Les campagnes de déstabilisation ont totalement secoué la BAD. Au coeur de ces remugles, Steven Dowd, un directeur exécutif anti-chinois et fidèle à Trump. Portrait
Le représentant des États-Unis auprès de la Banque africaine de développement a-t-il œuvré en coulisses pour barrer la route à la réélection d’Akinwumi Adesina ? Avec David Malpass, le président de la Banque mondiale, et Daniel Runde, un consultant américain supporteur de l’administration Trump, deux critiques de l’institution panafricaine et dont il est proche, ils partagent la même détestation de la Chine.
Une enquête réalisée par Michael Pauron
Il est 10 heures, à Washington, ce lundi 21 octobre 2019. Dans la salle numéro 1125B des locaux de la Banque américaine d’exportation et d’importation (Eximbank), situés au 811, Vermont Avenue, une douzaine de personnes prennent place autour d’une grande table. Quatre autres interlocuteurs les rejoignent bientôt par téléphone. La réunion est organisée par le Comité Afrique Subsaharienne de l’Eximbank, dirigé depuis peu par Daniel Runde. Assise à côté de lui, Kimberly Reed, nommée par Donald Trump à la tête de la banque, en mai 2019.
A l’autre bout du fil, se trouve aussi Steven Dowd, directeur exécutif de la Banque africaine de développement (BAD). Le représentant des États-Unis auprès de l’institution panafricaine introduit par ailleurs un invité imprévu, le Sénégalais Daouda Sembene. Ce conseiller économique du président Macky Sall a fait une grande partie de sa carrière à la Banque mondiale (BM) et au Fonds monétaire international (FMI). L’objectif de cette rencontre est de trouver des idées pour relancer l’Eximbank en Afrique, afin d’y soutenir les entreprises américaines. Le programme annoncé par le président Trump, « Prosper Africa », est au cœur de cette nouvelle dynamique.
« La Chine, c’est la corruption »
Après les flagorneries d’usage, Daniel Runde distribue la parole. Mais très vite une question l’obsède. Il la posera à l’ensemble de ses interlocuteurs : « L’absence de l’Eximbank a-t-elle favorisé la Chine ? » Steven Dowd se voit poser la même interrogation. Lui et son « ami » Daouda Sembene acquiescent sans ambages. Dowd va plus loin : « Les Chinois sont très agressifs. Mais je le dis à tous mes nouveaux amis africains, entrepreneurs et membres de gouvernements, les États-Unis sont une meilleure alternative. Nous sommes les bons. Avec la Chine, c’est très souvent la corruption. Avec nous, c’est moins de dette. »
Cette petite réunion à huit-clos – au cours de laquelle « Dan » convie « Steve » à une prochaine rencontre avec la chef de l’Eximbank – pourrait paraître anecdotique. Sauf que Steven Dowd est aujourd’hui accusé d’avoir manipulé des lanceurs d’alerte interne à la BAD pour empêcher la réélection, prévue en mai, du président actuel, le Nigerian Akinwumi Adesina. Ce dernier pourrait être la victime du lobby américain contre les intérêts chinois en Afrique.
Dans une lettre adressée à la direction du Comité d’éthique, datée de mars et consultée par Mondafrique, un « Groupe de membres du personnel indignés » – qui se présente comme avoir appartenu aux premiers lanceurs d’alerte qui mettent en cause la gestion d’Adesina – , reproche à « des directeurs exécutifs non régionaux, derrière M. Dowd » d’avoir manipulé les premiers dénonciateurs, « non pas pour la bonne gouvernance de la banque africaine mais pour discréditer la candidature à sa réélection de l’actuel président ».
Lobby américain contre la BAD
Qui est Steven Dowd ? Quel est son réseau ? Pourquoi aurait-il œuvré en coulisses pour écarter Akinwumi Adesina ? La réponse est peut-être à chercher dans sa proximité avec Daniel Runde, un Républicain très actif, et avec David Malpass, le président de la Banque mondiale (BM) très proche de Donald Trump. Tous les deux, fervents défenseurs de l’ « America first », sont très critiques envers la Chine et la BAD.
Depuis près d’un an, Akinwumi Adesina est la cible d’attaques. Le 10 juin 2019, une tribune parue sur le site américain d’information politique The Hill met déjà en cause la transparence de l’institution et le népotisme de son président. On lui reproche même d’organiser quelques jours plus tard sa réunion annuelle à Malabo, en Guinée équatoriale : « Quiconque a lu le livre «Tropical Gangsters» sait que le gouvernement de Guinée équatoriale est probablement l’un des plus corrompus au monde. Ça n’aide pas », peut-on lire. Le texte reproche à Adesina de vouloir augmenter le capital de la banque, ce qu’il obtiendra en novembre dernier (le capital sera porté à 208 milliards de dollars d’ici dix ans, contre 93 milliards aujourd’hui). L’auteur de cette diatribe, qui s’insurge contre le faible droit de vote américain par rapport à sa forte contribution financière, n’est autre que Daniel Runde.
Daniel Runde, est un proche du mormon Mitt Romney, dont il fût le conseiller en matière de politique internationale durant la campagne de 2012. Passé par l’USAID sous la présidence de Georges W. Bush, il est vice-président du Center for Strategic & International Studies (CSIS), l’un des plus importants think tank américains. Ce membre émérite du bureau de l’organisation chrétienne In Defense of Christians a été un supporteur de premier plan de David Malpass, lorsque celui-ci était le candidat de Donald Trump à la présidence de la Banque mondiale. « Il connaît les marchés émergents, il connaît l’Amérique latine et il a la confiance de l’administration Trump. Ce sont de bons arguments pour lui », avait-il déclaré au Financial Times le 5 février 2019. Le même jour, il signait une tribune dans The Hill, « Time for the world to get behind David Malpass for World Bank president » (« Il est temps que le monde soutienne David Malpass en tant que président de la Banque mondiale »). Le haut-fonctionnaire est finalement élu à ce poste deux mois plus tard.
Petits arrangements entre amis
Conseiller économique du président américain durant la campagne de 2016, sous-secrétaire au Trésor de 2017 à 2019 en charge des affaires internationales, le président de la BM n’a jamais caché sa défiance envers les institutions multinationales. Pour lui, elles « dépensent beaucoup d’argent, ne sont pas très efficaces, sont souvent corrompus dans leurs pratiques de prêt et n’en retirent aucun avantage pour les gens dans les pays », dit-il dès fin 2017.
Il pointe la responsabilité de la BAD dans l’endettement du continent : « Dans le cas de l’Afrique, la Banque africaine de développement déploie de grosses sommes d’argent au Nigeria, en Afrique du Sud et dans d’autres pays, sans programme solide », a-t-il déclaré au début de l’année. « La BM prête d’avantage d’argent au continent : 20,2 milliards de dollars en 2018, contre 10,1 milliards pour la BAD », a rétorqué l’institution basée à Abidjan.
David Malpass est tout sauf un inconnu pour Steven Dowd. Amis de longue date, ils ont tous les deux obtenu un Master of Science in Foreign Policies (MSFS) à l’Université de Georgetown. L’un et l’autre ont été les garçons d’honneur de leur mariage respectif, comme aime à le rappeler régulièrement le directeur exécutif à ses collaborateurs. Et c’est Malpass, alors chargé des relations internationales au Trésor américain, qui impose Dowd pour le poste à la BAD. Dans sa profession de foi devant le Sénat américain, en septembre 2017, peu de temps avant sa prise de fonction à Abidjan, Steven Dowd promet « d’ouvrir l’Afrique aux investissements et aux savoir-faire américains ».
Triumvirat anti-chinois
Tout comme Runde, « Dowd et Malpass sont obsédés par la présence chinoise en Afrique », confie un cadre de la BAD. De son côté, Akinwumi Adesina n’a jamais caché son agacement face aux propos américains sur la Chine. « Ne vous attardez pas trop sur la présence de la Chine. Au lieu de cela, du point de vue commercial, soyez beaucoup plus préoccupé par l’absence de l’Amérique en Afrique » , a-t-il plusieurs fois répété à ses interlocuteurs américains, dont Steven Dowd. On se souvient par ailleurs des propos inquiétants de Malpass, à son arrivée à la Banque mondiale : « How is Red China doing ? » (« Comment va la Chine rouge ? »). Est-ce à dire que Malpass et Dowd, à quelques semaines de l’élection, ont utilisé les lanceurs d’alertes pour tenter de remplacer Adesina par un homme plus à l’écoute des intérêts américains contre ceux de la Chine ?
« Il y a un conflit idéologique, et les institutions multilatérales sont devenues un champ de bataille, mais la banque n’a aucun problème avec les États-Unis », dit un collaborateur du président de la BAD. Il affirme que « c’était un secret pour personne que Steven Dowd cherchait un candidat contre Adesina ».
L’enquête interne à l’encontre d’Adesina devrait être prochainement bouclée et rendue publique. En pleine crise de Coronavirus, le Conseil d’administration délibère pour savoir quand et comment se tiendra la prochaine réunion annuelle [en physique ou en virtuelle], au cours de laquelle sera élu le président pour cinq ans. Initialement prévue en mai, elle doit avoir lieu avant septembre, date de la fin du mandat d’Akinwumi Adesina.