Le dimanche 26 mars 2017 à Washington, le président rwandais Paul Kagamé a monté les marches de la très controversée conférence de l’AIPAC – The American Israel Public Affairs Committee est le lobby sioniste le plus puissant au monde-. Considéré par les organisateurs de l’événement comme un « invité de marque qui saura porter les intérêts du sionisme », chaque bribe de son discours était accompagnée par un tonnerre d’applaudissements. Une véritable consécration pour un homme politique qui n’a jamais caché sa fidélité pour les États-Unis et son soutien à Israël.
Faisant face à des invités triés au volet, Kagamé a chanté les louanges de l’Etat hébreu et porté sur ses épaules la justification de la colonisation des territoires occupés, défendant un régime d’apartheid, sans concession aucune. Mais l’invitation du rwandais à l’AIPAC recèle des enjeux bien plus importants. De véritables intérêts géopolitiques, sécuritaires et économiques placent désormais le continent africain dans le mirador israélien, et expriment le désir grandissant des élites sionistes de nouer des relations privilégiées avec l’Afrique.
Kagamé à l’AIPAC ou la mort des idéaux africains
Malgré la tentation d’une analyse « froide », la réalité est que d’un point de vue symbolique, l’appui ouvert de Kagamé à Israël, présenté par l’AIPAC comme le dignitaire africain, est lourd de sens. Impossible donc de rester indifférent face un tel choix politique, tant une partie des idéaux qui ont marqué l’histoire du continent sont battus en brèche.
Au nom de qui Kagamé ose-t-il défendre l’étendard d’un État qui fût l’allié le plus sûr du régime d’Apartheid en Afrique du Sud ? Quid alors sur les luttes pour les indépendances, les libérations nationales et le droit des peuples à l’autodétermination. Comment oublier les brulures aux fers du colonialisme et de l’esclavage, tous deux inscrits comme éléments constitutifs de l’identité africaine, en soutenant un régime épinglé par plusieurs rapports internationaux comme ségrégationniste ? Et finalement, comment fermer les yeux sur le racisme d’une grande partie de la classe politique israélienne envers les Africains dont Netanyahou en est le digne représentant ? Les récentes déclarations du ministre de la Culture et du sport israélien, Miri Regev, en sont une des meilleures démonstrations.
Dans une diatribe passée sous silence, Regev avait comparé et assimilé les réfugiés noirs à « un cancer qui gangrène l’État hébreu de l’intérieur ». Quelques jours après, elle a souhaité demander pardon et rattraper son erreur : « Je présente mes excuses aux survivants du cancer pour les avoir assimilés à des noirs ». Rien de moins!
Offensive diplomatique en Afrique
Au-delà de la participation saugrenue de Kagamé à la conférence de l’AIPAC, l’État israélien voit beaucoup plus loin. L’Afrique est désormais au cœur d’une stratégie géopolitique de haute importance. Comme jamais auparavant, Israël espère regagner une place de choix au sein de la diplomatie des États du continent afin de légitimer sa posture internationale et rassembler le soutien de pays autrefois hostiles à son « agir politique ». Aujourd’hui, cette diplomatie de la « conquête africaine » se décline sur plusieurs formes : tractations et cooptations politiques par des réseaux d’influence, mise en place de projets de rapprochement culturel, activation de programmes économiques de hauts niveaux, accélération de l’aide au développement… etc.
Dès lors, chaque rencontre internationale où des officiels africains sont présents est une occasion idéale pour faire avancer les pions sur l’échiquier du continent. Chefs d’État et ministres, lobbyistes et membre de l’opposition, tous sont interpellés pour accroitre une coopération en croissance permanente. En marge de la dernière Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2016, le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a regroupé à New York une dizaine de chefs d’État africains afin d’accélérer le rapprochement l’Afrique et Israël. Cette rencontre a été un véritable succès pour les autorités israéliennes puisqu’elle a posé les jalons du futur sommet Afrique-Israël en octobre 2017. Une première du genre. Interrogé à la sortie de la réunion, Netanyahou avait déclaré : « L’Afrique est un continent qui monte. Après de nombreuses décennies, je peux dire qu’Israël revient en Afrique et que l’Afrique revient en Israël ».
Des réseaux alliés au sionisme et des programmes spécifiquement africains
Grâce à ses relais en Afrique de l’Est — notamment celui de Kagamé au Rwanda —, mais également ses contacts dans le Makhzen marocain, Israël entend à la fois renforcer ses leviers géopolitiques dans la corne africaine et pénétrer les réseaux de l’ouest du continent, bien connus par les proches du roi Mohammed VI.
D’ailleurs, les derniers mois ont été marqués par des avancées diplomatiques considérables. En juillet 2016, Netanyahou avait entrepris son premier voyage en Afrique qui l’a menée en Ouganda puis au Kenya, suivie par l’Éthiopie et le Rwanda. Sa visite succède au très lointain voyage d’Yitzhak Shamir en 1987, soit 30 ans auparavant. Une tournée historique qui a consolidé des liens économiques et politiques forts avec les pays de l’Afrique de l’Est.
Accompagné d’une délégation de 80 hommes d’affaires, le déplacement a été marqué par le lancement de plusieurs projets de développement économique, particulièrement dans le domaine agricole et technologique. Israël s’est présenté comme un partenaire de premier ordre qui possède le savoir-faire nécessaire au continent comme l’irrigation des champs ou les télécommunications. Grâce à des compagnies telle que la compagnie AFI GROUP Africa Israël Investment, les investissements israéliens dans la construction d’infrastructures touristiques et dans les médias connaissent une croissance à deux chiffres. La chaine i24NEWS, diffusée depuis Tel-Aviv, a récemment conclu un partenariat média avec les organisateurs du sommet Afrique-Israël et en sera le diffuseur officiel. La chaine internationale va couvrir les préparatifs du Sommet et entend s’implanter durablement en Afrique où elle diffuse déjà ses programmes.
Un autre levier au cœur de la stratégie diplomatique du gouvernement Netanyahou est la Mashav : l’agence israélienne pour la coopération internationale et le développement. Depuis quelques années, l’organisme a mis en place un ensemble de programmes de coopération internationale exclusivement orientés vers l’Afrique, afin d’apporter des solutions concrètes aux défis du continent, notamment dans la sécurité alimentaire et les changements climatiques. Microfinance d’entreprises, jeunesse et innovation, technologie et d’internet, la Mashav surfe sur tous les programmes « tendances » du développement international. Aujourd’hui, l’institution intervient dans une quinzaine de pays.
Tout ce travail de fond, basé sur une coopération triangulaire entre les secteurs public et privé israélien et les gouvernements africains vise à construire un réseau de partenaires fiables, qui sauront, lors des prises de décision dans le système international, apporter un soutien symbolique ou réel à Israël. Aujourd’hui, l’Éthiopie et le Sénégal sont les seuls pays africains qui siègent comme membres non permanents du Conseil de sécurité. Pour le gouvernement israélien, ces deux membres sont des votes à petit prix qui pourraient rehausser l’image du régime au sein des Nations Unies, car même si le veto américain permet de couvrir les abus d’un État épinglé depuis des décennies, l’impunité israélienne pose de véritables défis en termes d’images, surtout dans un monde où l’information circule de plus en plus vite.
À long terme, Israël souhaite décrocher le sésame continental : obtenir le statut de membre observateur au sein de l’Union africaine (UA). Pendant des années, Israël était membre observateur de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), puis avait été écarté en 2002 lors de la dissolution de celle-ci au profit de l’Union africaine. Dès lors, elle n’a jamais été réintégrée dans la nouvelle institution.
Forte aujourd’hui de ses échanges économiques avec plusieurs pays du continent, Israël entend s’affirmer davantage dans le domaine de la sécurité et l’agriculture en Afrique de l’ouest. Grâce à des réseaux bien implémentés, notamment au Maroc et au Togo, le gouvernement de Netanyahou souhaite accentuer sa coopération avec les membres de la communauté économique de l’Afrique de l’Ouest. Ainsi, le premier sommet Afrique-Israël va se tenir en octobre 2017 à Lomé, capitale du Togo. Si la rencontre et la date sont déjà fixées, les pays présents restent une énigme.
L’homme de main de Netanyahou est incontestablement le ministre des Affaires étrangères du Togo Robert Dussey. Sioniste forcené, il considère que le sommet permettra de « tracer les frontières de la renaissance des relations du continent avec l’État hébreu ». Dussey est allé jusqu’à considérer la rencontre comme « un formidable accélérateur de développement pour l’Afrique de l’Ouest ». Le ministre togolais a été également l’un des fondateurs avec Netanyahou du Africa-Israel Connect, un projet de coopération en innovation technologique qui joue un rôle central dans l’esquisse dans la préparation du sommet.
Avec des alliés solides à l’est et des négociations en cours à l’ouest du continent, la stratégie africaine de l’État sioniste est en marche et s’implémente durablement dans le paysage africain. Ceci pourrait mener à plus de clivages entre les États membres de l’Union africaine (UA), déjà mise à mal par un manque de solidarité flagrant et des divergences politiques importantes. Par conséquent, l’UA va ajouter un dossier supplémentaire dans l’imbroglio qui la guette, sachant que l’Algérie, l’Afrique du Sud et l’Égypte, trois puissances régionales opposées à la politique ségrégationniste de l’État d’Israël, ne voient pas d’un bon œil ce rapprochement. Un travail de longue haleine les attend donc pour contrer l’offensive israélienne. Mais cette tâche incombe, surtout, à tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans les mots de Paul Kagamé à l’AIPAC. Elle interpelle les africains qui ne souhaitent pas sacrifier les valeurs universelles de justice et de liberté sur l’autel des intérêts économiques et diplomatiques car « nous ne sommes rien sur terre si nous ne sommes d’abord esclaves d’une cause : celle des peuples, celle de la justice et celle de la liberté »[1].
[1] Citation d’une lettre de Frantz Fanon, envoyée un mois avant sa mort à l’un de ses amis, Roger Taib.