Bruno Martinelli, professeur des universités Aix Marseille et chercheur à l’Institut des Mondes Africains est un des meilleures spécialistes français de la Centrafrique. Ces dernières années, il a rencontré la plupart des protagonistes du drame qui se joue aujourd’hui à Bangui
« Mondafrique ». Vous travaillez avec la Centrafrique depuis plusieurs années et à un double titre. Une convention a été passée pour le développement de l’anthropologie, voici une dizaine d’années, entre votre université d’Aix Marseille et la faculté des Lettres et Sciences humaines de l’université de Bangui. Vous participez également à un programme de formation de 70 magistrats centrafricains basés dans trois Cours d’Appel qui a été organisé par l’Union Européenne. Avez vous la possibilité actuellement de vous rendre à Bangui et de poursuivre ces missions?
Bruno Martinelli. Mon dernier séjour date de début décembre 2012. Pour des raisons sécuritaires, aujourd’hui mon université ne me permet pas de me rendre là bas et le voyage que j’ai envisagé en janvier est très compromis. La sécurité n’est plus assurée. Trois des magistrats qui participaient à la session de formation et que je connaissais très bien ont été assassinés. Tous trois, chrétiens, étaient particulièrement visés en raison des dossiers sensibles qu’ils traitaient et qui touchaient des personnalités gouvernementales.
Aujourd’hui la plupart ne vivent plus chez eux, par peur des exactions. Ils déménagent chaque soir. Par qui étaient-ils menacés? Il est très dur de le savoir. Il n’est pas sur qu’ils le sachent eux même. La moitié de la population de Centrafrique est composée de personnes « déplacées ». Le seul camp près de l’aéroport grossit de jour en jour et compte près de 100.000 réfugiés.
Mondafrique. Quelles sont les responsabilités françaises dans le chaos qui domine désormais dans ce pays ? Peut on dire que la Centrafrique est l’archétype de la fameuse « Françafrique » ?
B.M. Elle l’a été très certainement, plus que partout ailleurs, sauf peut-être au Gabon. Après 1930, la Centrafrique avait été placée sous administration directe de la métropole. Beaucoup de Français s’étaient installés dans ce pays francophile, dont la capitale avait bénéficié longtemps de l’aimable appellation de « Bangui la coquette ». Durant la Seconde guerre mondiale, la Centrafrique, appelée à l’époque l’Oubangui Chari, avait fourni un lot important de soldats qui participèrent à la libération de la France contre l’Allemagne.
Des raisons plus géopolitiques qu’économiques expliquent le rapport singulier de la Centrafrique avec la France. Les ressources naturelles, l’uranium notamment, ont été très peu exploitées. Le pétrole n’est pas exporté et les Chinois possèdent une longueur d’avance sur les français. En revanche, la Centrafrique occupe une place centrale dans la géographie de l’Afrique francophone. La France possède dans ce pays deux bases militaires permanentes, dont une tout près de l’aéroport.
Un des grands moments de la Françafrique aura été le couronnement de Bokassa. Parvenu au pouvoir en 1965, ce dernier bénéficie d’une double nationalité, il est un pur produit de la France. Cet admirateur du général de Gaulle se présente comme le cousin du président Giscard d’Estaing. On a souvent décrit son couronnement comme une cérémonie digne d’un Ubu africain. Ma lecture est un peu différente. Dans ce couronnement, tous les symboles, les codes sont inspirés par la France. Il n’y a rien d’africain dans ce qui est d’abord une parodie exemplaire de la Françafrique.
Plus tard, je me souviens également de François Mitterrand répondant à la télévision aux questions d’ Yves Mourousi face à une carte de l’Afrique Centrale de type scolaire. A l’époque, un fort contingent français était présent sur la grande base de Bouar.. Son existence se justifiait par un expansionnisme libyen que le Tchad d’Hissène Habré semblait contenir avec peine.
Dans la continuité de la Françafrique, les pressions françaises restent extrêmement fortes, après le discours de Mitterrand à la Baule au 1990. La France impose en 1993 des élections au pays, les seules qui aient eu lieu dans de bonnes conditions dans l’histoire de la Centrafrique. Ange-Félix Patassé est élu. Lorsqu’une mutinerie se produit en 1996 au sein de l’armée centrafricaine, un contingent français intervient en 1997 pour défendre un président menacé et rétablit l’ordre.
« Mondafrique ». On a l’impression d’une grande similitude entre l’action menée à l’époque et celle lancée aujourd’hui par François Hollande. La Centrafrique reste-t-elle un fleuron du pré carré français ?
B.M. L’intervention en Centrafrique décidée par François Hollande montre que les préoccupations géopolitiques sont toujours très présentes. Les Français craignent que se créent et se développent en Centrafrique, mais aussi au Mali, des sanctuaires pour toutes sortes de rébellions. L’islamisme violent est en ligne de mire. On a pu s’inquiéter de voir l’actuel président centrafricain Michel Djotodia préconiser, pendant un temps, une espèce d’application de la Charia, alors que les Musulmans constituent à peine 15% de la population. Et encore le dernier recensement date de 2003, les musulmans n’étaient alors que 9%.
Au delà des jihadistes, d’autres mouvements violents peuvent trouver racine dans la région. Ainsi « l’armée de résistance au Seigneur », aux méthodes expéditives, s’est installée tour à tour en Ouganda, au Congo et aujourd’hui en Centrafrique.
Cependant, depuis une dizaine d’années, une différence de taille est intervenue. Les changements de pouvoir à Bangui n’ont plus été orchestrés par Paris. Ainsi François Bozizé qui a provoqué un coup d’Etat le 15 mars 2003, l’a réalisé avec l’aide surtout de mercenaires tchadiens et le soutien de quelques dizaines seulement de centrafricains. Le président déchu, Ange Félix Patassé, avait fait appel, lui, à des Congolais ainsi qu’à des Rwandais qui se sont livrés à de nombreuses exactions, dont le principal responsable, Jean Pierre Bemba, est emprisonné à La Haye et devrait être jugé cette année devant la Cour Pénale Internationale.
Ces événements qui ont opposé des Congolais, des Rwandais et des Tchadiens pour la conquête du pouvoir en Centrafrique ont marqué le début de l’époque où nous nous trouvons encore. Les guerres africaines se font par mercenaires interposés. Cette externalisation des conflits marque, en un sens, la fin de la Françafrique, qui gérait des rapports d’Etat à Etat.
« Mondafrique ». Comment jugez vous l’attitude de la France lorsqu’en 2012, se crée la Séléka et que les rebelles, souvent des Soudanais et des Tchadiens, investissent la Centrafrique ? Que penser du refus de François Hollande d’intervenir dans un premier temps lorsque ces miliciens portent au pouvoir en Mars 2O13, Michel Djotodia ?
B.M A la fin de la présidence de Nicolas Sarkozy, la Centrafrique n’était plus du tout considérée comme stratégique. Lorsqu’en 2011 un François Bozizé à bout de souffle se fait réélire dès le premier tour avec 64% des voix dans des conditions douteuses, personne ne proteste. A l’époque pourtant, la contestation s’amplifie et la Séléka, créée en janvier 2012, est en passe de déstabiliser le pouvoir en place. Mais la diplomatie française ne voit rien venir. Pire, la plupart des diplomates sont rapatriés dans l’hexagone en septembre 2012 alors que leur expertise aurait pu être utile ce moment là. Or sur place, on assiste à l’incapacité du régime de Bozizé d’amorcer une vraie négociation avec la rébellion qui réclamait alors de l’argent et une réintégration au moins partielle dans l’armée centrafricaine. « Le dialogue inclusif » que préconise le président centrafricain n’a abouti à rien, sa responsabilité est lourde dans ce qui va advenir. Mais la diplomatie française n’est pas non plus exempte de reproches. Elle aurait du au minimum être mieux informée et se définir par rapport aux événements graves qui se passaient alors. Notre inertie d’alors nous coute cher aujourd’hui lorsqu’on voit la difficulté d’une opération de désarmement avec des rebelles bien installés dans la capitale et dans quelles difficultés l’armée française se trouve.
Depuis que la Séléka a pris le pouvoir le 24 mars 2013, avec le soutien du Tchad, allié privilégié de la France au Mali, la situation est très difficile à gérer. Les Français ne savent plus très bien ce que représentent aujourd’hui ces miliciens. Parmi eux, on trouve à la fois des noyaux durs venus du Tchad et du Soudan, encore sous le contrôle de Michel Djotodia, mais aussi des bandits qui ne cherchent qu’à voler et piller, via des réseaux informels. Les jeux troubles des 850 soldats tchadiens qui participent aux forces d’interposition aux cotés de l’armée française ne facilitent pas l’action de l’armée française.
Comment la France peut elle favoriser, dans ces conditions, une sortie de crise ? Comment fixer des objectifs politiques à un Etat failli, au risque, en privilégiant un camp, de retomber dans les errements de la Françafrique?