Un Astrologue un jour se laissa choir
Au fond d’un puits. On lui dit : Pauvre bête,
Tandis qu’à peine à tes pieds tu peux voir,
Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? [i]
Cette aventure en soi, sans aller plus avant,
…….devrait servir de leçon .
Ce puits, c’est l’Accord sur le nucléaire iranien, le JCPOA, Joint Comprehensive Plan of Action, traduit en français comme Plan d’action global commun (PAGC) et en persan comme برنامه جامع اقدام مشترک), signé à Vienne le 14 juillet 2015. Le président Donald Trump, en a brutalement retiré les États-Unis, en déclarant, le 8 mai 2018, depuis la Maison Blanche, que c’était un accord horrible et partial qui n’aurait jamais dû être conclu. Il s’en justifiait alors en alléguant le fait que l’Accord en question « n’avait pas apporté le calme et qu’il n’avait pas apporté la paix. Et qu’il ne le ferait jamais ». Bon !
UNE CHRONIQUE DE XAVIER HOUZEL
Le JPCOA n’était pas un traité multilatéral, qui aurait alors requis une ratification des pays signataires, notamment de la part du Congrès américain et, en face, du parlement iranien. Mais c’était en revanche un accord de bonne foi, devenu résolution du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU). Et cette résolution 2231, adoptée par le Conseil de sécurité le 20 juillet 2015, liait l’ensemble des pays membres de l’ONU, comme toute résolution du Conseil.
Une fois de plus, en se comportant à l’aune de leur unilatéralisme, les États-Unis usaient et abusaient des asymétries du système économique pour s’ériger en autorité universelle de dernier ressort[ii] au point de remettre en cause une organisation internationale fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous les États pacifiques.
L’ONU – le Machin – en plus de ses organes principaux, dont le Conseil de sécurité est le plus connu, compte quinze agences spécialisées, parmi lesquelles: pas moins que la « Banque mondiale » et le « Fonds monétaire international » (le fameux FMI), et cinq ,organisations apparentées, dont « l’Agence internationale de l’énergie atomique » (l’AIEA), « l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques » (l’OIAC), « l’Organisation mondiale du commerce » (l’OMC) et l’Organisation du traité d’interdiction complète des essais nucléaires, l’ensemble formant le système des Nations unies, ce qui n’est pas Rien !
En sortant de l’Accord désormais connu comme celui de Vienne sur le Nucléaire, l’Amérique a plongé ses alliés européens dans un embarras extrême (ils se sont avérés impuissants) et la République Islamique d’Iran dans d’énormes difficultés économiques et financières qu’elle a jusqu’alors surmontés ; et l’Amérique a placé la Russie et la Chine dans état d’intense jubilation (discrètement masqué) en maintenant le reste du monde dans son habituel ahurissement.
Cependant que le Machin, ses organes et les organisations apparentées continuaient de veiller à la bonne application de l’Accord et à la bonne exécution par l’Iran de ses obligations, les États-Unis – qui avaient unilatéralement rétabli leurs sanctions contre le pays – asphyxiaient tranquillement le « délinquant ».
Ce retrait de Washington décidé en l’absence de tout consensus international et envers et contre le Conseil de sécurité, dont il violait carrément la résolution N°2231 du 20 juillet 2015 déjà citée, n’avait pour égal – par son « cynisme » et ses effets collatéraux – que l’autre geste fait en 2003 par le National Security Council (NSC) américain alors présidé par George W. Bush d’envahir l’Irak en 2003, après l’Afghanistan (en 2001).
Ces deux décisions furent aussi désastreuses l’une que l’autre pour les États-Unis et, par voie de conséquence, pour l’Europe, en particulier l’Union Européenne post Brexit, réduite à l’état de mollusque incapable de réagir.
L’invasion de l’Irak – assortie de pillages avant une débandade – avait laissé quatre séquelles : elle a ouvert à l’Iran un boulevard vers la Syrie ; elle a permis aux Russes d’installer à Tartous un tremplin permanent de la Mer Méditerranée vers l’Afrique ; elle a libéré pour la Chine le tracé de la ceinture et la route de la soie et son bornage jusques au Pirée ; elle a pratiquement annulé les bénéfices retirés par l’Occident de la fin de la Guerre froide[iii] et du conflit récurrent israélo-arabe dans lesquels la Seconde Guerre mondiale avait installé le Moyen-Orient.
Le retrait américain du JPCOA, quant à lui, allait inciter l’Iran à augmenter son influence au Yémen et à renforcer ses défenses à l’entrée de la Mer Rouge, en obligeant par construction l’Arabie saoudite à plus de déférence à son égard.
Il allait surtout disloquer le Conseil de coopération des États arabes du Golfe (GCC) et conduire les émirats du Golfe Persique, pris en sandwich, à se rapprocher d’Israël.
Les Accords d’Abraham sont deux traités de paix entre Israël et les Émirats arabes unis d’une part et entre Israël et Bahreïn d’autre part. Le premier a été annoncé le 13 août 2020 par Donald Trump.
Les « Accords d’Abraham » allaient de pair avec le retrait américain du JCPOA, qui administrait la preuve non seulement du pragmatisme des Émirats arabes unis (EAU), mais aussi de la rouerie de MBZ, conseillé par le Palestinien Mohammed Dahlan, comme le souligne Mondafrique[iv] dans une autre colonne.
Les signataires arabes (EAU, Bahreïn mais aussi le Maroc, engagé dans un autre marchandage sur le dos du Front Polisario) prétendirent avoir obtenu d’Israël son engagement de ne pas annexer de territoires palestiniens supplémentaires ! Autrement dit avoir œuvré avec un brin d’idéalisme ! Voire ! En faisant fi des intéressés, ce double enterrement sans tambour ni trompette de la cause palestinienne et de la cause sahraouie eut l’effet d’un soulagement. Ces mauvais procès ne servaient plus à rien : Mahmoud Abbas était vieux mais pas encore cacochyme, il entérinerait pour ne pas dire qu’il avaliserait ; et les hiérarques de la poche de Gaza inféodés aux Frères musulmans termineraient leur quête, comme d’autres, au Qatar[v].
Restait une impasse, la question à un million : les Accords d’Abraham allaient-ils supplanter le Pacte de Quincy ? Sont-ils incompatibles ?
Le royaume de Bahreïn abrite non seulement une majorité de sujets de confession chiite mais aussi la Vème Flotte US[vi], raison pour laquelle son monarque est prompt à se rapprocher d’Israël, quand on le lui demande. Fair enough ! Mais pourquoi l’émirati Mohamed bin Zayed (MBZ) plutôt que le saoudien Mohamed bin Salman (MBS) ?
Parce que la relation américano-saoudienne qui fête ses soixante-dix-sept ans en 2022 a été construite sur une convergence objective d’intérêts, non sur une communauté de valeurs. L’ère du roi Salman (père du junior MBS) a débuté avec la fin de cette « relation spéciale »[vii] ? Les Accords de Vienne ont été très froidement accueillis à Riyad[viii]. Le royaume d’Arabie Saoudite avait même exhibé (en avril 2014, c’est-à-dire avant la mort du roi Abdallah) des missiles CSS-2 chinois capables de transporter des têtes nucléaires ? L’Arabie saoudite passait un message à Téhéran, mais il avertissait également l’administration Obama qui lui donnait alors « l’impression d’être descendue aux Enfers pour capturer Cerbère[ix] »
Les Américains préparaient leur désengagement de la région et étaient enclins à établir un « axe anti-iranien » avec des alliés régionaux aussi puissants qu’indéfectibles, ce qui supposait l’intégration d’Israël dans cet « axe de résistance » – ce à quoi les monarques saoudiens, gardiens des deux lieux saints de l’Islam n’étaient pas (encore) préparés.
Les Accords d’Abraham s’expliquent par le besoin des Américains de sous-traiter la protection des richesses énergétiques et des positions stratégiques de la Péninsule Arabique contre l’Iran, considéré à Washington à la fois comme le vecteur et le maillon faible de la ceinture et de la route de la Soie et – depuis Yalta, avant même Quincy – comme le frère de lait de l’Ours russe.
Les évènements d’Ukraine indiquent aujourd’hui que la Russie est résolue et qu’elle est prête à poursuivre sa Reconquista eurasienne[x], en éliminant définitivement les réseaux pro-américains de son ancienne zone d’influence, laquelle recouvre l’Ukraine, la Moldavie et la Serbie à l’Ouest, la Syrie et l’Irak au Sud et la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et l’Iran plus à l’Est… sans parler du Kazakhstan, comme on a pu le vérifier.
Les Américains ayant quitté l’Afghanistan, il ne leur reste plus comme point d’ancrage dans la région que la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan et l’État d’Israël, qui attendait son heure depuis… 1947 !
Cette volonté américaine de contrer l’influence iranienne dans la région ne date pas d’hier. L’épisode Mossadegh, le premier choc pétrolier et le départ du Shah ont fait réfléchir les Américains. La prise en otage pendant 444 jours (du 4 novembre 1979 au 20 janvier 1981) de cinquante-deux diplomates et civils américains retenus en otage par des étudiants iraniens dans l’ambassade des États-Unis de Téhéran a achevé de les décourager. La défiance mutuelle qui persiste entre les deux pays est entretenue dans un contexte de rapprochement entre l’Iran et la Chine.
En négociation depuis 2016 – un an après la signature des Accords de Vienne – le pacte de coopération stratégique d’un montant de 400 milliards de dollars sur une durée de 25 ans signé entre l’Iran et la Chine le 27 mars 2021[xi] vient d’entrer en vigueur.
Les accords stratégiques commerciaux passés l’année dernière par la Chine avec l’Iran et l’achat par l’Arabie saoudite de missiles à la Chine auront fait réfléchir les Américains mais ce n’est pas ce qui va les faire fléchir, dans la mesure où les fondamentaux de la stratégie américaine étaient déjà en place avant l’arrivée de Donald Trump.
La confiance n’était plus la même qu’autrefois entre Riyadh et Washington[xii] ; la monarchie saoudienne, gardienne des deux Lieux saints de l’Islam, n’était pas non plus encore prête à un mariage avec l’État hébreu.
C’est pour remplir une promesse électorale datant de 2016 que Donald Trump a concrétisé le retrait de l’Amérique du JCPOA le 8 mai 2018, cinq mois avant l’assassinat de Khashoggi du 2 octobre de la même année par MBS. Le 4 septembre 2019, les États-Unis n’ont pas eu la moindre réaction aux bombardements des installations de traitement de pétrole de Saudi Aramco à Abqaïq et Khurais, dans l’est de l’Arabie saoudite. Les récents bombardements près des installations pétrolières d’Abu Dhabi ne les impressionneront probablement pas non plus : ils ne pouvaient que s’y attendre. Le propos du porte-parole militaire des Houthis, Yahya Saree : « Nous prévenons les entreprises étrangères, les citoyens et les résidents de l’État ennemi des Émirats qu’ils devraient se tenir éloignés des sites vitaux pour leur propre sécurité[xiii] » sonnent comme un accusé de réception… l’Affaire est loin d’être classée !
Au fond, le désamour de l’Amérique pour l’Arabie saoudite est consommé depuis la mort du roi Abdallah en 2015 et la guerre de succession qui l’a suivie !
Les lignes rouges avaient déjà changé de tracé (Poutine a annexé la Crimée en mars 2014). C’est ce qui apparaît clairement, non seulement en Ukraine mais aussi au Moyen-Orient et en Asie centrale. Chacun va dorénavant retrouver ses marques, ce qui explique pourquoi l’Arabie saoudite et l’Iran s’apprêtent à rouvrir leurs ambassades respectives[xiv]. De même que cela justifie que les EAU aient rouvert leur ambassade à Damas, dès le 27 décembre 2018[xv] !
Le Ministre d’État aux Affaires étrangères émirati avait alors déclaré qu’« un rôle arabe en Syrie était devenu encore plus nécessaire face à l’expansionnisme régional de l’Iran et de la Turquie »[xvi], en ajoutant qu’« à travers leur présence à Damas, les Émirats cherchaient à activer ce rôle ». Les EAU ont été au cœur du processus de paix entre l’Érythrée et l’Éthiopie en 2018, et ils ont accueilli en avril 2021 à Dubaï des négociations entre l’Inde et le Pakistan pour rétablir un dialogue entre les deux pays. En signant les « Accords d’Abraham », les Émirats arabes unis se sont positionnés avec Israël comme les intermédiaires privilégiés auprès de la puissance américaine dans le Golfe.
La question peut se poser de savoir pourquoi Abu Dhabi a finalement acheté à la France ses quatre-vingt avions Rafale.
En bien, c’est parce le matériel devait être excellent ! Mais c’est aussi, et surtout – après la déception française à l’endroit de l’Australie – une lettre à la Poste et un paquet-cadeau pour faire accepter par Paris le changement de paradigme. J’en ai un peu honte, mais les affaires sont les affaires.
Une dernière question avant de remonter à la surface : les États-Unis rejoindront-ils de bonne grâce le JCPOA, autrement dit : sortiront-ils du puits sans faire d’histoires, comme ils y étaient descendus ?
La réponse est évidemment OUI. Maintenant que « tout » est consommé. Tout est en suspens, mais rien n’est résolu. Cette normalisation à l’américaine met fin à l’initiative de paix arabe, prise par le roi d’Arabie saoudite Abdallah ben Abdelaziz Al Saoud, lors du Sommet de la Ligue arabe de 2002, qui entendait améliorer les relations entre les états arabes et l’État hébreu en échange d’un retrait total d’Israël des territoires palestiniens occupés depuis 1967 et de la création d’un État palestinien avec comme capitale Jérusalem-Est. Dommage
Les astrologues américains ont peut-être des raisons que la raison ne connaît pas : ils ont bien débarqué en Normandie ! Dont acte.
Mais il y a eu assez de gâchis, de destructions et de morts au Moyen-Orient pour que l’on en arrive aujourd’hui à se réjouir qu’enfin, ils le quittent.
C’est l’image de ceux qui bâillent[xvii] aux chimères
Cependant qu’ils sont en danger,
Soit pour eux, soit pour leurs affaires [xviii].
XH
[i] L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits, Jean de La Fontaine – livre II, fable 13
[ii] https://www.lemonde.fr/economie/article/2013/10/17/embargo-sur-l-iran-halte-a-la-naivete-europeenne_3497166_3234.html
[iii] La « guerre froide » a commencé en Iran lorsque les Soviétiques refusèrent de se retirer du pays en apportant leur soutien aux expériences autonomistes des Azéris.
[iv] https://mondafrique.com/palestine-lirresistible-ascension-de-mohammed-dahlan-au-sein-de-lolp/
[v] Rachid Chaker, « Les accords d’Abraham ou la fin de la question de Palestine », Centre Thucydide, 22 octobre 2020.
[vi] https://fr.wikipedia.org/wiki/Dhahran
[vii] Maciej Śmigiel, “The “Abraham Accord” and the symbolic end of an era”, Warsaw Institute, MENA Monitor, 28 août 2020
[viii] Doutant de la force de son alliance militaire avec Washington, le Royaume ne cachait pas qu’il voulait consolider son alliance sécuritaire avec le Pakistan, ce qui, selon les spécialistes, incluait une dimension nucléaire. Rarement un dossier diplomatique aura concentré autant d’intérêts contradictoires pour Washington : le roi Abdallah bin Abdelaziz mourut en janvier 2015 et les Accords de Vienne instituant le JCPOA n’ont été signés que le 14 juillet de la même année
[ix] https://www.cairn.info/revue-politique-americaine-2015-2-page-85.htm
[x] https://www.geopolitica.ru/fr/article/reconquista-eurasienne
[xi] Louise Martin, « Le pacte de coopération stratégique entre l’Iran et la Chine : projection de puissances communes ou opportunisme ? », Les Clés du Moyen-Orient, 08 avril 2021.
[xii] Les Américains se souviendront longtemps de la difficulté avec laquelle ils finirent par obtenir, en août 1990, du roi Fahed et de son prince héritier Abdallah que les GI’s américains puissent « souiller » le sol du royaume ! La famille royale saoudienne n’oubliera pas non plus que les photos aériennes brandies par les généraux Colin Powell et Norman Schwarzkopf étaient des faux !
[xiii] https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20220117-y%C3%A9men-raids-de-la-coalition-%C3%A0-sanaa-apr%C3%A8s-l-attaque-des-houthis-aux-%C3%A9mirats-arabes-unis
[xiv] https://www.aa.com.tr/fr/monde/liran-et-larabie-saoudite-sappr%C3%AAtent-%C3%A0-rouvrir-leurs-ambassades-respectives-/2475083
[xv] Laure Stephan, « Syrie : les Émirats arabes unis rouvrent leur ambassade à Damas », Le Monde, 27 décembre 2018
[xvi] Elisabeth Marteu, Ines Gil, « Entretien avec Elisabeth Marteu sur l’accord d’Abraham : « le rapprochement entre Israël et les Émirats arabes unis se fait surtout contre la Turquie » », Les Clés du Moyen-Orient, 18 août 2020.
[xvii]verbe confondu avec bayer ou béer, veut dire ici : regarder avec étonnement
[xviii] L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits, Jean de La Fontaine – livre II, fable 13