Derrière le faste et le protocole qui entourent la visite d’Etat entamée mardi par le président malien Ibrahim Boubakar Keita (IBK), il y a quelques dossiers qui fâchent : la « zone grise de Kidal », l’affaire Michel Tomi et la gestion des flux migratoires. Enquête
C’est avec tout le faste et le protocole prévus par la visite d’Etat, la seule effectuée en 2015 par un président africain, que le Malien IBK a été accueilli à l’aéroport d’Orly puis accompagné, toutes sirènes hurlantes, à l’hôtel Meurice, en plein cœur de Paris, où il a pris ses quartiers pour trois jours. Dîner d’Etat ce mercredi soir, remise de la médaille de Grand Croix de la Légion d’honneur, dépôt jeudi d’une gerbe de fleur près de Verdun à la mémoire du grand-père de IBK « mort pour la France » pendant la seconde guerre mondiale, conférence à la Sorbonne : rien n’a finalement été négligé pour célébrer l’amitié retrouvée entre la France et le Mali. Mais aussi pour magnifier les retrouvailles entre Hollande et IBK. Les deux hommes se connaissent depuis le congrès du Parti socialiste (français) de Brest en 1997. A cette époque, l’actuel président malien était membre influent de l’Alliance pour la démocratie au Mali (ADEMA) et Premier ministre de Alpha Oumar Konaré. Et Hollande, Premier secrétaire du PS qui venait d’être confirmé à son poste. Les deux personnalités sont restées proches depuis cette rencontre brestoise, même si l’intensité de la relation a varié suivant les aléas de la politique au Mali et en France. Le 19 septembre 2013, lorsque Hollande participe à Bamako à l’investiture du nouveau président malien, il vient honorer son homologue malien. Il vient également témoigner de sa proximité avec un homologue africain, de surcroît un camarade de l’Internationale socialiste (IS). Avec le Nigérien Mahamadou Issoufou et le Guinéen Alpha Condé, IBK est « à tu et à toi » avec le président Hollande qu’il appelle d’ailleurs par son prénom. Pourtant, l’exercice du pouvoir a amené les deux présidents issus de l’IS à diverger voire à s’opposer sur certains dossiers.
Vif échange avec Jean-Yves Le Drian
Il y a d’abord la question de la situation actuelle au nord Mali. Après avoir libéré des groupes djihadistes toutes les grandes villes du nord (Gao, Tombouctou, Ménaka…), puis encouragé les Formes armées maliennes (FAM) à les occuper, les forces françaises de l’Opération Serval avaient « sanctuarisé » Kidal, permettant au Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), totalement défait par leurs ex-alliés islamistes, de revenir dans le jeu militaire. A Bamako, la pilule a eu du mal à passer. Ce dossier avait, on s’en souvient, entrainé une passe d’arme entre le ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian et le président IBK dans les colonnes de l’hebdomadaire Jeune Afrique. « Je trouve qu’il n’avance pas assez vite, avait déclaré en avril 2014 M. Le Drian. Le processus de réconciliation est impérieusement nécessaire pour garantir l’intégrité du Mali, la paix et le développement. Je l’ai dit à IBK, à Bamako, en janvier ».
Piqué au vif, le président malien avait répondu dans les colonnes du même magazine le mois suivant : « J’ai beaucoup de respect pour Jean-Yves Le Drian autant qu’il en a pour moi. Il ne vient pas à l’idée de mon ami Jean-Yves de me parler sur un ton comminatoire. L’image, a-t-il ajouté, d’un IBK attentiste, jouant le pourrissement et agitant la carte nationaliste ne correspond en rien à la réalité ».
La situation a certes évolué depuis cette empoignade verbale entre le président malien et le ministre français de la défense. Entre temps, un accord de paix a été signé en février dernier à Alger entre l’Etat malien et des groupes armés puis complété le 20 juin par l’adhésion de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA) qui inclut notamment le MNLA et le Haut conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA). En dépit de ces avancées, Kidal reste une « zone grise » où l’administration et l’armée maliennes n’ont toujours pas de présence effective. Signe de cette spécificité par rapport au reste du territoire national, la rentrée scolaire prévue le 19 octobre n’a pas eu lieu à Kidal. Dans l’euphorie de la visite d’Etat, Hollande et IBK devraient esquisser des pistes de solution pour Kidal.
L’affaire Michel Tomi
Il n’est pas sûr que l’affaire Tomi, du nom de l’homme d’affaires corse Michel Tomi, soit directement abordée dans les discussions entre IBK et son hôte, au nom de la séparation des pouvoirs. Toutefois, l’ombre de ce dossier judiciaire planera incontestablement sur le séjour du chef de l’Etat malien en France. Les juges en charge de l’enquête ont, rappelle-t-on, mis en examen Tomi pour « corruption d’agent public étranger ». En clair, ils cherchent à savoir si l’homme d’affaires, qui a fait fortune dans les jeux et le transport aérien au Mali et dans d’autres pays africains, n’a pas accordé ses largesses au président Malien en échange des passe-droits. Les juges enquêtent également sur le rôle joué par Tomi dans l’acquisition du nouvel avion du président malien. Autant on admet à Bamako l’’indépendance de la justice, autant on soupçonne l’Exécutif français d’avoir « fuité » les développements de l’enquête dans la presse pour faire pression sur IBK. C’est en tout cas ce qu’à laissé entendre un proche du président malien après les révélations publiées en mars 2014 par le Journal Le Monde précisant que IBK était personnellement visé par la justice française. La publication en mai dernier de la retranscription des écoutes judiciaires entre IBK et Tomi sur le site d’information Médiapart a suscité un très vif agacement à Bamako. Selon le journaliste Christophe Boisbouvier, auteur du livre Hollande, l’Africain, paru chez La Découverte, l’affaire Tomi a créé une gêne entre IBK et Hollande.
« (…) Le 5 juin 2005, le Parti socialiste français se réunit en congrès à Poitiers. Comme à chaque grand rendez-vous du PS, plusieurs ténors africains sont là. Mais aucun camarade du Rassemblement pour le Mali (RPM)- le parti de IBK- n’est visible » rapporte Boisbouvier avant de donner la parole à un délégué ouest-africain qui assène : « l’histoire d’IBK, c’est gênant pour nous, car c’est contraire à nos valeurs ».
Autre point de contentieux entre la France et le Mali, la question migratoire. Au plus fort de sa politique de chiffre en matière de reconduites à la frontière, Nicolas Sarkozy a exercé de très fortes pressions sur le gouvernement du président Amadou Toumani Touré (ATT) pour obtenir la signature du fameux « accord de gestion concertée des flux migratoires ». Le ministre de l’Immigration et de l’identité nationale Eric Besson puis son successeur Brice Hortefeux se sont alors rendus à Bamako plusieurs fois en vain dans l’espoir de décrocher la signature du gouvernement malien. Depuis l’arrivée de Hollande et l’abandon de la politique du chiffre, ce dossier n’est plus prioritaire dans les discussions franco-maliennes. Pour le Mali, l’émigration vers la France reste cependant un enjeu politique et économique. Selon une étude de la Banque africaine de développement (BAD), la diaspora malienne en France transfère chaque année au moins 50 millions d’euros, soit beaucoup plus que l’aide publique au développement (APD) accordée par Paris. Les immigrés maliens sont même les premiers « investisseurs » dans la région de Kayes, dans le sud malien. Preuve de l’importance de cette diaspora, le président IBK a prévu de rencontrer samedi ses compatriotes.
Tout porte à croire que même dans l’hypothèse où ils se résignent à aborder les dossiers qui fâchent, les deux camarades de l’IS trouveront les mots justes pour éviter qu’ils ne viennent gâcher les retrouvailles.