Au mois de juin dernier, un hommage national a été rendu en Turquie au grand érudit Fuat Sizgin qui venait de décéder à Francfort. Une chronique de Sadek Sellam
Le président Erdogan lui-même a tenu à participer aux funérailles du savant islamologue qui avait dû s’expatrier en Allemagne en mai 1960. Le lendemain du putsch des généraux kémalistes, Sizgin découvrit dans la presse qu’il faisait partie des 150 professeurs à qui le nouveau pouvoir militaire interdit de continuer à enseigner à l’université.
Né en 1924 à Bitlis, dans le nord-est de la Turquie, ce fils de magistrat de l’empire ottoman avait fait des études littéraires poussées jusqu’à la soutenance, en 1951, d’une thèse remarquée sur « la métaphore dans le Coran », à partir d’un manuscrit oublié du grand philologue arabe de la fin du II° siècle de l’hégire Abou Obaïda Maamar Ibn al Mouthanna de Basra.
Fuat Sizgin avait été encouragé par le grand orientaliste allemand Ritter, le directeur de la revue savante « Der Islam », qui avait passé 25 ans en Turquie pour y recenser les quelques 200. 000 manuscrits arabes. Suivant les recommandations de son maître, Sizgin travaillait jusqu’à 18 heures pour explorer les contenus de ces manuscrits. La relation qui le liait à Ritter rappelle la formule de Claude Lévi-Strauss : « rien ne ressemble plus à un allemand islamophile qu’un musulman germanophile ».
Le jeune chercheur s’est intéressé ensuite à la rédaction du hadith par Bokhari au III° siècle de l’hégire. Au vu des citations récurrentes de Maamar Ibn Rachid dans le recueil de Bokhari, Sizgin consacre une étude remarquée à ce spécialiste du hadith. Il évalue à 100.000 le nombre de manuscrits utilisés par Bokhari pour la rédaction de son recueil. D’accord avec Muhammad Hamidullah, dont il cite le grand article (paru dans la revue de l’académie arabe de Damas en 1953) sur la « Sahifa » de Hammam Ibn Mounabbih-un élève du compagnon du Prophète Abou Horaïra- Sizgin oppose de sérieux arguments au poncif orientaliste tendant à mettre la rédaction du hadith sur le compte d’une « tradition orale »supposée imprécise . L’érudition des deux grands savants musulmans les mettaient en mesure de révoquer en doute une partie des travaux du maître de l’orientalisme germanisant, Goldziher (1849-1921)lui-même.
A son arrivée en Allemagne en 1960, Sizgin obtient un poste à l’université de Francfort où il se met à exploiter ses lectures poudreuses des manuscrits arabes de Turquie, complétées par celles faites dans plusieurs autres pays d’Islam et de l’islamologie. Cela le met en mesure de recenser un grand nombre d’erreurs dans le dictionnaire bibliographique de Karl Brockelmann, « Histoire de la Littérature arabe », la « bible » de l’orientalisme jusqu’à nos jours. Il pense à une réédition corrigée du livre de Brockelmann. Mais Ritter lui recommande de publier un autre livre. C’est ainsi qu’il entreprend la rédaction d’une encyclopédie de 17 volumes intitulée « Histoire du Patrimoine arabe ». Dès les premières lignes du premier volume consacré aux « Sciences du Coran », Sizgin explique que « le Coran était écrit du vivant du Prophète ». Car, lors de l’émigration à Médine, le Prophète transportait avec lui la transcription des sourates révélées à la Mecque.
Quand il remet à l’imprimeur de l’Encyclopédie de l’Islam le premier volume, paru en 1967, une commission d’orientalistes préparaient la réédition de Brockelmann à laquelle elle renonce quand a été ébruitée la parution imminente du livre de Sizgin. En apprenant la nouvelle, Bernard Lewis (le futur maître à penser des néo-conservateurs américains) réagit en révélant ses sentiments négatifs sur les turcs, alors qu’il passait pour « turcophile » : « aucun turc n’est capable de faire un travail pareil », trancha le peu modeste et hégémonique orientaliste.
Pour ses travaux d’encyclopédiste, Sizgin obtient le prix du roi Fayçal. Passés jusque-là inaperçus, les premiers volumes de son « histoire du patrimoine arabe » trouvent alors des traducteurs dans le monde arabe.
Sizgin utilise la somme du prix Fayçal pour ouvrir à Francfort, en partenariat avec l’université de cette ville, un Institut spécialisé dans l’étude de la science et de la technologie en Islam. Le Kowéil l’aide à acquérir l’immeuble. Seuls l’Algérie (où Ahmed Taleb-Ibrahimi venait d’être nommé ministre des affaires étrangères) et la Libye acceptent de financer régulièrement cet Institut à partir de 1982.
Le musée ouvert dans cet institut met au point 800 machines et instruments qui étaient utilisés par les savants arabes médiévaux, mais qui disparurent complètement. Sur la base de la description minutieuse qui en est faite dans les manuscrits, Sizgin les fait reconstituer et les expose dans son musée. Les machines ainsi reconstituées ne représentent que 1% du nombre d’instruments décrits dans les manuscrits que les orientalistes spécialisés dans « la science arabe » découvrirent grâce à la ténacité de Sizgin.
Dans les années 80, Sizgin reçut la visite d’un groupe d’islamologues français intéressés par les machines reconstituées de son musée. Ils voulaient les emprunter pour les exposer à Paris, sans doute à l’Institut du Monde Arabe, qui devait s’ appeler « Institut du Monde Musulman » et dont les activités ne seront jamais comparables à celles de l’Institut de Francfort où l’usage du mot « islam » ne pose pas de problème particulier. Mais à la troisième visite, un nouveau venu accompagnait la délégation française. Ce sceptique (et ignorant) dit à Sizgin : « Nous ne sommes pas convaincus de la réalité de l’apport de la civilisation musulmane dans les sciences exactes ! » C’est ainsi que le projet d’exposition à Paris fut abandonné, sans doute sous l’influence des islamo-politistes sécuritaires qui ont tendance à sous-estimer tout ce qui est antérieur au khomeinisme et ont une nette préférence pour les musulmans acceptant la fonction d’“informateur indigène ».
La collaboration loyale des chercheurs musulmans avec l’orientalisme européen a fait l’objet d’un grand article de la “Revue des Etudes Islamiques”, en 1935. Cet article avait pour auteur Zaki Velidi, un ancien président de l’éphémère République Bashkire, devenu chef du département d’histoire de l’université d’Istanbul après la fin de sa résistance à l’Armée rouge. A la longue liste des chercheurs musulmans qui croyaient à ce que Massignon appelait une « coopération entre camarades de travail intellectuel », Zaki Velidi ajoutait le nom de Hamidullah, qui venait de soutenir sa thèse à la Sorbonne. Fuat Sizgin faisait partie des chercheurs musulmans attachés à cette tradition et qui devenaient de plus en plus rares.
L’étude de l’oeuvre considérable de Sizgin pourrait encourager la relance de la collaboration loyale entre chercheurs musulmans et islamologues non-musulmans. Elle aiderait à fixer en France les jeunes musulmans qui restent obligés d’ aller étudier en Orient, où ils sont parfois embarqués dans des aventures peu scientifiques et peu religieuses. Cela permettrait aussi d’apprécier à leur juste valeur les discours, plus ou moins savants, et souvent inspirés du chiisme extrémiste, qui accusent le calife Othman d’avoir altéré le Coran.