La Tunisie est confrontée à de multiples défis économiques et sociaux après la suspension du parlement et la destitution du Premier ministre. L’état d’urgence actuel pourrait alimenter les troubles politiques et la violence dans le pays. Dans cet extrait de la Watch List 2022, Crisis Group exhorte l’UE et ses Etats membres à maintenir la coopération bilatérale avec la Tunisie et à offrir de nouvelles incitations économiques.
Un rapport de Crisis Group
Le 25 juillet 2021, le président Kais Saïed invoque l’article 80 de la Constitution pour suspendre le parlement, limoger le chef du gouvernement et consolider son emprise sur le pouvoir, mettant ainsi en place un régime d’exception qui expose la Tunisie à un risque d’instabilité chronique sans précédent. En effet, les défis économiques et sociaux sont immenses et les attentes populaires démesurées, alors que les moyens pour relever ces défis et satisfaire ces attentes demeurent très limités. Les pressions étrangères et les surenchères populistes pourraient aggraver la polarisation politique entre pro- et anti-Saïed et pousser le chef de l’Etat vers des dérive répressives et populistes plus importantes. Ces développements pourraient attiser des tensions déjà élevées et accroitre les risques d’instabilité politique.
En tant que principal partenaire commercial de la Tunisie, et conformément à sa politique européenne de voisinage, à travers laquelle elle apporte un soutien financier important, l’Union Européenne (UE) devrait :
- Continuer la coopération bilatérale telle que prévue par l’instrument de voisinage, de développement et de coopération internationale (NDICI) pour la période 2021-2027. Tout particulièrement, l’UE devrait privilégier au sein du programme indicatif pluriannuel (MIP) les activités permettant de s’attaquer aux principales causes du mécontentement populaire (clientélisme, inégalités régionales, marasme économique et crise de confiance envers les institutions et les partis politiques), qui a contribué à justifier la mise en place de l’état d’exception. L’UE devrait également favoriser les programmes de coopération permettant d’aider les pouvoirs publics à rendre l’économie et l’accès au crédit plus inclusifs pour les habitants originaires de l’intérieur du pays, à éliminer les dispositifs juridiques répressifs et privatifs de liberté, notamment dans le domaine économique, et à introduire des règles précises de nomination dans la haute fonction publique pour clarifier les relations entre l’Etat et les formations politiques.
- Offrir des perspectives économiques encourageantes complémentaires à la Tunisie si le président Saïed révise sa feuille de route politique et y inclut le retour à un ordre constitutionnel négocié avec les principaux acteurs politiques, syndicaux et associatifs à l’issue d’un dialogue national. Les mesures de l’UE pourrait comprendre, entre autres : une meilleure intégration dans l’espace économique européen et euro-méditerranéen ; l’organisation d’une conférence internationale sur la Tunisie réunissant les pays du G7 afin de discuter de la conversion des dettes bilatérales en projets de développement ; la facilitation d’un nouvel accord quadriennal avec le Fonds Monétaire International (FMI) prévoyant un important volet social ; un soutien à la Tunisie dans sa course aux transformations technologiques et industrielles, accélérée par la crise de Covid-19.
Des risques de violences
Dans un discours solennel du 13 décembre 2021, le président Saïed a dévoilé une feuille de route pour une transition politique, une réponse possible aux principaux partenaires internationaux de la Tunisie qui l’ont exhorté à plusieurs reprises à définir un calendrier clair. Il a déclaré que la « consultation électronique » sur les réformes constitutionnelles et politiques qu’il avait évoquée les semaines précédentes débuterait en janvier 2022. Le 22 mars (date anniversaire de l’indépendance), un comité national fera la synthèse des propositions et rédigera un projet de révision de la constitution de 2014. Le 25 juillet (anniversaire de la proclamation de la république), la Tunisia tiendra un référendum constitutionnel. Enfin, de nouvelles élections législatives seront organisées le 17 décembre (anniversaire du déclenchement de la révolution de 2010-2011). Avec cette feuille de route, le président Saïed prolonge d’une année l’état d’exception et continue de concentrer son emprise sur le pouvoir. Dans le même temps, en prévoyant un nouveau scrutin législatif, il dissout de fait le parlement, dont les travaux étaient déjà suspendus. En outre, Saïed continue de refuser toutes les initiatives de dialogue national proposées par plusieurs acteurs, notamment l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), principale centrale syndicale du pays.
Au lendemain du discours, la réaction de la plupart des partis politiques et de l’UGTT était hostile vis-à-vis de la feuille de route. Diverses initiatives ont d’ailleurs vu le jour pour tenter d’unir les forces d’opposition divisées entre islamistes et non-islamistes et de peindre le débat politique en termes économiques et sociaux, préoccupation première de la majorité de la population.
Depuis que Saïed a invoqué l’article 80, le 25 juillet, le pays est entré dans une spirale de mobilisations et contre-mobilisations de rue et la société tunisienne se polarise dangereusement. Elle se divise entre une faction pro-Saïed, qui semble marginalement majoritaire mais se réduit de mois en mois, et un camp anti-Saïed apparemment encore minoritaire. Les pro-Saïed sont favorables à la prise de pouvoir du président, qu’il a nommée « rectification du 25 juillet », tandis que les anti-Saïed sont fermement opposés à ce qu’ils qualifient de « coup d’Etat ». Certains, principalement parmi les islamistes de la faction anti-Saïed, militent pour la réouverture du parlement moyennant la révision de son règlement intérieur pour fluidifier ses travaux, le retour à la constitution de janvier 2014 et le rétablissement de la « démocratie ».
Il est également possible que le président Saïed accroisse la tonalité « souverainiste », mélange de patriotisme et de populisme, de ses discours afin de détourner l’attention de la population des questions économiques et sociales. Cette stratégie pourrait engendrer des réactions populaires incontrôlables, notamment des manifestations hostiles devant les sièges de représentations diplomatiques étrangères, surtout si la population perçoit l’UE et les Etats-Unis comme contribuant à l’asphyxie économique du pays. Des violences locales sont également possibles, surtout si le président Saïed remet en question les équilibres de pouvoir locaux au nom de la lutte contre la corruption et dans l’optique de renforcer l’influence locale de ses partisans.
Risques économiques
Beaucoup de Tunisiens se sont réconciliés avec le pouvoir politique et nourrissent même des espoirs en l’avenir, mais les indicateurs au rouge de l’économie commencent à ébranler leurs convictions. Le PIB a connu une contraction de 9,18 pour cent en 2020, en partie en raison des restrictions des déplacements et du tourisme mis en place dans le cadre de la lutte contre la pandémie de Covid-19. Le montant des échéances du remboursement de la dette extérieure s’est quant à lui accru, et le budget de l’Etat suffit à peine pour payer les salaires de la fonction publique. La dette privée s’est également accrue considérablement. Ces indicateurs préfigurent le risque d’une grave crise budgétaire et bancaire pouvant entrainer une dégradation générale des conditions de vie d’une grande partie de la population tunisienne.
A court ou moyen terme, la Tunisie pourrait être contrainte à restructurer sa dette publique en passant par les fourches caudines du Club de Paris (groupe informel d’Etats bailleurs de fonds dont le rôle est de trouver des solutions aux difficultés de paiement des pays endettés) ou à déclarer un défaut de paiement. Dans les deux cas, les conséquences socioéconomiques seraient douloureuses. Les effets de la restructuration de la dette, bien que d’apparence moins lourds que la seconde option, seraient d’une intensité comparable pour la population. Ils pourraient notamment inclure une dépréciation du dinar, la privatisation d’entreprises publiques, le gel des salaires dans la fonction publique et des campagnes de retraites anticipées, une réduction drastique des importations entrainant très probablement des pénuries chroniques de biens de première nécessité, une nette augmentation du chômage et de l’inflation, des risques de faillites de banques publiques.
Parallèlement, le Congrès américain envisage de conditionner la poursuite de l’aide financière et militaire américaine à la Tunisie aux conclusions de l’enquête menée par le département d’Etat au sujet du rôle de l’armée tunisienne dans les abus commis après le 25 juillet. Si la question n’est pas encore tranchée, une décision en ce sens pourrait causer des remous au sein des forces armées ainsi que de nouveaux troubles dans la rue, surtout si Washington en venait effectivement à couper son aide à la Tunisie.
Ce contexte inquiétant pourrait également avoir un effet boule de neige, et pousser le président Saïed à multiplier les mesures populistes. Tout particulièrement, le chef de l’Etat pourrait entreprendre une lutte sélective contre la corruption, multiplier les discours anti-étrangers et anti-riches censés canaliser l’impatience des Tunisiens qui le soutiennent, lesquels attendent la « purification » des institutions étatiques et des milieux d’affaires du pays. Cette approche visant à répondre au ressentiment des démunis pourrait contribuer à attiser les tensions et engendrer des confrontations violentes, particulièrement si la police fait un usage disproportionné de la force pour tenter de maintenir la paix. Les arrestations de responsables politiques et d’hommes d’affaires présentés à l’opinion publique comme des « corrompus » pourraient également s’accélérer. Loin d’avoir un effet positif sur l’économie, elles risqueraient au contraire de dégrader fortement le climat des affaires, sans pour autant renflouer considéralement les caisses de l’Etat.
Offrir des perspectives économiques encourageantes
Pour la période 2021-2027, l’UE considère la Tunisie comme un pays prioritaire en termes d’aide macro-financière et de soutien au développement. En 2018, dans le contexte d’une politique européenne de voisinage révisée et dans le cadre du développement et de la coopération internationale, les institutions de l’UE et la Tunisie ont approuvé de nouvelles priorités stratégiques UE-Tunisie : développement socio-économique inclusif et durable, démocratie, bonne gouvernance et droits de l’homme, rapprochement des peuples euro-méditerranéens, mobilité et migration, sécurité et lutte contre le terrorisme.
Depuis le coup de force du 25 juillet 2021, la Tunisie ne remplit cependant plus les conditions nécessaires pour la poursuite du soutien économique de l’UE. Le 21 octobre-, en partie par solidarité envers le parlement tunisien dissous, le parlement européen a voté une résolution sur la situation en Tunisie. Il y plaide notamment pour « le rétablissement du fonctionnement normal des institutions du pays », la « reprise de l’activité parlementaire », dans le cadre d’un dialogue national, la mise en place d’une « feuille de route claire » et le rétablissement de la constitution de 2014 avant toute réforme constitutionnelle. A l’ouverture de la séance plénière consacrée au débat de cette motion, Josep Borrell, le haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, a déclaré que l’UE baserait ses actions non sur des déclarations, mais sur « les actions et les mesures concrètes prises par les autorités tunisiennes ». Il a conclu : « Suivons donc la situation de près et agissons en conséquence de leurs actes ».
Suite à l’annonce de la feuille de route par le président Saïed, le conseil de l’UE n’a plus exigé un retour à l’ordre de la constitution de 2014, choisissant plutôt d’ouvrir la porte aux changements politiques qui pourraient résulter du référendum constitutionnel de juillet. L’UE a déclaré le 16 décembre 2021 prendre « bonne note » des échéances politiques à venir, indiquant qu’elles « constituent une étape importante vers le rétablissement de la stabilité et de l’équilibre institutionnels », et a insisté sur la responsabilité du peuple tunisien « à prendre des décisions souveraines d’une grande importance ». Les Etats membres de l’UE ont également réaffirmé leur volonté de soutenir la Tunisie « sur le chemin de la consolidation démocratique ».
Dans ce cadre, l’UE devrait poursuivre sa coopération bilatérale telle que prévue par le NDICI pour la période 2021-2027. Avant tout, elle devrait tirer le bilan de son incapacité à permettre aux gouvernements tunisiens successifs de répondre aux préoccupations populaires suscitées par le soulèvement de 2010-2011. L’UE devrait ainsi privilégier au sein du MIP les activités permettant d’aider la Tunisie à s’attaquer aux sources du clientélisme, de l’asphyxie économique et de la crise de confiance envers les institutions et les partis politiques, lesquelles ont légitimité le coup de force de Saïed aux yeux des Tunisiens. L’UE pourrait par exemple mettre en place des programmes de coopération encourageant les pouvoirs publics à faciliter l’accès au crédit pour les habitants de l’intérieur du pays, à éliminer les dispositifs juridiques répressifs et privatifs de liberté, en particulier dans le secteur économique, et à mettre en place des règles précises de nomination dans la haute fonction publique pour clarifier les relations entre l’Etat et les partis politiques.
Enfin, si le président Saïed modifie sa feuille de route politique pour y inclure le retour à un ordre constitutionnel négocié avec les principales forces politiques, syndicales et associatives du pays à l’issue d’un dialogue national mené avant le référendum du 25 juillet, l’UE pourrait offrir des perspectives économiques encourageantes à la Tunisie. Par exemple, l’UE pourrait aborder la question d’une meilleure intégration de la Tunisie dans l’espace économique européen et euro-méditerranéen, promouvoir l’idée d’une conférence internationale sur la Tunisie réunissant les pays du G7 afin de débattre de la conversion des dettes bilatérales en projets de développement, faciliter un nouveau plan de soutien quadriennal avec le FMI prévoyant un important filet social et soutenir le pays dans la course aux transformations technologiques et industrielles accélérées par la pandémie de Covid-19.
[l’UE] elle devrait tirer le bilan de son incapacité à permettre aux gouvernements tunisiens successifs de répondre aux préoccupations populaires suscitées par le soulèvement de 2010-2011.
Dans ce cadre, l’UE devrait poursuivre sa coopération bilatérale telle que prévue par le NDICI pour la période 2021-2027. Avant tout, elle devrait tirer le bilan de son incapacité à permettre aux gouvernements tunisiens successifs de répondre aux préoccupations populaires suscitées par le soulèvement de 2010-2011. L’UE devrait ainsi privilégier au sein du MIP les activités permettant d’aider la Tunisie à s’attaquer aux sources du clientélisme, de l’asphyxie économique et de la crise de confiance envers les institutions et les partis politiques, lesquelles ont légitimité le coup de force de Saïed aux yeux des Tunisiens. L’UE pourrait par exemple mettre en place des programmes de coopération encourageant les pouvoirs publics à faciliter l’accès au crédit pour les habitants de l’intérieur du pays, à éliminer les dispositifs juridiques répressifs et privatifs de liberté, en particulier dans le secteur économique, et à mettre en place des règles précises de nomination dans la haute fonction publique pour clarifier les relations entre l’Etat et les partis politiques.
Enfin, si le président Saïed modifie sa feuille de route politique pour y inclure le retour à un ordre constitutionnel négocié avec les principales forces politiques, syndicales et associatives du pays à l’issue d’un dialogue national mené avant le référendum du 25 juillet, l’UE pourrait offrir des perspectives économiques encourageantes à la Tunisie. Par exemple, l’UE pourrait aborder la question d’une meilleure intégration de la Tunisie dans l’espace économique européen et euro-méditerranéen, promouvoir l’idée d’une conférence internationale sur la Tunisie réunissant les pays du G7 afin de débattre de la conversion des dettes bilatérales en projets de développement, faciliter un nouveau plan de soutien quadriennal avec le FMI prévoyant un important filet social et soutenir le pays dans la course aux transformations technologiques et industrielles accélérées par la pandémie de Covid-19.