Hissène Habré, le complice si encombrant de la France

Hissène Habré qui est mort en détention le 24 août, à Dakar, à l’âge de 79 ans après avoir succombé du Covid-19, avait été condamné en mai 2016 à Dakar pour crimes contre l’humanité.

Un article de David Poteaux

Loué par de nombreux Africains comme un combattant anti-impérialiste, y compris par ceux des Tchadiens qui ont eu à le combattre comme Goukouni Weddeye, Hissein Habré restera malgré tout dans l’Histoire comme l’un des despotes les plus cruels du continent, « un homme qui a massacré son propre peuple pour s’emparer du pouvoir et s’y maintenir, qui a incendié des villages entiers, condamné des femmes à servir d’esclaves sexuelles à ses soldats et fait construire des cachots secrets pour infliger à ses ennemis des tortures moyenâgeuses », a réagi Reed Brody, un activiste des droits de l’Homme qui n’a cessé de documenter ses crimes pendant plusieurs années.

Habré avait d’ailleurs été condamné en mai 2016 au Sénégal à la prison à perpétuité pour viols, exécutions, esclavage et enlèvement. Pour autant, lepouvoir français n’a pas hésihé à s’appuyer sur ce dictateur sanguinaire

12300 victimes de la torture

Entre 1982 et 1990, « le régime Habré fut responsable de milliers de cas d’assassinats politiques et de disparitions », indiquait Human Rights Watch (HRW) dans un rapport publié 2013, intitulé « La Plaine des morts ». L’ONG a trouvé les noms de 1 208 personnes tuées ou décédées en captivité, et de plus de 12 300 victimes de torture, de détention arbitraire ou d’autres violations des droits de l’homme. En 1992, une commission d’enquête sur les crimes du régime avait recensé les noms de 3 780 victimes, mortes en prison ou tuées pour leurs opinions, et avait estimé le nombre total de disparus à 40 000.

« Habré était l’architecte de son régime de terreur, se souvient un ancien de ses collaborateurs qui a requis l’anonymat. Il n’ignorait rien de ce qu’il se passait. Il savait très bien que des milliers d’hommes et de femmes étaient emprisonnés, torturés et tués dans les prisons du Tchad ». Mais il n’était pas le seul, loin de là. Son tombeur, Idriss Déby Itno, qui l’a servi pendant des années avant de faire défection et de lancer une rébellion contre lui, était au courant – et pour cause : il avait lui-même participé à la répression, dans le sud du pays en 1984.

Quant aux partenaires du Tchad, ils n’ignoraient rien de la situation : des médias et des ONG l’avaient documenté bien avant que le dictateur ne fuit son pays en 1990. La liste de ceux qui l’ont aidé à imposer son joug aux Tchadiens durant près de dix ans est longue : États-Unis, Israël, Irak, et nombre de dictatures africaines… Mais c’est la France qui figure en tête de cette liste. Certes, François Mitterrand ne portait pas Habré dans on coeur – bien au contraire. Mais sans le soutien de la France, ce dernier n’aurait jamais pu résister aux forces tchado-libyennes de Goukouni Weddeye et ne serait jamais resté au pouvoir pendant huit longues années.

Bob Denard dans l’ombre

Quand ils arrivent au pouvoir en mai 1981, les socialistes français considèrent Habré comme l’homme de Valery Giscard d’Estaing. Ordre est donc donné à l’armée et aux services de renseignement de prendre leurs distances avec lui. Mais au sein du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (Sdece), l’ancêtre de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), on ne voit pas ce dossier de la même manière.

En décembre 1980, Habré avait loué les services de Bob Denard, le célèbre mercenaire français, pour l’aider à reprendre le pouvoir. Or ce dernier n’aurait pas pu mené cette mission sans l’aval tacite des autorités françaises. Lorsque Khalil d’Abzac, un confident de Habré, avait rencontré Denard dans un restaurant parisien, il lui avait glissé : « Nous n’avons pas d’argent. Mais vous avez beaucoup d’amis haut placés. Ce sont aussi les nôtres ». Denard, sur les fonds de la Garde présidentielle comorienne, qu’il dirige alors (et qui est financée par le régime raciste de Pretoria), envoie trois de ses hommes sur place : Jean-Baptiste Pouye (« Lucky Ahmed », qui mourra au combat en avril 1982 et dont le corps sera brûlé dans le désert), Emery de la Chapelle (« Riot ») et Hugues de Tressac. Ils formeront les combattants de Habré au maniement de certaines armes et les initieront aux techniques des transmissions.

Le 11 juin 1982, quatre jours après la prise de N’Djamena par les Forces armées du Nord (FAN) de Habré, Denard débarque au Tchad. Il propose au nouveau maître du pays de former sa garde présidentielle. Puis il lui envoie de nouveaux éléments. Mais Habré, en bon patriote, se méfie des Français en général et de Denard en particulier. Il fait traîner en longueur, prétexte le manque d’argent, réclame toujours plus d’armes…

« Manta » en 1983: au secours d’Habré

En juin 1983, le mercenaire est doublé par les circuits officiels – ce qui le rend fou de rage. Ce revirement de la part des socialistes français s’explique par le contexte : Goukouni Weddeye a contre-attaqué, aidé par la Libye. De nombreux chefs d’État africains, mais aussi les États-Unis, demandent à la France de soutenir Habré dans sa guerre contre Mouammar Khadafi. Washington a fourni des armes à Habré (la France aussi, en petite quantité), mais refuse d’envoyer des hommes. Or il faut former les Tchadiens à l’utilisation des missiles américains (Redeye) et français (Milan). Les Américains exhortent donc la France à prendre ses responsabilités. Mitterrand rechigne. Puis il trouve un compromis : il n’y aura pas de soldats français sur place, mais des agents secrets… et des mercenaires. Les socialistes, ainsi convertis à la realpolitik, se tournent vers René Dulac (« Le Grand »), un mercenaire qui a combattu aux côtés de Denard. En juin 1983, Dulac, à la demande de la France, envoie une trentaine d’hommes au Tchad. C’est l’opération Oméga.

Sur place, ses mercenaires côtoient au camp Dubut des agents du Service Action de la DGSE, qui leur enseignent les fondamentaux du maniement des missiles Milan. La collaboration entre les « chiens de guerre » et les « moustaches » est bonne. Ces derniers partent au front. Mais l’opération fait long feu. Weddeye prend le contrôle de Faya-Largeau, la grande ville du nord du Tchad, et avance sur N’Djamena avec l’aide des Libyens.

La France ne peut plus se cacher : le 9 août 1983, Paris déclenche l’opération Manta en dépit des réserves de Mitterrand. En quelques semaines, 3.500 soldats français débarquent au Tchad. Objectif : sanctuariser le territoire tchadien autour du 15ème parallèle. Manta dure un an et trois mois, jusqu’en novembre 1984. Mais déjà à cette époque, les Français ne peuvent ignorer la féroce répression, connue sous le nom de Septembre noir, menée par les hommes de Habré (parmi lesquels Déby) dans le sud du pays.

15OO soldats français à N’Djanema

Un an et demi plus tard, une nouvelle intervention armée est décidée alors que les offensives libyennes se multiplient. Paris déclenche l’opération Epervier le 16 février 1986 et envoie 1.500 hommes à N’Djamena. Ils y resteront jusqu’à la fin du règne Habré et assisteront aux répressions contre les Hadjeraïs et les Zaghawas.

« Les Français ne pouvaient pas ignorer ces massacres, juge un Français qui était proche de Habré à l’époque. Ils étaient au courant de tout ce qu’il se passait dans le pays et disposaient de tous les renseignements nécessaires ». A l’époque, certains agents ou militaires français habitent des villas situées dans le cœur de N’Djamena, depuis lesquelles ils ont vue sur l’une des principales prisons du régime. Des agents de la DGSE passent même régulièrement dans les locaux de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), là-même où l’on pratique la torture à la chaîne sur les opposants, et où les corps disparaissent régulièrement. En outre, des ONG et des journalistes ont déjà documenté des exactions. « La répression du gouvernement de Habré n’était pas ignorée, rappelait l’ONG Human rights watch dans un rapport publié en 2016. Même si l’étendue de la brutalité du régime Habré n’a été rendue publique qu’après sa chute, de nombreuses exactions avaient déjà été bien documentées à l’époque par la presse internationale et des associations comme Amnesty international. Les autorités françaises, tout en ayant connaissance de l’existence d’exactions, n’ont pas, pour autant, freiné leur assistance au régime ».

Paris est donc au courant. Mais au nom de la realpolitik, Paris ne lâche pas Habré. La France poursuit ses livraisons d’armes et apporte un soutien financier décisif au régime. « Pendant une grande partie du régime Habré, au moins jusqu’à quelques mois avant la chute de ce dernier, la France a ainsi fourni au Tchad une assistance militaire massive, prodigué des formations à son armée et à ses services de renseignements, tout en renforçant sa collaboration avec ce pays dans le domaine de la sécurité, notait Human rights watch dans le rapport déjà cité. Ainsi, chaque département de l’état-major de l’Armée tchadienne avait son propre conseiller militaire français alors même qu’elle commettait de graves exactions. Les avions Transall de l’opération Epervier ont parfois été utilisés pour transporter des prisonniers du régime. La France a aussi livré une quantité impressionnante d’armes à l’Etat tchadien. » En juillet 1987, le dictateur est même accueilli avec tous les honneurs à Paris. « Mitterrand ne le supportait pas et Chirac guère plus. Le déjeuner en son honneur est glacial », témoignera plus tard Jacques Foccart, alors conseiller du Premier ministre Jacques Chirac. Il n’empêche…

Ce n’est que bien plus tard, à partir de 1989, que la France changera de stratégie en décidant de lâcher cet allié encombrant et de soutenir (de manière officieuse) Idriss Déby Itno, entré en rébellion. Le pouvoir socialiste lui enverra des agents de la DGSE pour le conseiller. Et surtout, il demandera aux militaires français sur place de ne rien faire pour stopper son offensive sur N’Djamena, en novembre 1990.

La France n’a jamais eu à répondre de cette complicité. Cité dans le rapport de Human rights watch, Roland Dumas, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Mitterrand, a un jour déclaré : « A partir du moment où Hissène Habré est devenu un chef stratégique d’un pays qui était stratégique, on a eu tendance à le laisser faire. La position dans laquelle il se trouvait était tellement importante pour les Français mais aussi pour les Américains qu’on lui laissait la carte blanche, c’est-à-dire qu’on regarde pas ce qu’il fait dans son pays. A partir du moment où on lui dit « on te demande simplement de tenir le pays et tu fais ce que tu veux », comment voulez-vous qu’il n’en abuse pas ? »