Des folles années de l’Islam de France au repli identitaire sous l’ombrelle des Frères Musulmans

Le premier recteur de la Mosquée, Kaddour Hadj Benghabrit, présidait à un Islam des lumières largement enterré depuis.
Durant l’entre-deux guerre, le fondateur de la Mosquée de Paris, Kaddour Hadj Benghabrit, intronisé en 1926, pouvait se déplacer au Caire pour assister au fameux Congrès de musique arabe, organisé par le monarque Fouad 1er. Un de ses frères dirigeait l’orchestre de Fès, qui représentait le Royaume Chérifien à cet évènement musical.
Folles années
Sur des photos de l’époque, on pouvait voir le Recteur de la mosquée de Paris aux côtés d’éminents musiciens et d’orientalistes, tels le Syrien Ali Derouiche, le Français Bernard Carra de Vaux, l’Irlandais Henri-Georges Farmer et l’Irakien Mohammed Al-Qubanchi… L’art, la musique comme la peinture et la poésie, n’étaient pas des univers étrangers au premier notable de l’islam de France, bâtisseur de la première grande mosquée européenne voulue, après la guerre de 1914-1918, par les maréchaux de France.
Les années 20 étaient celles où l’on pouvait assister indifféremment à Paris à une représentation théâtrale de Sacha Guitry ou à une pièce écrite par le Recteur de la mosquée. A chaque fois, le président de la République, Gaston Doumergue, un chef d’Etat anticolonialiste trop méconnu, assistait à la première.
Dans l’imaginaire de l’immigré musulman de cette belle époque, il existait une modernité, celle des comédies musicales égyptiennes, qui façonnaient son goût pour l’Orient. Il lui arrivait de donner à ses enfants les prénoms de ses idoles du cinéma nilotique, sans savoir que Leila Mourad était juive, fille de rabbin, et Naghib Rihani, assyrien, d’un père, membre de l’Eglise catholique chaldéenne d’Irak
Coup de force
Le premier coup de force contre l’islam des lumières eut lieu en 1957, en pleine Guerre d’Algérie. Un escadron de CRS pénètre un matin dans la Mosquée de Paris pour expulser la famille Benghabrit. Le recteur mélomane, décédé en 1954, avait laissé les lieux à son frère. Lequel, tout aussi indépendant que le fondateur de la Mosquée, avait refusé de se positionner sur la question algérienne. Ce qui avait mécontenté le gouvernement du socialiste Guy Mollet.
Hamza Boubakeur, le père du recteur actuel, qui avait fait allégeance à la France, est alors installé dans la mosquée avec l’appui de la force publique française. Toute la mémoire du fondateur des lieux fut effacée, même son action de Juste, pendant l’occupation allemande, où il avait caché des juifs.
Repli dans les mosquées
Dans les années 70, l’islam de France change de visage. Le centre de gravité des communautés immigrées se déplace vers les mosquées. Dans une circulaire qui surprend aujourd’hui, le gouvernement de Raymond Barre appelle à la création de lieux de culte dans les endroits à forte densité de population musulmane, « la vie culturelle étant traditionnellement indissoluble, pour les musulmans, du respect des prescriptions religieuses ». L’islam prend pied alors dans les usines et les cités de banlieue.
La révolution iranienne de 1979 change radicalement la donne. Un vent islamiste va souffler sur les mosquées qui ont essaimé. Inquiets de voir le chiisme prendre, sur le terrain politique, de l’ampleur, les pays du Golfe cherchent une parade de dimension internationale. A majorité sunnite, la population musulmane de France, la plus importante d’Europe, est arrosée de pétrodollars. Des étudiants et des lettrés de plus en plus nombreux rejoignent les mouvements islamiques.
L’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), proche des Frères Musulmans, s’impose comme l’interlocuteur des pouvoirs publics. Entre les islamistes et les orientalistes, c’est la guerre. Les premiers passent à l’offensive. Le 15 décembre 1980, le professeur indien Muhammad Hamidullah, formé par la fine fleur des savants français de l’islam, écrit au directeur de France-Culture, pour protester au sujet d’une émission consacrée au voile. Ce maître de recherche (honoraire) au CNRS affirme rapporter « …des doléances et des réactions de vos auditeurs musulmans… ». Versets du Coran à l’appui, il remet en cause les propos tenus sur la place du voile dans l’islam durant l’émission.  Muhammad Hamidullah qui avait fondé, dans les années 60, le Centre Islamique de Genève avec le père de Tariq Ramadan mettait en cause, sur la question du voile, les deux éminents savants qui avaient participé à l’émission de France-Culture. A savoir Jacques Berque, islamologue émérite dont la traduction du Coran, qu’il livrera à la toute fin de sa vie, fera date. Et Najm Oud-din Bammate, franco-afghan,  linguiste, écrivain et théologien d’un islam qu’il voulait inscrit dans la modernité de la Nahda (renaissance) au XIXème siècle.
Nostalgie, nostalgie
Les théologiens rigoristes venus du Golfe vont gagner la bataille de l’Islam de France. Najm Oud-d’In Bammate décèdera en 1985. Cet érudit, capable de disserter des heures sur les mosaïques d’Ispahan, sur l’activité de la tapisserie à Fès au Maroc et du genre musical Wasla d’Alep, n’aura pas véritablement de successeur.
En juin 1992, un des plus grands maîtres des sciences de l’islam, devenu un orientaliste mondialement reconnu, grâce aux mérites de l’école de la République, décède lui aussi dans l’indifférence. Charles Pellat est né, à l’est de l’Algérie, dans une famille ouvrière originaire du Dauphinois. C’est au Maroc que le futur professeur du Collège de France découvrira l’apprentissage de la langue arabe et du berbère. Il faut lire ses mémoires « L’arabisant », pour comprendre comment, en mai 1968, cet éminent spécialiste du Voltaire irakien El Gahiz, a été conspué par les étudiants-soixante-huitards en révolte. Triste fin….
Dans les années 90, la décennie noire en Algérie, l’avènement des chaines TV satellitaires des pays du Golfe, via les paraboles et de l’Internet américain, vont accentuer l’emprise de l’islam politique sur les communautés musulmanes en Europe. En France, seul Abdelwahab Meddeb perpétuait, dans les médias, la tradition française d’une érudition rafraichissante sur les cultures d’islam. Là encore, une confrontation télévisuelle entre lui et  Tariq Ramadan en 2008  finit à l’avantage de ce dernier. Elle tourne à l’avantage du Frère Musulman, dont la dialectique simplificatrice balaie les arabesques de l’intellectuel tunisien.
Des orientalistes à l’abandon
Les passeurs des lumières de l’islam de France sont abandonnés par les pouvoirs publics et ignorés par les musulmans du pays. Les spécialistes de l’islam politique deviennent alors la référence et occupent, durant les Printemps arabes, les « talk-shows » des chaînes de TV. Sur les écrans des ordinateurs, tablettes et autres smartphones, une autre histoire débute. A la requête « islam », le moteur de recherche le plus utilisé en France, apparaît dans les premiers résultats, le site web «islam-guide.com». Ce dernier a été développé, en 1998, à partir de Ryad en Arabie Saoudite, avec le wahhabisme comme référence.
Un de ses rédacteurs n’est autre qu’Ali Al-Tamimi, désigné comme théologien-biologiste-salafiste américain, mais qui fut emprisonné aux Etats-Unis à vie, en 2005, pour incitation au terrorisme.
Ce prosélytisme offensif, sans références culturelles, est un véritable tsunami. Comme si, on avait installé, rue des Écoles, dans le Vème arrondissement, près du Collège de France, et rue des Grands-Moulins dans le XIIIème, en face de l’Institut national des langues et civilisations orientales, une fultitude de librairies islamiques importées directement d’Arabie Saoudite.
Sur Internet aujourd’hui, nous sommes très loin des conférences de la mosquée de Paris, organisées par son fondateur Si Kaddour Ben Gabarit, qui, le 18 juin 1954, organisait une rencontre sur « la Primauté de la civilisation Arabe dans le domaine des sciences et la médecine ». Le conférencier, l’orientaliste Jacques Risler, va marquer les esprits par une éloquence qui fera date. A ses côtés, le recteur est déjà fragilisé par la maladie. Celui qu’on désignait par « le plus musulman des Parisiens » décédera deux semaines plus tard, le 30 juin 1954. Lui qui a assisté aux frémissements des mouvements nationalistes, ne verra pas s’accomplir la décolonisation. Et l’islam de France ne retrouvera jamais de guide éclairé.