Soudan, l’impunité des Emirats arabes unis

L’armée soudanaise a poursuivi ses avancées et libéré Khartoum, ce qui a donné lieu à des scènes de liesse dans tous les pays où se trouvent des réfugiés, principalement au Caire où ils sont les plus nombreux. Des centaines de milliers d’entre eux sont déjà rentrés. Mais la joie du retour a un goût de cendres devant l’ampleur des exactions commises par les Forces de soutien rapide dirigées par Hemedti et soutneus par les Émirats Arabes Unis.

Une enquête de Leslie Varenne

Les FSR jouent leurs dernières cartes en attaquant Al-Fasher, la capitale du Darfour. Il espère ainsi compter encore politiquement en faisant de cette région une base de repli. Mais avant même que la guerre ne soit terminée, le gouvernement soudanais, dirigé par le général Al-Burhan, a ouvert un nouveau front en poursuivant les Emirats arabes unis, soutiens de cette milice, devant la Cour de Justice internationale. Khartoum s’attaque à forte partie…

Les forces armées soudanaises dirigées par le général Al-Burhan combattent les Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdane Dogolo dit Hemedti

C’est un bien triste anniversaire que le Soudan fête ce 15 avril. Depuis deux ans jour pour jour, les forces armées soudanaises dirigées par le général Al-Burhan combattent les Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdane Dogolo dit Hemedti. Si au début du conflit, les deux généraux putschistes pouvaient être renvoyés dos à dos, au fil du temps, Al-Burhan a incarné l’Etat soudanais, la légalité en dirigeant l’armée soudanaise, puis la légitimité en étant soutenu par une majorité de la population en grande partie en raison des exactions commises par les FSR, ces successeurs des Janjawid de sinistre mémoire[i].

Les supplétifs des FSR sans foi ni loi

 

Il est vrai que ces derniers se sont surpassés. Lors des libérations des villes où des villages, les rescapés des camps de tortures, des prisons improvisées, racontent lorsqu’ils le peuvent encore, les privations, les tortures moyenâgeuses, les humiliations. Leurs corps décharnés et leurs regards hagards laissent sans voix. Par dignité, ils omettent de décrire les viols qu’ils ont subis.

Depuis vendredi 11 avril, les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) ont exécuté au moins 56 civils, selon un bilan provisoire.

Le 10 avril, Amnesty international a publié un rapport sur les violences sexuelles commises envers les femmes, cependant cette pratique a concerné également les hommes, preuve qu’elle a été utilisée comme arme de guerre. D’autres témoignages reçus de Soudanais relatent parfois l’indicible comme l’enfermement de dizaines de personnes vivantes dans des containers saupoudrés de piment jusqu’à ce que mort s’ensuive. Dans quels cerveaux malades peut naître une telle imagination macabre ?

Si ces faits sont mis en lumière par la force des témoignages des survivants, les exactions des FSR ne sont pas nouvelles, de nombreuses étaient déjà fort bien documentées. Cependant, tout au long de ces deux années, les condamnations n’ont pas été à la hauteur des drames humanitaires vécus par le peuple soudanais. Cette frilosité s’explique par le soutien que le groupe paramilitaire reçoit des Emirats arabes unis, un pays qui, pour plusieurs raisons, jouit d’une incontestable impunité.

Le 6 mars, afin de mettre la pression sur Abou Dhabi pour qu’elle cesse son soutien au FSR, le gouvernement soudanais a engagé une procédure devant la Cour Internationale de Justice. Khartoum accuse les Emirats de complicité de génocide au Darfour envers la communauté Massalit. Lors de la première journée d’audience, le 10 avril, les Emiratis ont balayé ses accusations d’un revers de main en les qualifiant de  « de théâtre politique ». Ils ont nié les faits bien qu’ils soient indéniables, établis, documentés(1)[ii]. Comme l’écrit le gouverneur du Darfour Mini Minawi sur X ; « Le monde n’a pas besoin de preuves supplémentaires pour condamner les FSR et l’Etat qui les finance. »  Mais même si cette Cour se déclarait compétente et prenait des décisions contraignantes, elle ne dispose d’aucun moyen de les faire respecter, comme l’a démontré le cas de la Palestine.

L’impunité de MBZ

Donald Trump avait fait, durant son premier mandant, son interlocteur privilégié au Moyen Orient.

Mohamed Ben Zayed, le chef de l’Etat de ce pays du golfe, ne craint donc pas la justice internationale et pas non plus les réactions de ses partenaires et alliés occidentaux. Depuis deux ans, les Etats-Unis, comme l’Union européenne et la France se sont bien gardés de les pointer du doigt. L’administration Biden a toujours pris soin de renvoyer les deux camps dos à dos. Et avant lui, Donald Trump avait fait, durant son premier mandant, son interlocteur privilégié au Moyen Orient.

Si Bruxelles, a plaidé pour un renforcement des enquêtes de la Cour Pénale internationale ou a exhorté au respect de l’embargo sur les armes, violé sans interruption depuis deux ans par les Emirats, aucun document officiel ne les mentionne. Idem à Paris, qui a condamné à plusieurs reprises les attaques des FSR contre les civils et soutenu les sanctions du Conseil de Sécurité contre les généraux d’Hemedti, mais sans jamais nommer leurs parrains. Cette hypocrisie, ces doubles standards ne sont pas nouveaux, cependant ils renforcent la crise de légitimité que vivent aujourd’hui les Occidentaux.

Ces dizaines de milliards qui ruissellent

Emmanuel Macrn n’a cessé de tamoigner de son soutien aux Emirats Arabes Unis. Lesquels à coup de milliards le lui rendent bien

Cette difficulté à prononcer un nom s’explique par la puissance tentaculaire du soft power émirati et de leurs fonds qui irriguent les économies dans tous les secteurs. Pour ne prendre que le cas de la France, les 30 à 50 milliards d’euros d’investissement dans l’intelligence artificielle pour la construction de data center dans l’Hexagone, promis en février dernier, ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Paris a signé des partenariats avec Abu Dhabi dans la culture avec le Louvre, l’université avec la Sorbonne, la Défense avec la base militaire et les ventes de matériels militaires etc. Les situations sont identiques au Royaume-Uni, en Allemagne, à Bruxelles, aux Etats-Unis. Qui prendrait le risque de fâcher un si puissant partenaire et ainsi tuer la poule aux œufs d’or ?

L’impunité des Emirats s’explique également par des raisons géopolitiques.  Le Soudan occupe une position stratégique en Afrique à la croisée de la mer Rouge et du monde arabe. Si la guerre qui fait rage depuis deux ans a bien évidemment des dynamiques internes, elle a aussi des influences extérieures avec des enjeux pour nombre de puissances. Ce conflit est un prolongement des crises du Proche et Moyen-Orient. D’ailleurs, comme l’a rappelé le professeur Jeffrey Sachs devant le Parlement européen en mars, puis de nouveau cette semaine lors d’un colloque en Turquie, le Soudan figurait sur la liste des sept  pays avec l’Irak, la Syrie, le Liban, la Libye et la Somalie, à attaquer et à détruire selon un responsable du Pentagone (1)[iii].

Si les raisons économiques sont invoquées pour justifier l’implication des Emirats, leur poids réel reste limité. Ils achetaient l’or et la gomme du Soudan avant 2023, ils n’avaient pas besoin d’un conflit pour continuer à le faire. En revanche, comme lors de la guerre au Yémen, les Emirats cherchent à étendre leur influence sur les ports stratégiques de la mer rouge, une région clé pour le commerce mondial et les routes pétrolières et pour leurs ambitions maritimes. Abu Dhabi cherche également à renforcer sa position dans la Corne de l’Afrique et à contrer d’autres puissances régionales comme la Turquie ou l’Egypte qui soutiennent l’armée soudanaise.

Les Israéliens courtisés

Dans cette stratégie, comme pendant les dix ans de guerre au Yémen, ils bénéficient du soutien à minima tacite de leurs alliés occidentaux. Tout comme ils bénéficient de leur alliance avec Israël. Signataires des accords d’Abraham depuis 2020, ils entretiennent des liens économiques et stratégiques avec ce pays qui n’est jamais très loin lorsqu’il s’agit du Soudan, comme de tous les Etats qui ont accès à la mer rouge. Bien conscient de ces enjeux, le général Al-Burhan a envoyé un émissaire à Tel-Aviv dans la première semaine d’avril. Cette rencontre avait plusieurs objectifs : demander des livraisons d’armes en échange d’une normalisation avec Israël; justifier la récente coopération soudano-iranienne ; demander une médiation avec les Emirats arabes unis et enfin obtenir le soutien des Etats-Unis. Cette réunion qui devait être secrète a néanmoins largement été médiatisée par la presse israélienne (2)[iv].

Dans cette équation où la normalisation avec Israël, comme les data center en France, financent l’hypocrisie des capitales occidentales et où les alliances stratégiques priment sur le droit international, l’impunité reste encore une monnaie d’échange diplomatique. Dans ce grand jeu où tout est permis, qui arrêtera les Emirats ? Hier la tragédie yéménite, aujourd’hui le drame soudanais et demain ?

[i] Les Janjawid sont une milice soudanaise qui s’est illustrée par sa violence lors des guerres du Darfour à partir de 2003. Soutenues alors par le gouvernement soudanais elle a perpétré massacres, viols, pillages et déplacement forcés contre les populations non-arabes de la région. 

[ii] https://adf-magazine.com/2024/11/uae-support-for-rsf-blamed-for-prolonging-war-in-sudan/
https://www.middleeastmonitor.com/20250304-the-uae-should-stop-its-violations-of-the-un-arms-embargo-in-darfur/

https://x.com/SudanTrends/status/1910716777094668378
https://www.middleeastmonitor.com/20250304-the-uae-should-stop-its-violations-of-the-un-arms-embargo-in-darfur/
https://adf-magazine.com/2024/11/uae-support-for-rsf-blamed-for-prolonging-war-in-sudan/

[iii][iii] https://x.com/KevorkAlmassian/status/1911494598708379802

[iv] https://www.i24news.tv/fr/actu/israel/diplomatie-defense/artc-le-representant-du-dirigeant-soudanais-aurait-effectue-une-visite-secrete-en-israel

https://www.jpost.com/israel-news/politics-and-diplomacy/article-849304
https://www.radioj.fr/actualite-27417-l-envoye-du-dirigeant-soudanais-s-est-rendu-en-israel-pour-des-discussions-secretes