Alors que le Niger refuse depuis 2011 d’extrader vers la Libye plusieurs kadhafistes dont le fils de l’ancien « Guide », Saadi Kadhafi, des signes laissent penser que le vent est en train de tourner à Niamey. La décision prise par les autorités fin janvier de renvoyer hors du Niger 16 libyens soupçonnés d’organiser à distance des opérations de déstabilisation dans le sud-libyen marque un rapprochement avec Tripoli. Du même coup, le Niger donne des gages à ses alliés occidentaux dans un contexte régional sécuritaire très dégradé
En passant devant la Grande Mosquée de Niamey dite « mosquée Kadhafi » sur le boulevard Mali Bero, le chauffeur de taxi lâche le volant d’une main et pointe le doigt vers l’imposant bâtiment. « Voilà ce que Kadhafi faisait au Niger. C’était du grand, du solide. Aujourd’hui, il faut faire le deuil de tout ça. C’est fini ! Accueillir plus longtemps les siens ici ne nous apportera que des ennuis. »
Près de trois ans après la chute du régime du « Guide », de nombreux nigériens s’interrogent sur les raisons qui poussent encore leur président Mahamadou Issoufou a offrir l’hospitalité au troisième fils de Mouammar Kadhafi, Saadi Kadhafi et à plusieurs ex-dignitaires libyens liés à l’ancien régime dont le Général Ali Kana et le Colonel Abdallah Mansur. « Avant, les politiciens recevaient beaucoup d’argent, mais maintenant ? Le robinet est fermé. C’est dur de dire non à d’anciens amis, mais il faut couper les ponts » assure le chauffeur.
Un voisin incontournable et encombrant
Aujourd’hui affaibli par de nombreuses rivalités au sommet de l’Etat et en proie à une montée importante de l’insécurité sur son territoire — tout particulièrement au niveau de la frontière nord avec la Libye — le pouvoir nigérien semble pourtant de plus en plus résolu à en finir avec ses vieillles affinités kadhafistes. Une rupture qui porte avec elle son lot de questionnements.
Il est vrai que pour le Niger, la Libye a toujours été un voisin à la fois incontournable et encombrant. Le régime de Kadhafi a d’abord été une source d’enrichissement pour les dirigeants nigériens qui se sont succédés à la tête de l’Etat tout comme pour leurs opposants. Le dernier président en date ne fait pas exception. En jouant volontiers de ses réseaux dans les milieux minoritaires arabes nigériens, il a pu d’un seul geste s’attirer l’aide gracieuse du « Guide », celle de grandes fortunes du pays et de nombreuses voix du côté des franges arabes de la population lorsqu’il était dans l’opposition. « Au cours de ses campagnes éléctorales, M. Issoufou sillonnait le pays à bord d’avions libyens spécialement affrétés pour l’occasion » se souvient un journaliste nigérien. En retour de ces largesses, les autorités nigériennes ont jusqu’à présent refusé d’extrader Saadi et les généraux qui ont passé la frontière avec lui après la chute de l’ancien régime, malgré les demandes insistantes de Tripoli. A Niamey, Saadi vit dans une villa entourée en permanence d’une trentaine de gendarmes. Lui et les autres anciens partisans de Kadhafi recevraient régulièrement des visiteurs venus de Libye dans la fraîcheur de leurs résidences surveillées ou à l’extérieur. Les ex-dignitiares libyens bénéficieraient en effet, contrairement à Saadi, le droit de se déplacer das la capitale. Les autorités nigériennes se sont ainsi régulièrement attiré les foudres de Tripoli qui accuse le pays d’être devenu une véritable base arrière de la résistance kadhafiste. Quoi qu’il en soit, visites ou pas, même à quelques milliers de kilomètres de distance, les moyens de s’organiser ne manquent pas. « Ils ont accès au téléphone, à internet et donc à skype… Ils peuvent faire ce qu’ils veulent » affirme-t-on de source policière nigérienne.
Tout en faisant bénéficier le pouvoir de ses milliards, l’ancien dictateur a également su s’assurer le soutien des communautés touaregues du nord du pays en intégrant, dans les années 1970 et 1980, de jeunes recrues à sa garde rapprochée. Bon nombre d’entre eux ont également été envoyés sur des théâtres d’opération à l’étranger : au Tchad, au Liban ou en Ouganda. Une politique qui a fait du dictateur libyen un personnage indispensable à la bonne gestion des affaires intérieures nigériennes. Kadhafi s’est particulièrement imposé comme un médiateur de premier plan lors de la rébellion de 2007-2009 opposant le pouvoir aux touaregs, lorsqu’il a usé de son argent et de son influence pour négocier la fin des hostilités et financer le désarmement des rebelles. « La force de Kadhafi au Niger a été de toujours veiller à équilibrer le pouvoir des différentes forces opposées. En faisant cela, il a scellé de nombreuses amitiés dans tous les camps de la société » résume le journaliste nigérien.
C’est d’ailleurs avec l’aide d’anciennes figures de proue des rebellions touarègues nigériennes que Saadi Kadhafi et les généraux fidèles à l’ancien régime ont traversé les vastes étendues désertiques pour arriver jusqu’à Niamey. Selon une source d’Agadez, le fils du « Guide » aurait été exfiltré par la famille de Mano Dayak, grand leader aujourd’hui décédé de la rébellion touarègue des années 1990, et notamment par son neveu, Adoua. Quant aux généraux, c’est Aghaly Ag Alambo, l’ancien chef du Mouvement des Nigériens pour la Justice (MNJ), un groupe de rebelles nigérien composé majoritairement de touaregs et impliqué dans différentes affaires de trafics dans la région nord de l’Aïr, qui les aurait guidés depuis la Libye en grande pompe. « Quand les kadhafistes sont arrivés, on a vu les camions défiler les uns derrière les autres. Ils transportaient une grande partie la fortune de Kadhafi, y compris sous forme de lingots d’or ! » raconte la même source. Alambo est aujourd’hui soupçonné par les autorités de Niamey de se consacrer essentiellement à des activités de convoyage au service des traficants en tout genre qui sillonnent le nord du Niger.
Les kadhafistes, une épine dans le pied des diplomates nigériens
Dans l’ère post-Kadhafi, l’équilibre des forces dont le « Guide » a longtemps été le garant et qui a contribué à maintenir une certaine stabilité tant dans le pays que dans la sous-région s’est en grande partie rompu. La destabilisation de la zone frontalière entre le Niger et la Libye qui en résulte pousse désormais le pouvoir de Niamey à repenser ses relations avec les anciens kadhafistes présents sur son territoire.
De bien mauvais présages s’étaient pourtant fait sentir au début de la révolution libyenne. Dès les premiers signes avant-coureurs d’une intervention occidentale, M. Issoufou avait d’ailleurs pointé du doigt les risques de délitement de l’Etat voisin et s’était publiquement opposé à toute frappe militaire sur le sol libyen. « Nous craignons que l’État libyen ne se dissolve, comme cela s’est passé en Somalie, et que des extrémistes religieux accèdent au pouvoir » déclarait-il en 2011 dans un entretien à Jeune Afrique. Aujourd’hui, les violents affrontements entre milices opposées pour le contrôle des territoires du pays, l’absence quasi totale d’Etat et les déplacements d’éléments jihadistes fuyant le Mali vers le sud-libyen semblent valider en grande partie les craintes de M. Issoufou.
Mais si les pronostics étaient bons, les actions entreprises pour contrer les retombées de ce conflit sur le sol nigérien et protéger le territoire se sont montrées peu efficaces. L’opération Malibéro lancée après la chute de Kadhafi par l’armée nigérienne a permis de déployer 1200 soldats vers Arlit, dans la région d‘Agadez, au nord du pays, afin de surveiller la circulation des armes et des personnes. 500 hommes ont par ailleurs été envoyés pour sécuriser les sites miniers de la zone. Des effectifs insuffisants pour un espace qui occupe une surface de plus de 630 000 m2, et qui n’ont pas empêché la prolifération des trafics de drogue, armes et êtres humains tout le long de la frontière nord nigérienne. « Cette zone est aujourd’hui un véritable no man’s land. Les trafics auxquels participent de nombreux jeunes résidents locaux en tant que convoyeurs ou intermédiaires passent par le Niger depuis le Mali, jusqu’en Libye. Une grande partie de l’argent brassé sert à financer les groupes jihadistes présents dans la région y compris au Niger » assure une source au ministère de l’intérieur nigérien. Souvent présentée comme une réussite par rapport au Mali, l’efficacité de l’opération de désarmement des combattants revenus de Libye par les forces de police et les militaires nigériens est tout aussi incertaine. Le pouvoir nigérien n’est pas en mesure de donner des estimations chiffrées concernant les armes récoltées. Par ailleurs, des sources proches des milieux rebelles touaregs affirment que pour la plupart d’entre eux, les combattants touaregs nigériens exilés de Libye sont rentrés au Niger armés après la chute de Kadhafi, en évitant soigneusement les check-points militaires situés le long de la frontière grâce à leur connaissance du terrain.
Dans ce contexte, face à la montée des menaces venant du sud-libyen devenu « un incubateur de terroristes » selon le ministre de l’intérieur nigérien Massoudou Hassoumi, la présence jusqu’à maintenant tolérée de kadhafistes au Niger est devenu plus que jamais une épine dans le pied des diplomates du pays.
Le refus d’extrader les kadhafistes alimente avant tout les tensions entre le Niger et la Libye. En mai 2013, lorsque les autorités de Niamey avaient déclaré que le double attentat d’Agadez et d’Arlit avait été préparé depuis le sud libyen, Tripoli avait alors protesté contre ces accusations, reprochant en retour au Niger d’abriter des partisans de l’ancien dictateur libyen. La méfiance entre les deux pays s’illustre également par un manque de volonté de coopération en matière de sécurité. Au cours de l’année 2012, alors que le nouveau gouvernement libyen a signé plusieurs accords sur la surveillance des frontières avec ses voisins tchadien, soudanais, tunisien et algérien, aucun n’a été signé avec le Niger. Aujourd’hui, sous la pression d’un retour en force des kadhafistes dans de nombreuses localités du sud de la Libye, le Niger revoit sa position. La décision des autorités nigériennes fin janvier de renvoyer hors des frontières nationales 16 libyens suspectés de participer à distance à des activités de destabilisation en Libye marque ainsi la volonté de Niamey de détendre les relations avec Tripoli. Il s’agit par ailleurs d’envoyer un message de fermeté à tous les partisans du « Guide » présents au Niger soupçonnés par Tripoli d’être à la manoeuvre, dans le Sud-Ouest libyen à Sebha, où des affrontements font rage depuis des semaines.
Pourtant, la demande adressée par M. Hassoumi à la France et aux Etats-Unis pour le lancement d’une opération militaire dans le sud libyen pourrait mettre ces efforts de rapprochement à mal. Le 5 février, le ministre de l’intérieur avait en effet sommé Paris et Washington d’assurer « le service après-vente de l’intervention contre Kadhafi » notamment à travers l’envoi de forces armées sur place. Au ministère de l’intérieur, une source confie : « Ca s’appelle jeter un pavé dans la mare ! Demander à ce que des puissances occidentales s’immiscent à nouveau dans les affaires d’un pays tiers qui s’y oppose c’est maladroit et dangereux ». Le ministre des affaires étrangères Mohamed Bazoum a d’ailleurs rapidement tenté de nuancer les propos de M. Hassoumi. Une attitude que beaucoup expliquent également par des raisons tribales. La famille de M. Bazoum est en effet elle-même originaire du sud de la Libye et l’homme connaît par coeur les rouages tribaux qui sont à la racine du pouvoir libyen. Il fait partie de la tribu arabe des Ouled Slimane qui se livre à de sanglants affrontements avec les tribus de nomades noirs Touboues dans cette zone. « Or, toute frappe, même aérienne, sur cet espace, risque non seulement d’affaiblir les siens mais aussi de déplacer le conflit entre Toubous et Ouled Slimane au Niger, où ces communautés existent aussi. Bazoum ne souhaite pas cela. » confie la même source. Par ailleurs, les Ouled Slimane sont les ennemis jurés de la tribu des Ghadadfa à laquelle appartiennent les partisans de Kadhafi. Or, la liste des noms des 16 libyens à expulser aurait été livrée directement au ministère nigérien de l’intérieur par de chefs Ouled Slimane originaires de la zone Sebha au sud libyen. A Niamey, on murmure que le ministre des affaires étrangères aurait fait jouer ses réseaux familiaux.
Quoi qu’il en soit, sur le plan international, cette décision d’expulsion permet surtout au pouvoir nigérien qui s’est bâti une réputation d’allié des occidentaux contre le terrorisme, de donner des gages supplémentaires à ses partenaires. Jusqu’à maintenant en effet, la présence consentie sur leur sol d’éléments susceptibles de monter des opérations de déstabilisation en Libye a mis les autorités de Niamey dans une position inconfortable vis-à-vis des français et des américains. Après avoir envoyé des soldats au Mali et accepté l’ouverture prochaine d’une base aérienne française dans la capitale nigérienne au risque de passer pour « l’homme des français », M. Issoufou donne à voir, à travers ces arrestations, qu’il est prêt à assouplir sa position vis-à-vis du Congrès Général National (CGN), la plus haute autorité politique du pays. Ce dernier étant encore aujourd’hui considéré comme « l’allié » de Paris, depuis l’intervention lancée contre les forces du « Guide » en 2011 sous l’ère Sarkozy.