Les délégations officielles américaines qui se succèdent en Tunisie, le 14 aoüt puis le 4 septembre, témoignent de la grande inquiétude de Joe Biden et de ses conseillers sur le coup de force du nouveau président Kaïs Saïed. Ce qui provoque une très vive polémique à Tunis, où certains voient dans ces avertissements américains la trace d’un fort lobbying des islamistes tunisiens à Washington.
Un article de Gilles DOHES
La Tunisie n’est hélas pas une ile isolée du monde extérieur. Beaucoup de bonnes et mauvaises fées se penchent sur son berceau depuis la fin de la dictature du président Ben Alien janvier 2011.
Si le coup de force de Kaïs Saïed le 25 juillet a été encouragé par les Émiratis, par les Séoudiens, par les Égyptiens et, en sous main par les Français, l’inquiétude est perceptible au sein de la nouvelle administration pilotée par Joe Biden où l’on reste attaché aux acquis du printemps arabe. Il faut se souvenir du rôle joué par l’ex président Obama, dont Biden est l’héritier, dans l’élimination des dictatures en Tunisie et en Égypte et dans le sursaut démocratique qui marqué le monde arabe en 201-2012. Sur fond d’une recomposition politique qui aurait vu le succès d’un alliage entre les valeurs islamistes et les valeurs démocratique occidentales.
Un message de Biden à Saïed
Le 14 août, une délégation de haut niveau emmenée par Jonathan Finer, adjoint du conseiller à la sécurité nationale de la Maison-Blanche, excusez du peu, jouait les Poney Express jusqu’à Carthage afin de remettre en mains propres au Président Saïed un message écrit du Président Biden. La Présidence tunisienne, comme à l’accoutumée, publiait un communiqué insipide pouvant se résumer à « aucun problème ».p
Mais du côté du compte-rendu publié par la Maison-Blanche, la teneur était davantage à l’inquiétude et à l’agacement. Biden aurait en effet demandé « un retour rapide sur le chemin de la démocratie parlementaire tunisienne » ; exprimé « le besoin urgent de nommer un premier ministre désigné qui formerait un gouvernement capable de faire face aux crises économiques et sanitaires immédiates auxquelles la Tunisie est confrontée » ; et, pour couronner le tout, insisté pour « donner à un nouveau gouvernement les moyens de stabiliser l’économie [qui] créera également un espace pour un dialogue inclusif sur les propositions de réformes constitutionnelles et électorales ». Ce qui a provoqué la réaction immédiate de plusieurs formations politiques tunisiennes contre « l’ingérence étrangère qui prend prétexte de protéger la démocratie » …
Puis, le 26 août, Donald Blome recevait en son ambassade US des « représentants » de la société civile afin de faire le point sur la situation des droits humains en Tunisie. La liste des participants n’a pas été communiquée, mais sur les quelques photos diffusées pour l’occasion, l’on reconnaît aisément, entre autres, l’historien et philosophe Youssef Seddik… mais qu’allait-il donc faire dans cette galère ?
Les « idéaux de la démocratie » oubliés
Ensuite le 31 août, c’était au tour de quatre membres de la Chambre des Représentants faisant partie de la commission dévolue aux affaires étrangères pour la région MENA… et la lutte contre le terrorisme, de se fendre d’un inquiet communiqué commentant l’extension sine die des mesures décidées le 25 juillet par le Président Saïed en ces termes : « Ces développements menacent le processus de transition démocratique et de réforme constitutionnelle de la Tunisie. Nous continuons de croire que la constitution tunisienne et les idéaux de démocratie et de droits de l’homme doivent guider toute réponse aux défis politiques et économiques auxquels la Tunisie, partenaire important des États-Unis, est confrontée ».
Cerise sur le gâteau, le 4 septembre, c’était au tour d’une délégation américaine emmenée par les sénateurs Chris Murphy et Jon Ossoff de se rendre à Carthage afin d’y rencontrer Kaïs Saïed qui, pour l’occasion, a remis les pendules à l’heure à sa façon. « Un coup d’État se fait en dehors du cadre constitutionnel alors que j’ai appliqué un texte de la constitution afin de préserver la Tunisie d’un danger imminent. Ils ont considéré l’État comme un butin, qu’on peut se jouer des institutions et affamer le peuple. Les morts se comptaient par centaines chaque jour. Les citoyens ne disposaient pas d’oxygène et d’un minimum d’équipements médicaux pour les sauver d’une mort certaine (…). L’État commençait à s’effondrer parce qu’ils ont entrepris de le diviser et se sont accaparé tous les rouages. J’ai dû me saisir de la constitution qui me permet de prendre des mesures exceptionnelles, dans le respect du texte et de ses dispositions, mais aussi de l’éthique ». Pas sûr que les Américains aient clairement saisi qui étaient ces « ils », responsables selon Saïed de la mélasse dans laquelle la Tunisie s’enfonce depuis 2011
Le diable dans le détail.
De son côté et à l’issue de la rencontre, le sénateur Murphy twittait « J’ai appelé à un retour rapide sur la voie démocratique et à une fin rapide de l’état d’urgence ». Ses conseillers n’ayant visiblement pas pris le soin de lui expliquer la nuance entre état d’urgence, où la Tunisie se trouve depuis novembre 2015, date de l’attentat contre un bus de la garde présidentielle et état d’exception, où la Tunisie se trouve seulement depuis le 25 juillet. C’est pourtant à ces détails que les élites tunisiennes jugent parfois l’expertise de leurs « amis » étrangers bien faibles.
Murphy ajoute « J’ai précisé que le seul intérêt des États-Unis est de protéger et de faire progresser une démocratie et une économie saines pour les Tunisiens. Nous ne favorisons aucun parti par rapport à un autre et nous n’avons aucun intérêt à pousser un programme de réforme plutôt qu’un autre. C’est aux Tunisiens qu’il appartient de trancher ces questions.
Je lui ai assuré que les États-Unis continueraient à soutenir une démocratie tunisienne qui réponde aux besoins du peuple tunisien et protège les libertés civiles et les droits de l’homme ».
En clair, les USA soutiennent la Tunisie dans la mesure où la situation post 25 juillet ne traîne pas en longueur et qu’il n’y a pas trop d’abus en matière de droits humains. Avec Kaïs Saïed à la manœuvre, ce n’est pas gagné.
Pas touche à la souveraineté nationale
Ces avertissements venus d’Outre Atlantique n’ont pas nécessairement affaibli le président Kaîs Saïed sur le plan interne.En Tunisie, l’anti américanisme, pour avancer masqué, est bien réel. L’opinion publique tunisienne, traversée par des courants nationalistes arabes et pro palestiniens, est beaucoup moins favorable à l’Occident qu’on ne le dit souvent.
Ainsi la visite de la délégation américaine a suscité nombre d’aigreurs. Le PDL d’Abir Moussi (droite), le mouvement Echaab (gauche, le parti de Mohamed Brahmi, assassiné en 2013) le microscopique Parti des travailleurs de Hamma Hamami et surtout la centrale syndicale UGTT, tous ont décliné l’invitation gentiment envoyée par l’ambassade US pour participer à une rencontre avec la même délégation. L’UGTT précisant « Nous avons une adresse pour tous ceux qui veulent nous rencontrer (…) nous ne nous rendons pas dans les ambassades ». L’on ne plaisante pas avec la souveraineté nationale et l’ingérence étrangère. Sauf que lorsqu’il s’agira de reprendre les négociations avec le FMI afin d’espérer boucler le budget de l’État 2021, la faute à des caisses vides et une loi de finances indigente votée par les incompétents de l’Assemblée, la Tunisie pourra-t-elle se permettre le luxe de fanfaronner davantage ?
La Tunisie, base arrière de l’armée américaine en Libye