Frédéric Paulin dissèque les mécanismes du chaos libanais

Après avoir disséqué les fractures irréparables du Liban dans Nul ennemi comme un frère, Frédéric Paulin revient avec Rares ceux qui échappèrent à la guerre, deuxième acte d’une trilogie impitoyable. Le chaos libanais se déploie davantage, emportant Dixneuf, Kellermann et les Nada dans un maelström où les destins individuels se heurtent aux enjeux internationaux. Entre manipulations secrètes exacernées par les services français omnipréents et trahisons familiales.

Frédéric Paulin, toujours aussi tranchant, poursuit son exploration d’un conflit où vérité et illusion se mêlent dangereusement. Une invitation à plonger plus profondément encore dans une tragédie libanaise que nous présentenotre chroniqueur Jean Jacques Bedu.

Frédéric Paulin, Rares ceux qui échappèrent à la guerre, Agullo, 27/02/2025, 396 pages, 23,50€

Rares ceux qui échappèrent à la guerre

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Rares ceux qui échappèrent à la guerre se révèle donc plus âpre encore, plus intensément funèbre que le premier opus. L’ouvrage n’est pas qu’une chronique des années de braise au Liban, mais bien une descente vertigineuse au cœur des failles humaines, une exploration implacable des mécanismes de la violence qui fracturent les âmes et les nations. La narration, inaugurée par la saisissante peinture d’un contexte politique et géopolitique en putréfaction, nous propulse sans ménagement au sein d’une tragédie où les figures vacillantes cherchent désespérément un point d’ancrage.

Le commandant français Dixneuf, le conseiller élyséen Philippe Kellermann,  le parlementaire français Édouard Nada : autant de silhouettes hantées par la désillusion, confrontées à des choix cornéliens où l’éthique même du renseignement et l’idée de la raison d’État sont mises à l’épreuve. Frédéric Paulin va au-delà du simple récit d’une guerre lointaine. Il ausculte avec une froideur clinique le prix humain de l’engagement politique et militaire, traçant les contours d’un univers moral où les certitudes se sont définitivement effondrées.

Trajectoires individuelles dans la tourmente

Grande roue du Luna Park et la route de la corniche de Beyrouth la nuit, Rue du General De Gaulle, Manara, Ras Beyrouth, Beyrouth, Liban

Le roman orchestre une polyphonie de voix brisées, incarnées par des personnages aux prises avec l’absurdité du conflit libanais. Le commandant Dixneuf, figure totémique de la DGSE, voit son intégrité professionnelle se heurter de plein fouet à l’incohérence et à la futilité des opérations sur le terrain. Son engagement initial se mue en désenchantement, en une conscience douloureuse de son impuissance à influer sur le cours des événements.

Philippe Kellermann, conseiller élyséen, figure intellectuelle raffinée, est lui aussi fracassé par la perte de son fils Romain, victime collatérale d’un attentat aveugle. Sa quête de rationalité se heurte à l’incompréhension face à une tragédie personnelle et collective qui défie toute tentative de sens. Moins monolithique qu’il n’y paraît de prime abord, Kellermann n’est point uniquement cette conscience analytique égarée dans les méandres de la géopolitique. La narration révèle un homme traversé par l’émotion, profondément affecté par le deuil et engagé dans une tentative désespérée de justifier a posteriori le sacrifice de son fils, trouvant un fragile réconfort dans l’idée, fallacieuse, que son action pourrait servir à démasquer les coupables et donner un sens à l’inacceptable.

Enfin, Édouard Nada, parlementaire français aux racines libanaises, navigue à vue dans les eaux troubles du conflit. Oscillant entre le cynisme de l’observateur impuissant et le désir confus de renouer avec son héritage, il incarne les déchirements d’une génération prise au piège de l’histoire, témoin désabusé d’une guerre fratricide qu’il ne parvient ni à comprendre ni à endiguer.

Dès l’incipit, le roman expose ces figures à leurs premières crises, esquissant en filigrane la tonalité funèbre du récit. L’attentat du Drakkar, déflagration inaugurale, projette une lumière crue sur l’abîme qui se creuse sous les pas des protagonistes. L’opération Frégate, tentative de riposte improvisée, se solde par un fiasco retentissant, révélant la confusion qui règne au sommet de l’État et l’impréparation abyssale des services secrets français. Ces moments de bascule incarnent d’emblée l’atmosphère étouffante du roman, préfigurant l’enlisement inéluctable des personnages dans un conflit qui les dépasse.

Une éthique en pointillé

Au cœur du roman de Frédéric Paulin, la question de l’éthique dans le renseignement affleure comme une blessure jamais cicatrisée. La DGSE, n’est pas l’instrument infaillible au service de la nation ; il se révèle être un organisme gangrené par les luttes intestines, paralysé par l’opacité et hanté par ses propres démons. Dixneuf, prisonnier de sa probité militaire, est constamment mis en échec par les compromissions et les manœuvres tortueuses qui régissent l’action clandestine. Son intransigeance se fracasse contre un réel qui se dérobe sans cesse, l’enfermant dans une quête vaine de sens et de justice. L’opération « Santé », vindicative tentative de riposte à l’attentat du Drakkar, se transforme en fiasco pathétique, incarnant avec cruauté l’aporie de l’action clandestine : une volonté de maîtrise qui se heurte inéluctablement au chaos et à l’imprévisible.

Parallèlement, le roman explore non sans une certaine finesse les mécanismes pervers de la raison d’État. Kellermann, conseiller à l’Élysée, figure ambivalente qui symbolise les déchirements de la conscience moderne, se débat avec la question obsédante de la justification morale de l’action politique. Pris dans les relais complexes du pouvoir, il est amené à mesurer l’écart vertigineux entre les idéaux affichés et la réalité sordide des compromissions et des manipulations. La raison d’État, derrière son apparente rationalité, apparaît ainsi comme un chant de sirène, un leurre pernicieux qui conduit les hommes à renoncer à leur humanité au nom d’une prétendue nécessité supérieure. Le roman laisse le lecteur face à un questionnement délicat : où situer la frontière entre l’engagement nécessaire et la compromission inacceptable ? L’œuvre, sans délivrer de verdict moralisateur, se garde de toute simplification, soulignant avec une justesse implacable les zones grises et les ambivalences qui émaillent les terrains minés de la politique et du renseignement.

Une esthétique du désenchantement

L’écriture de Frédéric Paulin, empreinte de sobriété et de pudeur, concourt à la force poignante du roman. L’auteur privilégie un style direct, incisif, dépouillé de tout ornement superflu, qui renforce la tension narrative et souligne l’âpreté des situations. La violence, omniprésente dans le récit, n’est jamais complaisamment exhibée, mais suggérée avec une efficacité redoutable par des ellipses brutales, des images fragmentées et des métaphores évocatrices. La figure de l’explosion, récurrente dans le roman, métaphorise à la fois la destruction des corps et la pulvérisation des illusions, tandis que l’esthétique de la fragmentation, qui se manifeste tant au niveau du style que de la narration, traduit avec acuité le morcellement des identités et la désintégration du tissu social libanais.

Le rythme narratif, alternant avec subtilité phrases concises et phrases plus amples, contribue à maintenir le lecteur en haleine, l’immergeant au cœur du maelström émotionnel des personnages. Le roman use avec parcimonie de figures de style élaborées, privilégiant la force de l’évocation et la justesse du trait à l’emphase lyrique. Cette esthétique du dépouillement ne refroidit pas le récit. Au contraire, elle en amplifie la puissance dramatique, soulignant l’étendue du désenchantement et l’ampleur du gâchis humain engendré par la guerre.

Un miroir tendu au présent 

Au-delà du contexte historique précis qu’il explore, Rares ceux qui échappèrent à la guerre porte en germe des interrogations universelles qui résonnent avec une force singulière dans notre époque. Le roman nous place face aux atermoiements de l’interventionnisme occidental, face aux limites de la raison politique et face aux dilemmes moraux insolubles qui hantent les conflits asymétriques de notre temps. Beyrouth, ville martyre devenue l’emblème de la guerre civile et du chaos proche-oriental, apparaît comme un terrible précurseur des déchirements contemporains, un miroir inquiétant de nos propres fragilités. La question lancinante de la responsabilité – responsabilité des individus face à l’histoire, responsabilité des institutions face aux défis du monde – traverse le roman de part en part, invitant le lecteur à un examen de conscience impérieux.

En refusant de céder à la tentation du manichéisme et du jugement hâtif, Frédéric Paulin nous offre une œuvre d’une troublante actualité, un roman nécessaire qui, loin de toute complaisance spectaculaire, sonde avec gravité les plaies ouvertes du monde et la difficulté croissante à construire un avenir commun.

Rares ceux qui échappèrent à la guerre, plus qu’un roman historique, est un chant de deuil et d’espoir en pointillé, une invitation urgente à repenser notre rapport à la violence et à la mémoire.
C’est avec une impatience mêlée d’appréhension que l’on attend de découvrir le troisième et dernier volet de ce triptyque romanesque, pressentant que Frédéric Paulin, au terme de son exploration vertigineuse des abîmes libanais, nous confrontera à une vérité plus brûlante encore, plus impitoyable sur le destin des hommes et la vanité des nations.

Frédéric Paulin raconte la violence et la fraternité du Liban