Dans un article fort instructif paru dans le Monde, l’ancien diplomate et aujourd’hui expert, Jean Pierre Filiu, très suivi dans les milieux dirigeants français, explique que Poutine mise sur l’étranglement de la contestation par les généraux algériens, dans l’espoir d’implanter durablement la Russie en Méditerranée occidentale.
Poutine et Bouteflika à Alger en mars 2006
La Russie a bel et bien choisi son camp dans la crise algérienne, misant sur l’étranglement, par les généraux au pouvoir, du vaste mouvement de contestation populaire lancé en février dernier. Le Kremlin s’engage de plus en plus ouvertement en faveur de « l’homme fort » du pays, le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah, formé à l’époque soviétique à l’école d’artillerie de Vystrel, dans la banlieue de Moscou. Un tel engagement s’inscrit dans un investissement de longue durée de la Russie, devenue, et de loin, le premier fournisseur d’armements de l’Algérie. Il correspond également à une stratégie d’implantation sur la rive sud de la Méditerranée, marquée dans la Libye voisine par le soutien de Moscou au seigneur de la guerre Khalifa Haftar.
UNE RELATION TRES FORTE AVEC L’ARMEE ALGERIENNE
Vladimir Poutine, élu président de la Russie en mai 2000, accueille son homologue algérien, Abdelaziz Bouteflika, au Kremlin en avril 2001 pour y conclure un « partenariat stratégique » entre les deux pays. Invité à Alger en mars 2006, Poutine décide d’effacer la dette militaire algérienne, d’un montant de 4,7 milliards de dollars, mais en contrepartie de l’engagement de son hôte à acquérir 7,5 milliards de dollars d’armement russe. L’Algérie est désormais le premier client de l’industrie d’armement russe dans le monde arabe, tandis que la Russie fournit, durant les mandats successifs de Bouteflika, plus de la moitié des commandes de l’armée algérienne. Cette montée en puissance de la Russie est d’autant plus spectaculaire que le budget militaire algérien devient, au cours de cette période, le plus important du continent africain, bien avant la pourtant dispendieuse Egypte.
La Russie s’appuie sur des généraux formés dans les académies soviétiques, au premier rang desquels Gaïd Salah, chef d’état-major depuis 2004, ainsi que son camarade de promotion, le général Benali Ben Ali, commandant de la garde présidentielle depuis 2015. Gaïd Salah, lors de ses visites régulières à Moscou, ne manque pas d’y souligner la « culture militaire commune » entre les « officiers » et les forces armées des deux pays. L’acquisition par Alger d’armements aussi sophistiqués que les chars T90 et les systèmes de défense aérienne S300 s’accompagne de programmes de formation pour les personnels algériens, programmes qui renforcent encore les rapports déjà étroits entre les deux institutions militaires. La relation russo-algérienne, qui se développe par ailleurs dans les domaines des hydrocarbures et de l’agroalimentaire, est solidement assise sur le socle de cette coopération militaire.
LA DEFIANCE RUSSE ENVERS LA CONTESTATION POPULAIRE
La Russie se retrouve dès lors en Algérie dans la position enviable d’un accès privilégié aux « décideurs », ainsi que sont désignés les généraux détenteurs de la réalité du pouvoir. Elle épouse d’autant plus facilement leurs positions que Poutine n’a jamais cru lui-même à la réalité populaire des différentes « révolutions de couleur », préférant voir, dans de telles protestations pacifiques, une simple manipulation de puissances extérieures. Cette grille d’interprétation s’applique bientôt à la vague de contestation populaire qui traverse l’Algérie depuis le 22 février 2019 et qui entraîne, le 2 avril, la démission du président Bouteflika. Les médias russes n’accordent que très peu d’intérêt aux manifestations de masse qui se déroulent en Algérie, alors qu’ils reprennent volontiers les appels du chef d’état-major Gaïd Salah à la normalisation du pays, ainsi que ses dénonciations de la « main étrangère » qui entretiendrait la contestation.
Les généraux algériens exigent dorénavant la tenue rapide d’une élection présidentielle dans le cadre existant, balayant les revendications populaires en faveur d’une transition démocratique. Cette mise en demeure, aux allures d’ultimatum, a été exprimée avec fermeté par Gaïd Salah, dès le 26 août à Oran. Un écho fort peu diplomatique lui a été donné, deux jours plus tard, lors d’une visite de l’ambassadeur russe en Algérie au chef du Front de libération nationale (FLN), le parti de Bouteflika. L’ambassadeur a alors affirmé, selon le FLN, que « la solution » à la crise algérienne « consiste en l’organisation des élections présidentielles dans les plus brefs délais », saluant à cette occasion le « rôle historique » de l’armée dans cette crise. Une ingérence aussi flagrante a été vivement critiquée sur les réseaux sociaux, alors même que le FLN est confronté à une crise de légitimité sans précédent et que les restrictions policières à la liberté de manifestation n’ont jamais été aussi fortes depuis février dernier.
L’ambassadeur russe, malgré ses laborieuses mises au point, n’a fait qu’exprimer tout haut ce que ses autorités pensent depuis longtemps: la seule « ingérence » condamnable serait celle des démocraties occidentales, tandis que la Russie aurait toute légitimité à soutenir les régimes en place, Assad en Syrie ou les généraux à Alger. Cet engagement en faveur des « décideurs » algériens est cohérent avec l’appui de Moscou à « l’Armée nationale libyenne », la milice du soi-disant « maréchal » Haftar, dont l’offensive toujours en cours sur Tripoli a débuté deux jours après la démission de Bouteflika. Aux yeux du Kremlin, le peuple algérien n’a absolument aucun droit à perturber ces grandes manoeuvres de la Russie en Afrique du Nord.
Cela a au moins le mérite d’être clair.