue un gouvernement dit « de mission », Jean-Yves Le Drian s’agrippe au porte-voix de son homologue américain, Antony Blinken, de passage par Paris
Une chronique de Xavier Houzel
« Nous constatons ensemble le drame, dit-il, à l’occasion d’un point de presse, que serait que (sic) le Liban se fissure, disparaisse. Nous avons décidé d’agir ensemble pour faire pression sur les responsables. On les connaît. » Il est quand même stupide de formuler le problème du Liban en termes de punition sans en énumérer les responsables ! Ne pas oser le faire prête à confusion : soit on n’y comprend rien et l’on bluffe, soit on a peur des méchants et la menace ne porte pas, soit on le fait exprès, mais alors pourquoi ? Parce que l’on a autre chose en tête. Il semble que l’explication de ce faux dilemme soit du ressort de la langue de bois, les vrais responsables n’étant pas des individus, mais des États qu’il serait inopportun d’étiqueter.
En flétrissant le gendre du président de la République Libanaise pour s’être commis avec une organisation liée à l’étranger ou en anathématisant le Premier ministre désigné parce qu’il serait lui aussi affidé à l’étranger, on indisposerait leurs mentors. Que l’Économie du Liban s’écroule, à force de ne rien faire, cela paraît probable. Mais alors ?L’explication est la suivante : le maronite Gebran Bassil s’est vendu au Hezbollah, dont la relation est consubstantielle à l’Iran, et le sunnite Saad Hariri est inféodé à l’Arabie saoudite : ils se regardent en chiens de faïence. Le fin mot de l’histoire est qu’en 1989, les Chrétiens, sortant désunis d’une guerre fratricide, se sont fait déposséder à Taëf de la prééminence constitutionnelle attachée à la présidence de la République. C’est le géniteur dudit Saad, Rafiq Hariri, affairiste notoire et éblouissant manœuvrier, qui leur a ravi cet avantage au bénéfice de la présidence du conseil des ministres dont la fonction revient à un sunnite. Le mal a donc été fait et le ver est dans la pomme de discorde : c’est Rafiq Hariri qui l’y a mis.
Ces messieurs Hariri
Rafiq Hariri a fait fortune dans la construction grâce à une société française (Oger[i]) qu’il finit par racheter avec les commissions qu’il en reçoit : le roi Fahd, qui avait remarqué sa grande intelligence, lui laissait facturer des marges à la mesure de services qu’il lui rend en menant pour son compte une « diplomatie de l’ombre ». Il contribue à organiser deux conférences interlibanaises de réconciliation nationale à Genève (en 1983) et Lausanne (en 1984), qui seront des échecs. Il est le deus ex machina de la décision par trois pays membres de la Ligue Arabe de réunir les Libanais à Taëf pour mettre fin en 1989 à la guerre dite civile, qui sera un succès. Au-delà de la paix qui est un but louable, l’objectif des Saoudiens était triple : affirmer l’arabité du Liban, y remplacer la prédominance maronite, donc chrétienne, par une hégémonie sunnite, c’est-à-dire musulmane, et faire maintenir l’ordre dans la province par un État voisin structuré non occidental, i.e. la Syrie, autrement dit ni par les casques bleus de l’ONU ni par la France, l’Angleterre ou l’Amérique.
Hariri a acheté « un par un » la plupart des députés libanais ; il a promis l’amnistie à ceux qui avaient à se reprocher de menus crimes. Il est le véritable inspirateur des Accords de Taëf.
L’encre de ces Accords est à peine sèche qu’il entre dans la vie politique libanaise et dans les affaires beyrouthines. Saudi Oger pilotera le projet Solidere. Il est nommé à la tête de cinq gouvernements. En 2005, il est assassiné par des hommes de main du Hezbollah (dixit un tribunal), sans que l’on puisse élucider tout à fait la nature du complot. Il était devenu trop puissant, étant à la fois l’homme des Saoudiens, des Syriens (du vice-président Abdel Halim Khaddam, qui est sunnite) et des Français (c’est en 1985, à Washington, à l’occasion d’une réunion de fund raising qu’il a été présenté à Jacques Chirac, maire de Paris : dire que Chirac a été « tamponné » par Hariri ce jour-là n’est pas exagéré.) Aveuglé par la confiance qu’il avait dans le jugement de son ami Hariri, Chirac n’a jamais réalisé à quel point il s’était rendu complice au Liban d’un coup d’état sunnite permanent ! La séduction pour ne pas dire la subornation de Jacques Chirac a été le deuxième coup de maître de Rafiq Hariri, après son ensorcellement des monarques saoudiens[ii].
Le fils cadet de Rafiq Hariri a voulu reprendre le flambeau. Il a repris Saudi Oger qu’il a mis en faillite en licenciant 40.000 personnes dans les pires conditions. Il a été premier ministre du Liban comme son père mais il a été chassé une première fois par la rue en octobre 2019. Il a récidivé en acceptant l’année suivante de former un nouveau gouvernement après la démission de Hassan Diab, en août 2020. Emmanuel Macron[iii] le tire d’affaire en novembre d’un rocambolesque coup tordu élaboré pour lui par le prince héritier saoudien MBS. Arrive l’explosion du Port de Beyrouth et le voilà de nouveau désigné par le parlement libanais pour constituer une équipe de «spécialistes non partisans dans le cadre de la feuille de route française».C’est, pour lui, prendre le risque d’une possible remise en cause des Accords de Taëf, alors il tergiverse. Personne n’ose stigmatiser son comportement en le disant coupable. Il prend des grands airs, en s’efforçant d’imiter son père. Avant de tomber dans le piège tendu par MBS, il rencontre le diplomate iranien Ali Akbar Velayati, ce qui n’était pas malin et peut justement expliquer cela. Le samedi 25 juin 2021 – hier ! – le voilà à Istanbul chez le Turc Recep Erdogan[iv], ce qui n’est pas non plus anodin, sachant qu’il ne représente plus que lui-même. On l’a vu entre temps au Caire (en février) et à Moscou (en avril), comme si le Liban lui appartenait en propre. C’est dangereux ; est-ce même pardonnable ?
Le Hezbollah n’est plus à présenter, qui est Gebran Bassil[v] ?
De l’autre côté de l’échiquier, Gebran Bassil et le Hezbollah paralysent aussi la formation du gouvernement libanais dit « de mission ». Les deux personnes morales sont sous sanctions américaines, ce qui ne joue pas en leur faveur. Bassil est le chef du « Mouvement patriotique libre » (tout un programme maronite !) : quand bien même le projet de Saad Hariri serait de ne créer qu’un « petit gouvernement de spécialistes qui ne ferait ni de remous ni d’ennemis », il lui faut le contrecarrer systématiquement.
Après les Accords de Taëf et la loi constitutionnelle de 1991, la famille Hariri a ainsi dominé la scène libanaise. Les chrétiens avaient perdu la main. Tout portait à croire que les Syriens étaient responsables de la mort du premier ministre libanais : ce leurre abusa Chirac le premier et c’est ce que voulaient les vrais commanditaires. La Syrie dut quitter le Liban sous la double pression française et américaine. L’invasion américaine de l’Irak avait modifié l’écosystème de toute la région. Bachar al-Assad, jusqu’alors « considéré », fut traité en paria. Une guerre civile se propagea en Syrie. En 2020, la Syrie est en ruines et le Liban a accueilli un million et demi de réfugiés.
Le président de la République Libanaise est nu ! Et son gendre, auprès de lui, est totalement démuni dans un jeu démoniaque dont les règles sont nouvelles. À cause de la fameuse faillite de Saudi Oger, MBS exerce sur Saad Hariri un chantage que le président Macron n’est pas en mesure d’empêcher. MBS estime que la France se mêle de ce qui ne la regarde pas. Il s’ensuit une situation ubuesque et une crise gouvernementale au Liban, qui fait du peuple libanais la victime de plusieurs séries de bras de fer, l’une d’ordre politico-idéologique entre l’Iran et l’Arabie saoudite qui sous-tend le blocage entre Bassil/Hezbollah et Saad Hariri, une autre d’ordre confessionnel (Maronites contre Sunnites) entre Gebran Bassil et Saad Hariri et une autre enfin d’ordre psycho-pathologique entre MBS et Emmanuel Macron.
Quand la Livre libanaise s’effondre
Le bimensuel américain Foreign Policy fait une analyse de la situation qui pourrait embarrasser Anthony Blinken quand il s’affiche avec Jean-Yves Le Drian. Les grandes lignes de cet article sont reprises par le Courrier International[vi] et par Mondafrique. Foreign Policy reproche au président Macron d’être « en partie » responsable de l’aggravation de la crise au Liban. Il laisse ainsi entendre qu’elle ne se serait pas produite si la France n’avait pas « lancé » une feuille de route « pour soulager son ancienne colonie de ses innombrables problèmes ». Il surenchérit avec ce constat à l’emporte-pièces : « La réticence de la France à sanctionner sévèrement les élites politiques en place pour se contenter de les supplier de prendre des mesures était d’une naïveté confondante – et a fini par avoir des conséquences délétères ». Ce n’est pas subtil, c’est fielleux.
D’abord, le Liban n’est pas une ancienne colonie française, mais une ancienne province ottomane dont la France mandataire avait pour mission d’accompagner l’indépendance. Ensuite, les élites politiques libanaises ne se résument pas à deux ou trois personnages ou partis que la France aurait peur de sanctionner, comme par exemple Gebran Bassil et le Hezbollah qui sont déjà ostracisés par les États-Unis ; elles forment, au contraire, une classe politique éclairée, parfaitement au fait des enjeux que Foreign Policy manifestement ne comprend pas. Pour comble de cynisme, un expert cité par le journal américain regrette que « l’intervention française ait permis à l’élite politique de gagner du temps et de faire retomber la pression de la rue ». C’est déplorer que le mouvement de contestation d’octobre 2019 n’ait pas débouché sur un printemps libanais, comme en Syrie, il y a dix ans. C’est une incitation au viol. Il en conclut qu’il s’agit d’une « véritable guerre des nerfs entre les gouvernements libanais et français, le premier étant déterminé à laisser la situation empirer au point que l’Occident n’ait moralement d’autre choix que de lui venir en aide. »… comme s’il y avait un gouvernement libanais et qu’on puisse se réjouir de voir la rue le remplacer. C’est du joli !
La vérité se situe comme toujours à mi-chemin. Les Américains ont de gros sabots ; s’ils n’avaient pas envahi l’Irak et s’ils n’étaient pas sortis de l’Accord de Vienne et s’ils n’avaient pas autant de mal à y revenir, la situation serait différente au Liban. De même que les Saoudiens portent une lourde responsabilité ; si MBS n’avait pas interrompu le financement de l’Armée Libanaise et n’avait pas investi le Yémen ; si l’Arabie saoudite n’avait pas soutenu les rebelles en Syrie, si, si et si, l’Iran n’aurait pas réagi et le Hezbollah ne ferait pas aujourd’hui la pluie et le beau temps à Beyrouth.
La situation est devenue intenable au Liban. La honte que le président Emmanuel Macron disait avoir, il doit la ressentir plus fort encore maintenant. Le 10 juin dernier, avant les sommets du G7 et de l’OTAN, il s’exprimait sans ambages : « Nous travaillons techniquement avec plusieurs partenaires de la communauté internationale, disait-il, pour qu’à un moment donné, ( …) si l’absence de gouvernement persistait dans l’irresponsabilité, on puisse assurer un système de financement sous contrainte internationale. Ce qu’il redoutait est arrivé, la Livre s’est effondrée et les Libanais sont dans la rue. On peut craindre le pire
Please, Monsieur Le Drian, soyez moins subliminal, appelez un chat un chat et allez-y ! Sinon les gens vont penser que vous ne savez pas quoi faire.
[i] Oger avait été en mesure de construire le palais de Taëf pour le roi Khaled en un temps record, ce qui avait été possible en acheminant par avion à un coût non moins record les matériaux et les équipements (lavabos, ascenseurs et autres)
[ii] Le roi Abdallah, qui connaissait le mieux la Mésopotamie et le Levant n’en fut pas dupe pour autant et se méfia toujours du personnage
[iii] https://www.lejdd.fr/International/les-coulisses-de-la-demission-de-saad-hariri-en-arabie-saoudite-3530342
[iv] https://www.aa.com.tr/fr/turquie/recep-tayyip-erdogan-s-entretient-avec-saad-hariri-%C3%A0-istanbul/2286528
[v] https://www.arabnews.fr/node/27856/monde-arabe
[vi] https://www.courrierinternational.com/article/echec-macron-est-en-partie-responsable-de-laggravation-de-la-crise-au-liban