Alors que le Niger et les puissances occidentales ont les yeux rivés sur la zone nord du pays voisine du sud-libyen, la situation sécuritaire est également fragilisée sur le front sud du fait de la présence accrue du groupe islamiste Boko Haram. Ces derniers mois, la recrudescence des violences au Nigéria et la répression féroce de l’armée ont entrainé des déplacements massifs de populations vers le Niger. Au risque de consolider les appuis du mouvement sur le territoire de ce pays perçu comme l’allié des occidentaux au Sahel, et de renforcer sa capacité à y mener des attaques
Le 18 février dernier, les autorités nigériennes ont annoncé avoir arrêté sur leur territoire une vingtaine de militants de Boko Haram soupçonnés de préparer des attaques contre la ville de Diffa, frontalière de l’Etat de Borno, fief historique de la « secte » islamiste au Nigéria. Lors d’une visite à ses troupes au Mali, le chef de l’armée nigérienne, le général Seyni Garba, a déclaré que les islamistes prévoyaient d’attaquer des marchés et d’autres lieux de rassemblement pour venger la politique de fermeté appliquée par Niamey contre les extrémistes dans la région.
Base de repli et terre d’attaque
Ces dernières années, le Niger s’est en effet forgé une image d’allié de la France et des Etats-Unis dans la campagne contre les groupes jihadistes dans la région saharo-sahélienne. Le pays s’est notamment converti en base arrière pour l’envoi de drones de surveillance français et américains dans la région et a déployé un contingent de 650 soldats pour appuyer les troupes françaises au Mali. A la suite de ces arrestations qui permettent avant tout aux responsables nigériens de donner des gages à leurs partenaires occidentaux, plusieurs sources ont indiqué qu’un camp d’entrainement de Boko Haram aurait été découvert dans la même région. Les militants islamistes y auraient reçu des formations à la manipulation d’armes de longue portée anti-chars et anti-aériens.
Jusqu’à présent, le Niger apparaissait d’abord comme un territoire de repli possible pour certains militants de Boko Haram et de sa branche dissidente Ansaru. Mais les motifs invoqués par le général Seyni Garba pour expliquer la présence des insurgés dernièrement arrêtés laissent penser que le Niger, même s’il reste encore éloigné des visées stratégiques de Boko Haram, n’est pas à l’abri de subir des attaques de ces mouvements sur son territoire. Dans ce contexte, la proximité géographique des régions nigériennes de Maradi, Zinder et Diffa avec le nord-est du Nigéria, et les liens historiques étroits entre les populations situées de part et d’autre de la frontière en font des portes d’entrée privilégiées vers le Niger. Par ailleurs, la poussée du wahabbisme dans le pays, les récentes évolutions de Boko Haram et de la faction Ansaru qui embrasse de plus en plus une rhétorique radicale tournée vers le jihad international représentent une menace pour cet Etat de plus en plus étiqueté « pro-occidental ».
Tournant radical
Apparu au début des années 2000 au nord-est du Nigéria, la « Jama’atu Ahlul Sunnah Lidda’awati Wal Jihad », connue sous le nom de Boko Haram – souvent traduit de la langue haoussa parlée au nord-est nigérian en « l’éducation/la civilisation occidentale est un pêché » — tire en grande partie son héritage idéologique des mouvements islamistes nigérians des années 1970 et 1980 conduits par la chef religieux camerounais Mohamed Marwa. Fortement opposés à toute forme de sécularisation de l’Etat, aux pratiques corrompues des élites politiques et à l’establishment religieux modéré nigérian, ces mouvements ont lancé des actions violentes contre le gouvernement avant d’être dispersés par les forces de l’ordre. Après une série de recompositions plusieurs fois contrariées, le mouvement Boko Haram émerge sous l’égide de Mohamed Yusuf, charismatique chef spirituel formé à la théologie à Médine en Arabie Saoudite. Le leader accélère le recrutement des militants avec l’installation d’une mosquée et d’une école en 2003 dans la capitale de l’Etat de Borno, Maiduguri. Elles attirent en grande partie des jeunes désoeuvrés des quartiers pauvres, des fonctionnaires paupérisés et des étudiants déclassés des campus (1). Miné par la corruption et la pauvreté, le nord-est du Nigéria est par ailleurs peuplé en grande partie de musulmans contrairement au sud majoritairement chrétien.
Sur le plan idéologique, le mouvement prône le respect d’un islam rigoriste et l’instauration d’un Etat islamique dans le nord du pays. Depuis sa création, il privilégie les attaques contre des cibles nigérianes telles que les forces de police, les militaires pointés du doigt pour la brutalité de leur répression, les dirigeants politiques nigérians perçus comme incapables et corrompus, et les imams accusés de ne pas prêcher une version suffisamment stricte de la religion. 2009 marque cependant un tournant idéologique et tactique pour le mouvement. Cette année là, l’armée nigériane engage une répression sans précédent dans le nord du pays faisant 800 morts parmi lesquels le leader Mohamed Yusuf. Traqués, les membres de Boko Haram fuient la région. Ce n’est qu’en 2010 que le mouvement se recompose, chapeautée par Abubakar Shekau, bras droit de l’ancien chef spirituel.
Sous sa direction, les attaques violentes se multiplient et de nouveaux modes opératoires font leur apparition marquant une tendance à l’internationalisation du mouvement. Les activistes emploient de plus en plus d’explosifs et d’armes de gros calibre. Les opérations deviennent plus spectaculaires et visent pour la première fois un symbole occidental en 2011 lors de l’attentant suicide contre le siège de l’ONU à Abuja. Une véritable démonstration de force, dans la droite ligne des actions d’Aqmi, que de nombreux experts interprètent comme un indice de l’existence de liens avec d’autres mouvements jihadistes de la région. Selon des sources sécuritaires nigérianes, plusieurs militants de Boko Haram auraient en effet acquis leur expertise au cours de formations dans des camps d’Aqmi au Sahel et notamment au Mali. En juin 2012, le président nigérien Mahamdou Issoufou avait ainsi déclaré avoir les preuves que des membres de Boko Haram géraient des camps d’entrainement à Gao. Enfin, Abubakar Shakau a de plus en plus recours à des messages vidéo de menaces dans lesquels il emploie fréquemment l’arabe. Leur mise en ligne sur des forums jihadistes est également un bon indice de cette tendance à l’internationalisation des objectifs et de la portée du mouvement.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces évolutions. D’abord les méthodes répressives extrêmement brutales de l’armée nigériane ont contribué à faire de nouveaux adeptes parmi la population et ont certainement favorisé la radicalisation du mouvement. Ensuite, l’émergence de clivages internes au sein de l’organisation a accéléré la montée des violences. Après la mort de Yusuf, deux branches se distinguent clairement. L’une, dirigée par Shekau, prônant un ancrage et des revendications locales concentrées en grande partie contre les autorités nigérianes et particulièrement le président chrétien Goodluck Jonhathan originaire de la région pétrolière du sud du pays ; l’autre plus internationaliste et radicale dirigée par le chef religieux Mamman Nur. Lors de la répression de 2009, le premier s’était réfugié au Niger tandis que l’autre aurait rejoint la Somalie avec ses partisans où ils auraient bénéficié d’entrainements militaires avec les shebabs. La montée en puissance de cette branche radicale et le débat interne qui en a résulté au sein de Boko Haram a certainement influencé la réorientation des méthodes du mouvement. Mais elle a surtout donné naissance en 2012 à la mouvance dissidente Ansaru, un groupe radical tourné vers le jihad international, lié à Aqmi et qui reproche à Boko Haram de s’attaquer à des musulmans (2).
« Le sud-est du Niger vit à l’heure du Nigéria »
Au regard de ces dernières évolutions, les autorités nigériennes craignent que leur positionnement en tant qu’alliés des occidentaux au Sahel ne les expose aujourd’hui à des risques de représailles sur leur territoire. D’autant que les liens géographiques et culturels entre le sud-est du Niger et le nord-est du Nigéria facilitent le va-et-vient des populations depuis des décennies. Cette zone est notamment composée en majorité de Kanouri, ethnie dominante parmi les adeptes de Boko Haram, et qui se trouve de part et d’autre de la frontière. « Les populations parlent la même langue, le haoussa, et ont souvent de la famille dans les deux pays. Côté nigérien, les zones de Maradi, Zinder et Diffa voisines de Nigéria se caractérisent par un fort conservatisme de valeurs. Ces espaces ont été particulièrement exposés à l’influence de l’islam radical prôné par Boko Haram » explique Moulaye Hassan, chercheur en études arabes et islamiques. « Il est très facile de passer d’un pays à l’autre. C’est comme si le sud-est du Niger vivait à l’heure du Nigéria. » Dans la ville de Diffa, le « naira » nigérian est même la première monnaie utilisée pour les échanges commerciaux.
L’arrivée massive de déplacés nigérians fuyant l’offensive de l’armée augmente par ailleurs les risques d’infiltrations au Niger. Depuis mai 2013, des dizaines de milliers de nigérians ont ainsi rejoint la région de Diffa – cible supposée des islamistes récemment arrêtés — suite à des affrontements dans l’Etat de Yobe et à Maiduguri. « Il règne aujourd’hui une véritable atmosphère de psychose à Diffa », pointe M. Hassan. Pour enrayer les risques de pénétration jihadiste, les autorités s’opposent à la mise en place de camps de réfugiés et ont mis en place des mesures pour le moment peu efficaces. « Toute personne de nationalité nigériane qui entre au Niger peut circuler librement. Mais au delà de trois mois dans le pays, elle doit se soumettre à une chaine de contrôle. Elle est d’abord envoyée devant le chef de quartier, puis le chef de canton et à la gendarmerie. L’idée est de faire participer la population au contrôle. Mais personne ne va dénoncer son cousin ! Ces dispositions sont en porte à faux avec les traditions culturelles ». Par ailleurs, le chercheur souligne que ces déplacements de populations peu contrôlables s’accompagnent d’une tendance de fond à l’émergence d’un islamisme rigoriste, dit « réformiste » au Niger depuis le début des années 1990.
Fondamentalisme
La montée de cet islam plus radical, se manifeste notamment par l’apparition de nouvelles pratiques encore inexistantes il y a dix ans. M. Hassan explique qu’une à deux fois par an, un grand rassemblement réunit au Niger de nombreuses ONGs et associations islamiques ainsi que des adeptes du courant réformiste venus de toute l’Afrique de l’Ouest à l’occasion d’un grand prêche appelé « wa’zin kasa », organisé sur trois ou quatre jours. L’occasion pour ces mouvements de faire de nouveaux adhérents, de permettre l’échange d’informations entre leaders vivant dans des zones souvent éloignés et de récolter des fonds. Lors du dernier prêche tenu en 2013 à Niamey, les leaders des associations participantes ont annoncé la prochaine construction d’un « Markaz » dans la capitale. Ces grands complexes qui se multiplient depuis quelques années au Niger, réunissent en général une mosquée, des écoles coraniques, parfois un orphelinat et de petites boutiques de proximité vendant des produits de première nécessité. Les bénéfices des ventes servent à financer l’eau et l’électricité. Ces structures comprennent également des « chambres de passage » destinées à recevoir des missionnaires ou prêcheurs venus Nigéria, d’Afghanistan, du Pakistan ou du Soudan qui évitent ainsi de séjourner à l’hôtel.
Financés en grande partie par les pays du Golfe à travers d’autres ONGs islamiques, les mouvements réformistes nigériens ont cependant du brouiller davantage les pistes et diversifier leurs sources d’entrée d’argent au fil du temps. Après les attaques 11 septembre 2001, le renforcement des dispositifs de contrôle des transactions financières et des transferts de fonds internationaux ont en effet favorisé la mise en place de circuits complexes de financements locaux par les réseaux islamistes. « Les mouvements réformistes bénéficient d’appuis financiers considérables et de provenance diverses. Il s’agit entre autres de fortunés adhérents au courant qui captent des fonds à travers des circuits complexes hors banque, notamment par la vente de produits simples. » explique M. Hassan. Des commerçants majoritairement concentrés sur les côtes du Golfe de Guinée reçoivent des produits de première nécessité tels que des pâtes alimentaires, des cubes Maggi, de l’huile de moteur ou de l’huile de cuisine achetés en zone franche. Ces produits sont ensuite distribués aux adeptes nigériens qui les commercialisent à bas prix et s’enrichissent par cette voie. Au Niger, les pâtes « Spiga », produit clé de ce type de commerce, vendues 300 francs CFA le paquet, ont ainsi fait disparaître de la plupart des étales du pays la marque Panzanni tarifée presque trois fois plus cher. Un circuit financier qui permet également, le cas échéant, de blanchir l’argent sale. Boko Haram, qui bénéficierait de l’apport de nombreux financements saoudiens à travers ses liens avec Aqmi aurait aujourd’hui de plus en plus recours à ce même type de circuits pour récolter des fonds. A terme conclut M. Hassan, les associations islamiques joueront un rôle certain dans le paysage politique nigérien ».
Ces évolutions complexes qui travaillent la société nigérienne ne sont pas détachées des préoccupations sécuritaires actuelles des autorités nationales. A défaut de mener des attaques au Niger, les militants de Boko Haram ou de Ansaru pourraient bénéficier à terme d’une plus grande écoute parmi les populations du pays largement délaissées par l’Etat. Une source proche du ministère de l’intérieur résume : « Ici, il faut savoir regarder au sud pour ne pas perde le nord, et inversement ».
(1) « Aux origines de la secte Boko Haram », Alain Vicky, Le Monde diplomatique, avril 2012.
(2) Le mouvement a notamment revendiqué l’enlèvement de l’ingénieur français Francis Collomp en 2012.