Ancien journaliste au « Monde » en charge de l’Afrique et du Maghreb, Jean-Pierre Tuquoi raconte dans son livre « Oubangui-Chari, le pays qui n’existait pas », à quel point la Centrafrique, appelée aussi l’Oubangui Chari, est une invention française. Ce pays fantôme a été créé de toutes pièces par une poignée de missionnaires sans états d’âme, d’aventuriers extravagants et de militaires jeunes et exaltés. De ce vaste et lointain territoire ont hérité, pendant la période coloniale, des sociétés concessionnaires qui se sont payées sur la bète. Lorsqu’au début des années 1960, l’indépendance fut octroyée à « la Cendrillon de l’Empire » , le pays avait tout pour se déliter. Ce qu’il a fait, dans l’indifférence au fond de l’ancienne puissance coloniale qui n’a pas réussi à redonner la moindre vigueur à ce non pays. Un entretien avec Marie Hirtzberger.
Mondafrique. Pourquoi avoir préféré utilisé pour votre titre l’ancien nom de la Centrafrique, l’Oubangui-Chari? Est-ce vraiment un pays à l’agonie, comme vous le suggérez ?
Jean-Pierre Tuquoi. J’ai préféré conserver le nom d’Oubangui-Chari, le nom du Centrafrique lorsqu’il était colonisé, pour donner au titre une dimension mystérieuse, onirique, un peu romanesque. J’aurais pu tout aussi bien l’intituler « Le pays fantôme ». C’est ce qu’il est. L’Etat est en lambeaux. L’administration, un souvenir. La société civile, inexistante. Peut-être que l’histoire aurait été différente si le pays avait conquis son indépendance les armes à la main. Un lien fort cimenterait la nation. Mais l’indépendance lui a été octroyée par la France, qui voulait partir le plus vite possible.
Mondafrique : Pourquoi qualifier ce pays de « figure maudite de l’historiographie coloniale » ?
J-P. T. : Les malheurs de cette colonie viennent [ndlr : de la crise] de Fachoda, qui a opposé les impérialismes anglais et français à la fin du 19ème siècle. Si les Français avaient réussi à contrôler une zone reliant la côte ouest africaine à la côte est, le Sénégal à Djibouti, l’Oubangui-Chari aurait été une étape à mi-chemin, donc un point stratégique. Mais comme la France a échoué dans son entreprise, l’Oubangui-Chari a perdu tout intérêt stratégique. La colonie est devenue une impasse. La France s’est désintéressée et elle a été livrée à des intérêts privés.
Mondafrique : Vous évoquez le statut de « notable évolué » ou tout simplement d’ « Evolué » dans votre livre : très peu de Noirs d’Oubangui l’obtiennent entre 1941 et 1961. Comment analysez-vous ce phénomène ?
J-P. T. : Les « évolués » c’était l’embryon de classe moyenne sur laquelle le colonisateur voulait s’appuyer. C’était une avancée à l’époque. La France n’a rien inventé. Les Belges ont fait pareil au Congo. Etre « évolué » ça se méritait. Il fallait réunir tout un tas de conditions bien précises. Seuls quelques centaines d’individus ont bénéficié du statut en Oubangui-Chari, une colonie très peu peuplée. Avec le recul, on voit les choses différemment.
Mondafrique : Pourquoi la France intervient-t-elle toujours en Centrafrique ? Quel est le rôle des autres pays frontaliers dans la configuration politique et leurs intérêts sont-ils les mêmes ?
J-P. T. : La dernière intervention a eu lieu pour conjurer le fantôme du génocide au Rwanda. La France redoutait je pense d’être mise en accusation dans son ancienne colonie en cas de génocide. Les intérêts économiques ont peu pesé. Ils sont dérisoires. En Centrafrique y a de l’or, du diamant, du bois, sans doute un peu de pétrole. Mais ça n’est pas l’Arabie saoudite ni l’Afrique du sud.
François Hollande, au moment d’envoyer les troupes françaises, avait insisté sur le caractère très bref de l’opération. Elle ne devait pas durer plus de deux ou trois mois. Il s’est lourdement trompé. Je pense que les militaires français l’avaient convaincu qu’ils allaient rapidement régler le problème, qu’ils connaissaient bien le terrain, qu’ils allaient rétablir l’ordre sans tarder. En fait, ils ont eu tout faux.
Aujourd’hui, les militaires français ont plié bagage. Ne restent que quelques centaines d’hommes. Peut-être seront-ils renforcés si la situation continue à se détériorer. Ceux qui sont censés faire le travail désormais ce sont les Casques bleus. Il y en a plus d’une dizaine de milliers sur place. Mais ils n’ont pas la capacité de rétablir l’ordre.
Vous m’avez parlé des pays frontaliers. Ils sont tous fragiles et secoués par des crises. Disons qu’ils sont autant une des sources du problème centrafricain que de sa solution.
Mondafrique : La France entretient un rapport intime avec son histoire coloniale (en particulier en République Centrafricaine). Y a-t-il une spécificité de l’armée française de ce point de vue ?
J-P. T. : L’armée avait des bases importantes pendant la Guerre froide. Le Centrafrique c’était un porte-avion au cœur du continent noir. L’intérêt de la France pour son ancienne colonie était d’ordre militaire et stratégique. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout la même chose. La guerre froide est terminée. Et le colonel Kadhafi, qui voulait étendre son influence sur le continent noir, est mort. Le Centrafrique n’a plus d’intérêt aux yeux des militaires. Emmanuel Macron est allé au Mali. Pas au Centrafrique.
Mondafrique : Qu’est ce qui a changé depuis que les forces françaises ont quitté le terrain en 2016 ?
J-P. T. : « Les Centrafricains ont une conscience de colonisés » affirmait Jean-Paul Ngoupandé, un ancien Premier ministre très brillant. Il voyait juste. Les hommes politiques centrafricains – et les Centrafricains – attendent tout de la France. Dès qu’ils sont confrontés à un problème ils se tournent vers l’ancienne puissance coloniale. Ngoupandé avait une expression pour désigner cet état d’esprit. Il parlait du « syndrome Barracuda », du nom de l’opération militaire française montée pour se débarrasser de l’empereur Bokassa.
Mondafrique : Le dernier chapitre de votre livre s’intitule L’agonie : quelle est la part de responsabilité de la colonisation dans cette agonie ? Quels sont les autres responsables ?
J-P. T. : La France n’a pas accompagné le pays devenu indépendant, comme elle aurait dû. Ancien prêtre, le premier président, Barthélémy Boganda était un visionnaire. Il était convaincu que les Etats de l’ancienne Afrique équatoriale française – le Gabon, le Congo, le Tchad et le Centrafrique – devaient se regrouper, s’unir pour être viables. Il rêvait des Etats-Unis d’Afrique latine, sur le modèle de l’Amérique latine, en élargissant le cercle à l’Angola, au Rwanda, à l’ex Congo belge… C’était très bien vu mais ça venait trop tard. Il aurait fallu préparer le rapprochement avant les indépendances.
Mais la faillite d’un pays comme le Centrafrique n’est pas que de la responsabilité de la France, l’ancienne puissance coloniale. Les élites locales sont tout aussi coupables. Il n’y a pas de classe politique digne de ce nom pas de société civile, pas de presse… La seule véritable force du pays, c’est l’Eglise. La visite du Pape dans la capitale a permis de rompre un temps le cercle de violence.
J’ai écrit le chapitre intitulé L’agonie il y a six mois. Depuis, la situation n’a cessé de se dégrader. Je me demande parfois si un individu à poigne qui s’emparerait du pouvoir ne serait pas un soulagement pour tout le monde…
Mondafrique : Est ce la France ou son armée qui entretient un rapport intime avec son histoire coloniale (en particulier en République Centrafricaine) ?
J-P. T. : L’armée avait une base importante en Centrafrique avant la Guerre froide. C’était un porte-avion au cœur du continent noir. L’intervention française se justifiait alors car elle avait un intérêt stratégique majeur. Mais aujourd’hui, ce n’est plus du tout la même chose. Emmanuel Macron ne se rendra sans doute pas en Centrafrique. Aujourd’hui, la France interviendra seulement, si elle doit le faire, pour évacuer les Européens.
Mondafrique : Qu’est ce qui a changé depuis que les forces françaises ont quitté le terrain en 2016
J-P. T. : « Les Centrafricains ont une conscience de colonisés » affirmait Jean-Paul Ngoupandé, l’ancien Premier ministre du pays pendant la présidence d’Ange Félix Patassé. Les hommes politiques centrafricains attendent encore beaucoup de la France qui pourtant a largement retiré ses troupes.
Mondafrique : Le dernier chapitre de votre livre s’intitule L’agonie : quelle part de responsabilité de la colonisation dans cette agonie ? Quels sont les autres responsables ?
J-P. T. : La France a littéralement abandonné le pays à l’indépendance. C’est une faiblesse énorme. Le premier président, Boganda, avait raison. Il pensait qu’il fallait que les Etats africains se regroupent pour créer une sorte d’« Afrique latine » et cela devait être enclenché avant l’indépendance. Mais finalement, rien n’a été fait.
Toute la responsabilité n’est pas à incomber à la France, mais aussi aux élites locales. Il n’y a pas d’homme politique d’envergure en Centrafrique, pas d’administration. La seule véritable force du pays, c’est l’Eglise. La visite du Pape dans la capitale a permis de rompre le cercle de violence. L’Eglise locale a d’ailleurs relayé le même message de paix dans tout le pays. Le conflit n’a pas été instrumentalisé par les forces religieuses. Je me demande parfois si un individu à poigne qui s’emparerait du pouvoir ne serait pas un soulagement pour tout le monde…
Mondafrique. Votre livre ne plaide guère pour un avenir radieux….
J.P.T. Sans doute, mais il y a également des gens sympathiques, optimistes qui forcent l’admiration dans ce pays en lambeaux. Ainsi ce directeur d’école de la commune de Damara, Jean Blaise Armand Bayakou, que j’évoque à la fin de mon livre, m’a vraiment impressionné. Damara, c’est le dernier verrou avant la capitale, Bangui, sur la route qui vient du Tchad, où le vieil hôpital pour lépreux a été abandonné aux herbes. C’est par là qu’ont défilé toutes les rébellions: les hordes de Bemba, les troupes de Bozizé, les combattants de la Séléka ou les milites antibalaka. Et bien, cet instituteur très digne, chemise blanche et costume sobre, croit toujours en ce qu’il fait. Il incarne ce qui reste de l’Etat dans ce pays à genoux lorsqu’il note dans un grand cahier, d’une écriture désuète et splendide, la liste des écolières qui habitent parfois à dix kilomètres de l’école.
S’il y avait quelques milliers de types comme celui là à qui on donnerait les moyens d’agir, c’est sûr que ce pays marcherait mieux.
Oubangui-Chari, le pays qui n’existait pas (Jean-Pierre Tuquoi, éd. La Découverte, 21€)